« Les accords restent pourtant le ciment de l’avenir du pays »

Proche du président Chirac, Pierre Mazeaud a présidé les négociations interivoiriennes en France. Dix-huit mois plus tard, il en fait le bilan.

Publié le 2 juin 2004 Lecture : 7 minutes.

Président du Conseil constitutionnel depuis le 27 février dernier, Pierre Mazeaud a dirigé, du 15 au 24 janvier 2003, à Marcoussis, la table ronde réunissant des représentants des principaux partis politiques et des « Forces nouvelles » ivoiriens. Âgé de 74 ans, Mazeaud est un pilier de la « Chiraquie ». Ancien député de Haute-Savoie, il a été un président craint et respecté de la commission des lois à l’Assemblée nationale. Ce
gaulliste avoué, ancien ministre, a collaboré à l’élaboration ou à la modification de bon nombre de Constitutions dans plusieurs pays africains. Dix-huit mois après la signature, le 24 janvier 2003, des accords de Marcoussis prévoyant des réformes en profondeur et un gouvernement de « réconciliation nationale » ouvert à tous les partis, ce juriste passionné d’alpinisme il est le premier Français à avoir conquis l’Everest revient sur l’événement.

Jeune Afrique/l’intelligent : Comment avez-vous vécu la signature des accords de Marcoussis le 24 janvier 2003 ?
Pierre Mazeaud : J’étais très heureux de voir que des gens qui étaient opposés au début de la table ronde s’étaient finalement mis d’accord. Ils étaient d’ailleurs très émus
lorsque nous avons signé le texte final. J’ai pu remarquer, et c’est un élément qui m’a facilité la tâche, qu’ils aimaient tous leur pays, malgré leurs divergences politiques. Il y avait donc un ciment d’unité qu’il m’appartenait de conforter. J’étais d’autant plus heureux que nous avions eu le temps de régler les problèmes électoraux, institutionnels
et de nationalité.
J.A.I. : Qui vous a le plus marqué pendant ces négociations ?
P.M. : Je citerai en tout premier lieu mon ami Seydou Diarra, un homme d’une grande sérénité. Il n’était d’ailleurs pas là en tant que représentant d’une formation politique, mais un peu comme un sage qui apportait ses réflexions pour qu’on aboutisse. Je l’ai encore très souvent au téléphone, je le vois lorsqu’il est de passage à Paris et il me tient au courant de l’évolution en Côte d’Ivoire. J’aimais bien Guillaume Soro qui, au début, était plutôt difficile, dans la mesure où il était à la tête des Forces nouvelles s’opposant au pouvoir en place. Mais nous avons fraternisé, et il a compris beaucoup de choses. En plus, il représente une génération nouvelle qui n’a pas connu
l’ère d’Houphouët, le grand sage, contrairement à Bédié ou à Ouattara. C’est la raison pour laquelle j’avais opté pour le nom Forces nouvelles, préférable au mot « rebelles » utilisé par certains. J’éprouve du respect pour Bédié qui était un peu plus distant,
peut-être parce que c’est un ancien chef d’État. Il nous a amenés, même au cours de discussions, à modifier, avec raison, certaines de mes propositions. Je m’entends également très bien avec Ouattara. Il était traumatisé, bien sûr, d’avoir été écarté des suffrages universels pour des problèmes de nationalité que nous avons réglés à Marcoussis. Aujourd’hui, il a son propre parti politique qui est un parti qui compte.
J.A.I. : Un an et demi après Marcoussis, force est de constater un retard énorme dans les applications. À votre avis, qu’est-ce qui n’a pas marché depuis la signature du document en janvier 2003 ?
P.M. : Il s’agit pour moi d’un très grand regret. Ce retard est à imputer aux différends
qui sont nés d’un côté comme de l’autre, compte tenu de la personnalité de certains responsables politiques, et, je dois le dire, du président Gbagbo qui a laissé entendre que les accords de Marcoussis n’étaient pas son objectif premier. Diarra essaie de gérer au mieux, mais il n’a pas tous les pouvoirs pour le faire, alors que nous avions prévu une délégation de pouvoir au Premier ministre Diarra, par voie de décret. Or cette délégation ne s’est pas faite suffisamment vite, et de grands textes sur la nationalité
et dans d’autres domaines n’ont pas été soumis à l’Assemblée nationale. Je le déplore d’autant plus sincèrement que je pensais qu’on pouvait redresser la Côte d’Ivoire. Je crains d’ailleurs une reprise des « événements » dans ce pays au vu des drames récents qui se sont déroulés à Abidjan. Je m’inquiète aussi pour certains pays de l’Ouest africain qui ont vécu des moments difficiles comme le Liberia, la Sierra Leone, le Burkina Faso et jusqu’au Togo, car plus on tarde à rendre les accords de Marcoussis applicables, plus on risque une reprise très grave des « événements » en Côte d’Ivoire et une dégénérescence dans les pays alentour.
