Entre glamour et militantisme

Avec en point d’orgue la charge anti-Bush de Michael Moore, le Festival aura été de bout en bout imprégné de politique.

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 8 minutes.

Cérémonie de clôture, le 22 mai, au Palais des festivals à Cannes. On commence la lecture du palmarès, comme c’est l’usage, par la remise des prix récompensant les meilleurs courts-métrages en compétition. Les deux jeunes lauréats sont l’un roumain, l’autre belge. Le premier, sans surprise, remercie ses proches. Que dit le second, Jonas Geirnaert ? « Je ne sais pas qui aura la Palme d’or tout à l’heure. Mais si ce n’est pas Michael Moore, je tiens en tout cas à dire, comme lui, aux Américains : ne votez pas Bush aux prochaines élections ! » Arrive alors sur scène l’acteur américain Tim Roth pour annoncer qui a gagné la Caméra d’or, distinguant l’auteur du meilleur premier film toutes sections confondues. Ses premiers mots : « Je m’associe tout d’abord à ce qui vient d’être déclaré. » Autrement dit : il faut chasser Bush de la Maison Blanche. Et que déclare en substance, quand on lui donne la parole, l’Israélienne Keren Yedaya, qui reçoit, ex aequo avec le Chinois Lu Cheng, ladite Caméra d’or pour Mon Trésor : « Mon film évoque cet esclavage qu’est la prostitution et je veux profiter de l’occasion pour dénoncer la situation de même nature que supportent des centaines de milliers de Palestiniens du fait de mon pays. »
Bush prié de déguerpir de la Maison Blanche comme dans un vulgaire meeting électoral ! Les Palestiniens comparés à des victimes d’une forme d’esclavage par une jeune cinéaste israélienne prometteuse ! L’entrée en matière était fracassante. Du jamais vu à Cannes, capitale du glamour, de la fête et du cinéma de fiction, surtout lors d’une cérémonie officielle où l’assistance, habituellement, rivalise plutôt à coups de toilettes qu’à coups de slogans. Et l’on ne s’est pas arrêté là. Car, on le sait, cette irruption brutale de la politique a connu son apogée, ce soir-là, avec la Palme d’or attribuée par le jury présidé par l’Américain Quentin Tarantino, comme le souhaitait le jeune réalisateur belge une demi-heure plus tôt, au turbulent Michael Moore pour son film-pamphlet anti-Bush Fahrenheit 9/11.
L’événement n’est pas banal. Aucun film aussi directement politique n’a jamais triomphé à Cannes. Et si l’on excepte le très particulier Monde du silence, du commandant Cousteau et de Louis Malle, un long-métrage sur les paysages et les animaux sous-marins récompensé en 1956, c’est la première fois qu’un documentaire figure en haut du palmarès dans le plus grand festival de cinéma du monde. Le président américain lui-même ne s’y est pas trompé, puisque, pour tenter de désamorcer la bombe cannoise déposée sous ses pieds, il a tenu à faire savoir au plus vite par son porte-parole que « cela signifie que les États-Unis sont un pays libre où chacun a le droit de dire ce qu’il veut ». Il était en effet plus facile, et plus rusé peut-être, de tenter de paraître « sport » que de discuter le contenu accablant de Fahrenheit 9/11. Un long-métrage qui, bien que s’apparentant au film-tract, montre avec talent, surtout grâce à un montage remarquable et à des collages astucieux (quoi de plus efficace que de « commenter » la décision de déclencher la guerre en Irak en proposant une séquence bien choisie de Dr Folamour ?), à quel point l’hôte de la Maison Blanche est un personnage dangereux, prêt à mettre la planète à feu et à sang pour défendre les intérêts de quelques privilégiés… et de ses proches.
