Scénario imprévu à N’Djamena

Le réalisateur tchadien Mahamat Saleh Haroun était en plein tournage de son nouveau film, Daratt, lorsque, le 13 avril, les rebelles ont fait irruption dans la capitale.

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

Depuis le début du mois d’avril, Mahamat Saleh Haroun, réalisateur de Bye bye Africa et d’Abouna, tourne à N’Djamena Daratt (« Saison sèche », en arabe tchadien), un film inspiré par les thèmes du pardon et de la rédemption : le pardon accordé par Atim, un gamin de 16 ans, à celui qui a tué son père des années auparavant, durant la guerre civile. Arrivé de son village pour assouvir sa vengeance, Atim rencontre Nassara, le bourreau, se fait engager comme apprenti dans la petite boulangerie que ce dernier tient désormais, hésite, vacille, rencontre Aïcha, la jolie femme de Nassara, avant que le boulanger décide de l’adopter.
Le salut du criminel est-il possible ? Vaste question que pose un film hanté par la situation d’un pays, le Tchad, défiguré par la guerre civile, la paranoïa et la dictature des années Habré. Haroun, blessé dans sa chair par l’histoire tragique de son pays, qu’il a dû fuir en 1980, a porté ce projet durant plus de deux ans, passant par mille obstacles avant de pouvoir enfin commencer « son » tournage à N’Djamena.
Obligé de composer avec un budget réduit par rapport à celui d’Abouna, le cinéaste peut se prévaloir d’une assurance gagnée au fil des années. L’équipe, composée de techniciens expérimentés (le chef opérateur éthiopien Haïlé Abraham, l’ingénieur du son iranien Dana Farzanehpour), d’un encadrement burkinabè efficace et d’un effectif de Tchadiens avides de se frotter au cinéma, se rend chaque jour dès 6 heures du matin dans la zone d’Ardep-Djoumal, véritable quartier latin de N’Djamena avec ses écoles et son université de fortune. Si de nombreuses séquences sont tournées à travers la ville (ruelles, mosquée, boîte de nuit), le QG du cinéaste est une petite cour entourée de demeures en terre cuite – transformées en boulangerie pour l’occasion – où la présence de l’équipe ne semble guère perturber la vie alentour. Chèvres, coqs, canards se fondent dans le décor tandis que la petite famille qui vit là vaque à ses occupations. Un garçonnet traverse la cour, sa petite sur dans les bras, défiant le silence imposé pour bien montrer qu’il est chez lui. Plusieurs fois, on retourne un plan à cause de l’intrusion d’un voisin entré par hasard ou du passage inopiné d’un animal dans le champ de la caméra.
On sait Haroun esthète, on connaît l’importance que revêt le moindre détail dans les plans très composés de ses films. Nulle tyrannie de sa part pour autant, mais une concentration de tous les instants imposant un comportement de rigueur à une équipe dont un bon tiers découvre le cinéma. Haroun ne cède rien tant qu’il n’a pas obtenu le plan qu’il a imaginé, souvent le matin même, et refait les prises parfois plus de dix fois. Si le comédien Youssouf Djaro, vu dans Dar es-Salaam et qui interprète Nassara, met l’ambiance, il révèle un sérieux à toute épreuve au moindre « Action ! » du cinéaste. La gracieuse Aziza Hissein Masri, actrice pour la première fois, qui joue le rôle d’Aïcha, contient quant à elle plus difficilement ses fous rires, rappelant que le cinéma, ici comme ailleurs, est avant tout un jeu.
Au rythme de cinq ou six séquences par jour, l’équipe file ainsi toutes voiles dehors, comme indifférente à la situation très instable du pays. Situation qui vient pourtant se rappeler à tout le monde en ce mercredi 12 avril : les rebelles du Front uni pour le changement démocratique (FUC) se sont emparés la veille de Mongo, à moins de 350 km, et une colonne semble foncer vers N’Djamena. Pendant les trajets en voiture ou lors de la pause de midi dans la villa d’Haroun, on monte le son de la radio à chaque flash et le sujet latent du film semble revenir à la surface, fût-ce au détour d’une plaisanterie. Le soir, Haroun, grave, questionne l’absurdité de son métier dans pareilles circonstances et reçoit divers coups de fil de soutien de la part de membres de l’équipe.