J.A.I. : Pensez-vous que l’élection présidentielle d’octobre 2005 aura tout de même lieu ?
P.M. : J’aurais du mal à répondre à cette question puisque je ne suis pas en Côte d’Ivoire. Je souhaite que les dates, qui sont des dates institutionnelles, soient respectées. Cela étant, s’il y a de nouveau des événements graves, il est bien certain qu’on n’arrivera pas à faire voter les dispositions électorales qui permettraient de retenir les dates qui avaient été prévues. En outre, lancer une campagne électorale pour
être fidèle à la date retenue exige toute une préparation, c’est-à-dire les bureaux de vote, etc. Mais ils en sont bien loin, hélas ! Je ne suis donc pas sûr que la Côte d’Ivoire, en l’état actuel des choses et des événements, puisse préparer les élections.
J.A.I. : Que pensez-vous du rapport de l’ONU établissant les responsabilités « des plus hautes autorités de l’État » dans la répression sanglante des journées des 25 et 26 mars ?
P.M. : Il est certain qu’il y a un véritable problème. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé à Abidjan, mais pour répondre à votre question, je vais me servir de ce qu’a dit Jacques Chirac au président Gbagbo, à la suite notamment de la mort du journaliste
Jean Hélène. En d’autres termes, il faut que le président en place mette de l’ordre là-dedans, car c’est quand même lui qui est le chef de l’État institutionnellement parlant,
et c’est à lui d’éviter qu’il y ait des débordements d’un côté comme de l’autre, et plus particulièrement de son propre côté.
J.A.I. : Le militantisme dont font preuve l’entourage du président Gbagbo, ainsi que celui de son épouse, ne pose-t-il pas problème ?
P.M. : Je ne les connais ni l’un ni l’autre. J’ai rencontré Gbagbo au lendemain de Marcoussis à Kléber, puisque les accords de Marcoussis ont été en quelque sorte sanctifiés par la communauté internationale. Je l’ai vu à peine une minute, car il est reparti tout de suite sans assister au déjeuner de l’Élysée. J’entends beaucoup parler de son entourage et de son épouse, mais j’ai une obligation de réserve, ce qui fait que je ne me prononcerai pas.
J.A.I. : Que faudrait-il faire pour que les escadrons de la mort et autres milices parallèles cessent leur besogne ?
P.M. : S’agissant des débordements, qu’ils soient le fait de ceux qu’on nomme les « patriotes », derrière cet étudiant qui se fait appeler « général de la jeunesse » [il s’agit de Charles Blé Goudé, NDLR] ou d’autres, ce qui s’est passé est intolérable. Comme je l’ai déjà dit, c’est à Gbagbo de mettre de l’ordre.
J.A.I. : Continuez-vous à suivre Marcoussis, et de quelle façon, puisque vous en avez la paternité ?
P.M. : On a tort de dire que j’en ai la paternité ! Je l’ai fait parce que le président
Chirac m’avait demandé de présider cette table ronde et que ça ne sortait pas de mon obligation de réserve, comme Badinter, président du Conseil constitutionnel à l’époque, était intervenu dans les négociations de l’ancienne Yougoslavie. Aujourd’hui, si la Côte
d’Ivoire estime que je pourrais être utile et si Jacques Chirac le souhaite, je suis prêt à les aider. Mais pour cela il faudrait qu’ils soient vraiment décidés à ce qu’on dépasse l’accord luimême pour le rendre applicable, car pour moi Marcoussis reste en quelque sorte le ciment même de l’avenir institutionnel de la Côte d’Ivoire.
J.A.I. : Êtes-vous en contact avec les différents acteurs ivoiriens, les appelez-vous
pour prendre des nouvelles de la situation et leur donnez-vous des conseils et des
suggestions ?
P.M. : Je leur donne surtout des conseils amicaux. Je ne rentre pas dans les questions
intérieures de la Côte d’Ivoire. Si j’ai présidé la table ronde de Marcoussis, c’était pour qu’ils puissent s’entendre et aller de l’avant. Maintenant, à eux de faire au mieux.
J.A.I. : Le président et le gouvernement français sollicitent-ils encore vos conseils sur la Côte d’Ivoire ?
P.M. : Oui. Je vois régulièrement le président Chirac, et à chacune de nos rencontres
on s’entretient de la Côte d’Ivoire, car Chirac considère que je n’ai peut-être pas la plus mauvaise des analyses. Je n’ai pas la prétention de dire que j’ai la meilleure mais, bien que je ne sois allé qu’une seule fois dans ce pays en 1973, alors ministre des Sports, pour inaugurer un stade avec le président Houphouët , j’ai une vue, peut-être insuffisamment proche, mais tout de même une vue, sur ce que devrait être la réconciliation nationale dans les faits.

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