Césaire dans le texte

Publié le 1 juin 2004 Lecture : 3 minutes.

Né en 1925 dans le sud-ouest de la France, Jacques Lacarrière est un spécialiste de la littérature grecque classique. Cet écrivain aux multiples talents – il est tout à la fois romancier, conteur, poète, traducteur, conférencier – est aussi et surtout un voyageur impénitent. Il a notamment été un précurseur de la mode de la randonnée. En 1947, il découvre par hasard dans une librairie parisienne le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. La lecture lui fait « l’effet d’une piqûre de guêpe ». Plus d’un demi-siècle après, n’ayant rien oublié de ce choc, de cet éblouissement, Jacques Lacarrière décide de rendre un particulier hommage au poète martiniquais, qu’il qualifie de « régénérateur de la langue française ».

Oui, revenons-y, à ce poème munificent, à la fois magnificat et requiem, de profundis et glorificat, dont le lexique demeura longtemps pour moi énigmatique et fascinant les deux allant souvent ensemble , quand j’y découvrais des mots alors inconnus comme sisal,
patyura, cécropies, menfeuil, chalésie, alexitères, chloasmes mots qui figurent en fait dans tous les dictionnaires sérieux de notre langue et d’autres plus spécifiques et, dirais-je, endogènes comme poutures, sapotilles, pahouine, tabides et, bien sûr, tous les mots propres à la toponymie et l’histoire antillaises. Ce qui m’enthousiasme, ce fut justement que ces mots rares, atypiques fussent constamment mêlés aux mots les plus
courants comme aux plus savants de notre langue. En relisant le Cahier, j’ai souvent pensé à ces uvres des débuts de la peinture cubiste composées de matériaux hétérogènes huile mais aussi colle, fragments de journaux, tissus, encres et sable unissant sur la toile matériaux nobles et grossiers. Il y avait de cela dans la texture poétique du Cahier, une osmose de matériaux et d’images hétérogènes, savamment appariés, un jeu
constant de termes endogènes et, même, indigènes entremêlés à des termes à la fois savants et hauturiers.
Cela pour le liant, le ciment ou, comme on dit en pharmacologie, pour l’excipient de l’écriture. Quant au principe actif qui correspond ici à ce que j’ai nommé perles et pépites, je n’aurais que l’embarras du choix s’il fallait en dénommer les constituants. Chacune de ces perles ou de ces pépites draine avec elle un flot de métaphores, un déferlement d’images et de sons, un épanchement d’arômes et d’effluves, tout un monde de senteurs, de saveurs et de sensations. []
Ces perles, ces pépites me firent d’emblée prendre conscience de tout ce que pourrait exprimer, proposer, imposer et faire imploser la langue dite de Malherbe quand un poète peut et sait se l’approprier, car pour moi elle semblait sourdre d’un autre humus, d’une autre histoire, cette langue ici non seulement renouvelée, mais très souvent réinventée et même réinvestie dans une autre histoire et une autre mémoire, et devenue à la fois langue d’évocations et de révocations. Non, il ne s’agit pas ici de révoquer l’édit de
Nantes ou de Navarre, mais plutôt le dit de Malherbe. Donc, ces perles, ces pépites, quelles sont-elles ? Elles résident dans des alliances, osmoses éventuellement
symbioses entre domaines et champs par nature hétérogènes et ici réunis en noces incestueuses. L’inceste est fréquent, le saviez-vous, entre pépites, parfois même entre perles, l’inceste se pratiquant entre familles et règnes exogènes et souvent même incompatibles comme « ce fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane », cette « sodomie de l’hostie et du victimaire », ce « bulbe tératique de la nuit », ces « cases aux entrailles riches de succulence », ce « jujubier de chairs pourries », ces « fraîches oasis de la fraternité », ce « blanc embrasement de sables abyssaux », ces « descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves », ces « mots de sang frais qui sont des feux de brousse et des flambées de chair », ces « pondaisons d’or des lucioles incertaines », et enfin et surtout cette « exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile ».

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Ce que je dois à Aimé Césaire, de Jacques Lacarrière, illustrations de Wifredo Lam, éditions Bibliophane-Daniel Radford, 92 pp., 15 euros.

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