En fait, c’est d’un bout à l’autre que cette 57e édition du festival a été imprégnée de politique, dans tous les sens du terme. Avant même les premières projections, le ton avait été donné par les « intermittents du spectacle » français. Mécontents d’une réforme radicale de leur système d’indemnisation en cas de chômage, ils avaient menacé de perturber gravement le déroulement des festivités. Grâce à une habile manoeuvre des responsables de la manifestation, qui ont permis aux protestataires de monter le premier jour les célèbres marches du Palais devant les caméras de télévision du monde entier puis leur ont accordé une sorte de droit permanent à manifester dans la ville, l’affaire n’a pas pris une grande ampleur. Mais, de toute façon, dès que l’on a commencé à voir les films sélectionnés dans les diverses sections officielles ou « parallèles », on a pu comprendre que, cette année, sur la Croisette, la politique était « tendance », que ce soit dans la rue ou sur les écrans.
Vu l’état actuel de la planète, les États-Unis étaient tout désignés pour servir de cible privilégiée aux cinéastes. Parfois très directement comme dans le film de Moore. Le plus souvent indirectement, à travers aussi bien des documentaires que des fictions dénonçant les travers de l’Amérique ou de ses dirigeants ainsi que les effets pervers de la domination des « modèles » économique et culturel que Washington « impose » à travers le monde depuis un demi-siècle. Quelques exemples ? L’attaque est vigoureuse dans The Assassination of Richard Nixon, un film de Niels Mueller remarquablement joué par Sean Penn, qui dénonce, à travers l’histoire dérisoire et tragique d’un vendeur de meubles dépressif décidé à jouer les justiciers, la pratique permanente du mensonge par la Maison Blanche. Ou dans Salvador Allende, l’attachante biographie du président de la République chilienne proposée par l’excellent cinéaste Patricio Guzman, qui démonte notamment les ressorts d’un autre 11 septembre, celui de 1973, où les Américains fomentèrent un coup d’État pour mettre fin à une tentative de révolution socialiste pacifique et démocratique en Amérique latine.
La charge antiaméricaine est parfois moins frontale mais plus insidieuse. Dans le documentaire Mondovino, ainsi, Jonathan Nossiter montre comment des propriétaires de domaines viticoles des environs de San Francisco sont en train de conquérir les meilleurs vignobles européens et, surtout, d’organiser de facto une mondialisation non seulement du marché mais surtout du goût du vin. Ou comment, pour le dire autrement, on assassine, sous couvert de modernité et de recours aux vertus du marketing à la mode californienne, des traditions et une culture millénaires pour assouvir la soif de domination de quelques nababs.
Dans un genre complètement différent, c’est également l’« impérialisme » américain et sa brutalité qui obsèdent en fin de compte l’auteur d’Alexandrie… New York, le toujours vert Youssef Chahine. Le propos de son dernier long-métrage très autobiographique, qu’il a d’ailleurs songé à intituler « La Colère » puis « La Rage au coeur », est en effet de regretter, sur un mode léger mais sans ambiguïté, l’évolution détestable de l’Amérique, cette patrie des merveilleux Gene Kelly et Fred Astaire qui s’est convertie en quelques décennies à la « bestialité de Stallone ».
Le regard politique des cinéastes n’est cependant pas tourné que vers Washington. On retrouvait ainsi au moins un film dans chaque sélection, que ce soit dans la manifestation « officielle » ou à la Semaine de la critique et à la Quinzaine des réalisateurs, qui évoquait la situation en Israël et en Palestine. Outre les deux oeuvres présentées par Férid Boughedir ci-dessous, on peut distinguer à cet égard une remarquable « méditation cinématographique personnelle » – l’expression est d’elle – de la réalisatrice Simone Bitton. Celle-ci, lestée de sa double culture juive et arabe qu’elle revendique haut et fort, nous proposait dans Mur de l’accompagner caméra au poing tout au long de ce « tracé de séparation qui éventre l’un des paysages les plus chargés d’histoire au monde, emprisonnant les uns et enfermant les autres ».