Jeudi 13 avril : à l’aube, de violents combats ont éclaté aux portes de la ville, devant l’Assemblée nationale, et l’orage des coups de canons et des obus est bien évidemment parvenu aux oreilles des deux villas dans lesquelles sont répartis les membres de l’équipe. Le tournage est suspendu et la journée se transforme en repos forcé, bien qu’Haroun ait songé un instant à travailler malgré tout l’après-midi. Conséquence immédiate, le tournage dans le désert est annulé : Haroun décide de modifier le scénario le jour même et s’emploie avec sa garde rapprochée à en réécrire immédiatement de larges parties. Le soir, alors que nombre de techniciens sont rassemblés pour une nuit improvisée chez le cinéaste, l’atmosphère est tendue, mais l’enjeu reste très clair : il va falloir tenir, coûte que coûte, tant que le tournage pourra continuer. Mais, déjà, les rumeurs se font plus rassurantes, les rebelles ayant été repoussés, et chacun veut croire que demain sera un jour comme les autres.
Au matin, le producteur Franck Chelle est sur place, arrivé en urgence de Paris pour prendre le pouls et décider de la suite à donner aux événements. Dans la petite cour de la boulangerie, le travail a repris de plus belle. On note l’absence de Valérie, la costumière et accessoiriste, ainsi que de la régisseuse Monique, partie se mettre à l’abri au Cameroun voisin. L’après-midi, l’équipe tourne un plan-séquence, caméra à l’épaule, dans les ruelles du quartier Gardole, d’où est originaire Haroun, en plein centre de N’Djamena. Les habitants, rieurs et malicieux, ne comprennent pas pourquoi un « méchant monsieur moustachu » les bloque dans leurs maisons alors qu’ils ont visiblement à faire. Les têtes des enfants sortent des portes, l’ambiance est à mille lieues de la tension de la veille, et l’on se croirait en plein village de brousse si le plan ne se terminait sur l’avenue polluée qui borde le quartier.
Malgré ce retour à la normale, décision est prise entre Haroun et le producteur d’accélérer le tournage. Plutôt que de finir aux alentours du 8 mai, il faudra terminer avant les élections, prévues pour le 3 mai. Les pauses de midi sont raccourcies d’une demi-heure et on profitera de la prochaine journée de repos pour travailler aux modifications du scénario, qui pourraient concerner une dizaine de séquences. Si Valérie n’a pas réapparu, Monique est revenue du Cameroun et a repris ses livraisons ininterrompues d’expressos destinés à revigorer une équipe exténuée par un rythme intensif et la chaleur éprouvante d’avril. Comme si de rien n’était, les séquences s’enchaînent sous le regard impassible de Loulou, le chien de la petite cour, et des canards qui s’ébrouent dans la flaque d’eau noire qui fait office de mare. Le soir, un dîner dans un restaurant in de l’avenue cabossée du Général-de-Gaulle, dont la gigantesque antenne d’émission Celtel fait office d’arc de triomphe, ressoude les énergies et rappelle que nous sommes samedi.
Le matin suivant, Atim, le héros incarné par le jeune Ali Barkaï, lui aussi dans son premier rôle, continue de lancer de lourds regards au bourreau Nassara, réaffirmant la part de douleur rentrée qui demeure l’obsession du film. « Daratt parle du pardon et du cycle infernal dans lequel vivent les pays broyés par la guerre civile, confie Haroun. La réalité des événements du 13 avril nous rappelle que le cycle n’est pas terminé. » Alors que Dana, l’ingénieur du son, demande une « ambiance », ces longues plages enregistrées pour le mixage sonore à venir, le silence le plus absolu est requis. Le terrible orage du jeudi a laissé la place à la douce rumeur de la ville, moteurs, rires d’enfants, coups martelant la ferraille, radios et aboiements venus du lointain. Muette et comme figée dans le temps, l’équipe semble alors seule au monde, ici à N’Djamena, en ce lourd mois d’avril dont on voudrait qu’il annonce, sans trop y croire, un happy end digne des cinémas qui ont, depuis longtemps, déserté la ville et le pays.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires