Les limites du consensus

Après deux années d’exercice, le président Amadou Toumani Touré bénéficie toujours du soutien des principaux partis. Mais cet unanimisme ne risque-t-il pas de nuire au débat démocratique ?

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Le Mali est sans doute le seul pays au monde où aucun homme ou parti politique n’ose se réclamer de l’opposition. Régime dictatorial ? Monarchie absolue ? Rien de tout cela. Amadou Toumani Touré, président de la République élu en 2002 à l’issue du second tour d’un scrutin dont nul ne conteste la transparence et la régularité, n’est pas homme à brider la liberté d’expression. À la veille de la célébration du deuxième anniversaire de son accession à « Koulouba », du nom de la colline où fut bâti le palais présidentiel, sur les hauteurs de la capitale, aucun détenu de la maison d’arrêt de Bamako ne peut affirmer qu’il y séjourne pour délit d’opinion. Pas de censure ni de journaliste en prison. Le consensus autour d’ATT est-il si large qu’il empêche une partie de la classe politique d’envisager d’inscrire son action dans une opposition institutionnelle ? « Il faut poser la question au parti qui a soutenu le rival du président Amadou Toumani Touré en 2002, répond Choguel Maïga, ministre de l’Industrie. C’est cette formation, représentée au Parlement et dans les conseils régionaux et municipaux, qui a rejoint la mouvance présidentielle au lendemain de la défaite de son candidat. » Choguel Maïga évoque sans la citer l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adema), qui avait investi Soumaïla Cissé comme candidat à la présidentielle, lequel avait contraint ATT à un second tour. Ousmane Sy, ancien ministre et cadre de l’Adema, explique ce ralliement par les dissensions internes vécues par son parti lors de la campagne : « Cette épreuve a traumatisé notre formation politique. Dans cette situation de faiblesse, il était difficile de revendiquer le statut d’opposant. »
L’unanimisme qui prévaut au Mali pourrait-il constituer une menace pour la démocratie ? Autrement dit, ATT pourrait-il être tenté par le pouvoir absolu ? Rien n’est moins sûr. S’étant présenté en candidat indépendant soutenu par une large frange de la classe politique, il refuse de se doter d’un parti pour fédérer les multiples soutiens dont il bénéficie au sein de la société civile. Ce qui laisse le champ libre aux partis traditionnels pour exprimer leurs divergences. « Aujourd’hui, les séquelles s’estompent à l’Adema, et notre courant devrait redevenir rapidement la première force politique de ce pays », prévoit Ousmane Sy.
Mais cette évolution tarde à venir. Le succès électoral d’ATT, l’état de grâce dont il a bénéficié et surtout sa manière de gouverner – à la tête d’une large coalition – a endormi les principaux responsables politiques et assuré la stabilité sociale.
Une situation acceptée par l’opinion malienne, fatiguée des conflits à répétition qui rythmèrent la fin des années 1990.
« À l’époque, il y avait une opposition. Elle parvenait à mobiliser ses partisans qui descendaient dans la rue, affirme Choguel Maïga, emprisonné temporairement avec d’autres responsables en 1998 pour avoir organisé des manifestations contre le pouvoir en place. Les gens apprécient le calme politique qui règne aujourd’hui. Ils ne se demandent pas pourquoi il n’y a plus d’opposition, mais plutôt combien de temps cela va durer et si c’est favorable au développement économique. » Le fait qu’aucune formation politique ne puisse se réclamer exclusivement d’ATT contribue à mettre toute la classe politique sur un pied d’égalité. Cela lui permet également d’imposer sa méthode de travail : écouter tous ceux qui ont une opinion sur un dossier, puis arbitrer. Les exemples sont légion. Avant de choisir son nouveau Premier ministre, il a consulté, outre les responsables politiques, son prédécesseur, Alpha Oumar Konaré, aujourd’hui président de la Commission de l’Union africaine, à Addis-Abeba, ou encore son rival malheureux en 2002, Soumaïla Cissé, président de la Commission de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), à Ouagadougou. Les dossiers les plus sensibles requièrent le maximum d’écoute, et ATT n’est pas chiche de son temps. La présence remarquée des soldats américains venus former les militaires maliens dans le cadre de l’opération Pan-Sahel dérangent la population de Gao ? ATT reçoit une délégation de notables et explique que « les Américains sont là pour nous aider ».
La méthode ATT n’est pas de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Il donne des orientations, laisse libre cours à ses collaborateurs et évalue périodiquement la qualité de leur travail avant d’intervenir. Exemple : le dossier des salafistes algériens dans le grand nord du Mali depuis août 2003 a d’abord été confié aux ministères de l’Intérieur et de la Sécurité. Mais quand l’affaire a pris de l’ampleur, il a décidé de charger la Sécurité d’État (SE), service dépendant de la présidence, de suivre cette question. Pour ce faire, il a attendu l’opportunité du changement de gouvernement pour éviter l’humiliation aux personnes concernées. ATT cherche en permanence à obtenir un consensus. Cela renvoie à l’autorité du chef de village qui ne rend publique sa décision qu’après avoir écouté tout le monde. Ce modèle est-il applicable à l’échelle d’un État ? Oui disent les uns, dangereux affirment les autres.
Les partisans de la méthode ATT sont convaincus de la nécessité historique d’une telle étape pour consolider la démocratie malienne, offrir une opportunité à la classe politique de renforcer sa base militante par le travail de terrain. Ses détracteurs, qui se réfugient prudemment dans l’anonymat, estiment qu’un tel système vide les partis politiques de leur sève et les transforme en simple ascenseur social pour arracher des postes et fonctions prestigieuses. « La notion d’homme providentiel peut anesthésier durablement la classe politique qui ne joue plus son rôle de porte-voix des conflits sociaux, et il n’y a pas de démocratie sans partis », affirme l’un d’eux. Une crainte quelque peu exagérée : rien n’interdit aux personnalités et responsables politiques d’avoir une action militante, de présenter des projets de société et de chercher à s’imposer comme une alternative à ATT en 2007.
Popularité intacte après deux années d’exercice ou état de grâce, ATT n’en est pas moins conscient des attentes de ses concitoyens et de l’espoir qu’il a fait naître chez eux. Les ressources du Mali n’étant pas extensibles, il lui reste à rentabiliser et à mieux utiliser celles qui existent. Son chantier économique le plus urgent ? Ce ne sont ni les infrastructures routières ni le déficit énergétique, mais la lutte contre la corruption, un mal qui ronge l’économie. Il avait promis dans son programme électoral de doter la République d’un « vérificateur général ». C’est chose faite depuis le 10 mai, date de la prestation de serment de Sidi Sosso Diarra, comptable et frère de Cheick Modibo Diarra, l’ancien chef de projet de la Nasa de retour au pays. Quelques avocats s’en inquiètent : « Il aura des pouvoirs judiciaires exorbitants, analyse Me Cherif Haidara, il jouit du pouvoir d’autosaisine et peut enquêter sur n’importe quel dossier. Toutefois, la réputation d’intégrité de l’homme est sans équivoque. Cela rassure. »

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