En Amérique latine, c’est à un tout autre « voyage politique » que nous conviait Walter Salles. L’auteur mondialement célébré de Centro do Brasil raconte dans Diaros de motocicleta une expédition de plus de 10 000 kilomètres sur une vielle Norton 500 que fit au début des années 1950 un Argentin nommé Ernesto Guevara en compagnie de son meilleur ami de l’époque, étudiant en médecine comme lui. Un périple qui a commencé comme une simple aventure de jeunes en quête d’émotions et se transformera en cours de route en une confrontation avec la réalité sociale qui scellera le destin du futur Che.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’énumération de ces films, et on aurait pu en citer bien d’autres dans la même veine, il n’est pas du tout certain que le cru 2004 du Festival de Cannes restera comme celui qui a marqué un tournant avec le grand retour de la dimension idéologique dans les cinématographies mondiales. Car toutes ces oeuvres, y compris d’ailleurs celle de Moore, ne semblent pas annoncer une nouvelle façon d’analyser les enjeux de pouvoir dans la cité ou un nouveau mode de militantisme. Certains de ces longs-métrages sont certes talentueux, mais la plupart ne frappent guère par leur originalité. Leur contenu est le plus souvent très descriptif ou assez superficiel. C’est donc surtout la simple accumulation des films dont le sujet est politique qui était frappante cette année. Et c’est avant tout une inquiétude devant l’état du monde néo-libéral et l’absence de tout projet idéologique crédible pour le changer que semblait traduire cette accumulation. Ainsi peut-être que la difficulté grandissante qu’éprouvent beaucoup de cinéastes à prendre du recul pour analyser de façon subtile la marche du monde.
Il n’est donc pas étonnant que certaines des oeuvres les plus fortes présentées cette année sur la Croisette n’affichaient pas directement une prétention politique, mais abordaient plutôt au ras du « terrain » des questions de société. Comme le magnifique Moolaadé, de Sembène Ousmane, qui traite avec conviction le délicat problème de la lutte contre l’excision en Afrique (voir J.A.I. n° 2261). Ou La Blessure, du Français Nicolas Klotz, qui, malgré ou à cause de sa sobriété, en dit plus que tous les films militants sur les difficultés que rencontrent les candidats à l’émigration des pays du Sud, vues ici à travers le récit des mésaventures de quelques Africains qui débarquent un jour à Roissy et tentent de rester sur le sol français. Ou encore Passages, le sympathique premier film de Yang Chao, qui décrit mieux que toutes les analyses politiques l’état actuel de la société chinoise en racontant les pérégrinations de deux jeunes qui décident de détourner l’argent de leurs études pour se lancer dans un projet chimérique destiné à changer leur destin en leur assurant la fortune.
Quant aux films qui semblaient le mieux annoncer cette année, sinon l’avenir de notre monde, du moins celui de la cinématographie mondiale, ils n’affichaient bien souvent que des ambitions artistiques « pures ». Comme ceux des espoirs du grand écran que sont déjà le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, auteur du très étrange Tropical Malady, le Coréen Hong Sang-soo, qui nous affirme sur un mode désenchanté à travers une oeuvre à la sensibilité pourtant très masculine que La femme est l’avenir de l’homme, ou l’Argentine Lucrecia Martel, qui a su créer une atmosphère très dérangeante avec La Sainte Fille. Des films qui ne s’adressent pas au très grand public, mais qui témoignent éloquemment de la créativité du continent asiatique, de plus en plus dominant en matière de cinéma d’auteur, et du renouveau de l’Amérique latine, après une longue éclipse. Au regard de l’histoire, à part le sacre spectaculaire mais circonstanciel de Moore à la veille de l’élection présidentielle américaine, c’est peut-être surtout cette confirmation de la modification progressive de la géographie planétaire du cinéma d’auteur en ce début de XXIe siècle que l’on retiendra.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires