« La pirogue de fer »

Inaugurée le 19 mai 1904, la ligne de chemin de fer reliant Kayes à Bamako est aujourd’hui centenaire. Toute une histoire…

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 4 minutes.

« Quand tous les voyageurs sont en place, le chef de gare siffle le départ, le chef de train souffle dans une corne, le mécanicien tire sur l’avertisseur et la machine émet un long cri enroué. La locomotive vomit alors des nuages de fumée qui jaillissent par saccades de sa grande cheminée, avec des poussières et des brindilles de feu. Puis des jets de vapeur d’eau s’échappent de ses flancs. Les freins se desserrent, les bielles et les roues motrices entrent en action, la machine se cabre, les wagons s’entrechoquent, le tout dans des grincements et un fracas épouvantables. Enfin le train s’ébranle ; prenant peu à peu de la vitesse, il commence à filer à travers le paysage… »
Non, nous ne sommes pas au fin fond du Far West américain, mais au Soudan français, dans les années 1920, à Koulikoro précisément, le terminus de la ligne de chemin de fer Kayes-Niger. Et cette description lyrique de ce que l’on appelait alors « la pirogue métallique de fer » est un souvenir d’enfance d’Amadou Hampâté Bâ, rapporté dans son récit autobiographique Amkoullel, l’enfant peul. À cette époque, seul le tronçon reliant Kayes, implanté sur la rive droite du fleuve Sénégal, à Koulikoro, petit port fluvial lové au bord du Niger, existait. Il faudra attendre le 1er janvier 1924 pour que la liaison Dakar-Bamako soit inaugurée.
Le projet de construire une voie ferrée reliant le Sénégal et le Niger est une idée de l’ambitieux capitaine Gallieni, le commandant de l’ancien Soudan français. Il s’agissait de créer un réseau permettant un déplacement rapide et efficace des troupes militaires coloniales, mais aussi de faciliter l’évacuation des ressources minières et agricoles vers le port de Dakar puis vers l’Europe. Cette liaison participait aussi à un autre grand projet, la ligne transsaharienne, qui sera finalement abandonnée car difficilement réalisable.
Le projet de loi autorisant la construction du chemin de fer Kayes-Niger – ainsi que celle des lignes Dakar-Saint-Louis et Thiès-Médine (Kayes) – est déposé au Parlement français le 5 février 1880. Le 24 février 1881, les premiers crédits sont accordés. Le gros oeuvre commence la même année. Il faudra plus de quarante-trois ans pour le couvrir entièrement de rails. Suppression des crédits de 1885 à 1890, épidémies de fièvre jaune… les ouvriers auront toutes les peines du monde à achever les travaux. Le tronçon Kayes-Bamako est inauguré le 19 mai 1904 avec l’arrivée à 13 heures « tapantes », du premier convoi dans la capitale de l’ancienne colonie du Soudan.
En décembre de la même année, l’ouverture de la gare de Koulikoro parachève le tout. Le train peut désormais rouler sur quelque 553 kilomètres de voie ferrée. Il reste à réaliser la partie Kayes-Thiès, dont la construction se terminera en 1924. Avec ses 1 289 km, la plus grande voie ferrée de l’AOF (Afrique-Occidentale française) est née, facilitant dans son sillage le transport des produits et des personnes. Le train convoie des voyageurs qui se rendent au Mali pour acheter de la noix de cola, du tamarin, de l’encens, des fruits secs, des dattes, des céréales ou des légumes. Du Mali, sur le chemin du retour, embarquent souvent des travailleurs à destination de l’eldorado sénégalais.
Le tracé initial avait fait la fortune de Kayes, où transitaient hommes et marchandises débarqués des chalands qui avaient remonté le Sénégal depuis Saint-Louis. Le prolongement de la ligne jusqu’à Dakar contribua à son déclin. La ville devient une simple station sur la grande voie ferrée quand fut inaugurée la voie Thiès-Kayes. Il faudra attendre la ruée vers les mines d’or de la région dans les années 1990 pour que Kayes retrouve son activité.
Mais la ligne Dakar-Bamako a connu son heure de gloire avant l’indépendance du pays. L’éclatement de la Fédération du Mali, le 20 août 1960, a marqué le début de son déclin. La frontière avec le Sénégal est alors fermée. C’est à la suite de cette rupture que le Mali met sur pied, le 29 novembre 1960, sa propre société de gestion, la Régie des chemins de fer du Mali (RCFM). En 1962, la signature d’un accord par lequel les deux États décident d’exploiter en commun la voie ferrée n’y changera rien.
Soucieuse du confort de sa clientèle et du développement du tourisme, la RCFM a créé des unités hôtelières : le Buffet de la gare à Bamako, qui verra naître plusieurs orchestres maliens, et l’Hôtel du rail à Kayes (HRK), dont le service de classe internationale remporte, en décembre 1984, le trophée de meilleure prestation hôtelière décerné lors du Salon du tourisme à Madrid.
Au fil des ans, frappé par la crise économique et la mauvaise gestion, le trafic décline. Le nombre de gares se réduit considérablement, pénalisant les riverains qui faisaient leur petit commerce à chaque arrêt du train. En dépit des divers plans de restructuration mis en oeuvre, la situation des régies sénégalaise et malienne se dégrade au point que les gouvernements du Mali et du Sénégal décident de la mise en concession de la ligne internationale. C’est chose faite depuis octobre 2003 et la reprise de la gestion du réseau par le groupement franco-canadien Canac-Getma. Avec cette « privatisation », c’est une page d’histoire qui se tourne. Mais les vieux se souviennent encore, et avec fierté, de cette grève mémorable, qui, du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948, a mobilisé près de 20 000 cheminots et qui est relatée dans le célèbre ouvrage d’Ousmane Sembène, Les Bouts de bois de Dieu. Au terme d’un bras de fer avec l’administration coloniale, ils obtinrent gain de cause : un statut unique pour tous les travailleurs de la régie.

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