L’honneur bafoué d’Eva Joly

L’ancienne juge d’instruction attaque en justice Claude Chabrol, réalisateur de L’Ivresse du pouvoir, pour violation de la vie privée.

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 4 minutes.

Quatre ans après son départ de la magistrature française, la juge Eva Joly, qui a conduit l’instruction de l’affaire Elf et longtemps fait trembler grands patrons, hommes politiques et rois de la finance, tape à nouveau du poing sur la table. Mais, cette fois, ce n’est pas un puissant qui est dans son collimateur. Sa cible ? Le dernier long-métrage de Claude Chabrol, L’Ivresse du pouvoir, actuellement sur les écrans français.
L’ancienne juge d’instruction reproche au réalisateur d’avoir distillé des éléments de sa vie privée dans un film où l’héroïne, interprétée par Isabelle Huppert, lui ressemble par bien des côtés. « Claude Chabrol a réduit l’enquête Elf à une suite de clichés Au passage, il a choisi de violer l’intimité de ma vie privée. Il n’a cessé, lors des interviews pour la promotion du film, d’ajouter des détails sordides et erronés sur ma vie personnelle », affirme-t-elle dans une tribune publiée par ?Le Monde du 16 mars.
Le film en question s’inspire librement de la fameuse affaire Elf, scandale politico-financier des années 1990, qui avait abouti à un procès retentissant et à la condamnation de plusieurs personnalités, dont l’ancien ministre des Affaires étrangères, Roland Dumas, et l’ex-PDG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, pour détournements de fonds et abus de biens sociaux. Le genre de feuilleton à rebondissements que Hollywood se serait sans doute empressé de porter à l’écran si les faits s’étaient déroulés en Amérique. Claude Chabrol, qui considère l’affaire comme appartenant au domaine public, reconnaît en avoir tiré la trame de son film tout en insistant sur le caractère fictionnel de son uvre. Un droit que ne lui conteste pas l’ex-juge : « S’il n’y avait que le film, je me serais tue, affirme-t-elle. Un créateur est libre de s’inspirer de l’actualité. »
Le problème est ailleurs. Eva Joly accuse le réalisateur de l’avoir caricaturée en « mettant en scène d’obscurs tireurs de ficelles et une juge vengeresse ». Elle dit avoir été heurtée par les scènes qui montrent les déboires conjugaux du personnage incarné par Isabelle Huppert et la tentative de suicide de son époux. Un drame qu’Eva Joly a vraiment vécu. Sauf que, dans la réalité, son mari, lui, ne s’est pas raté. « On me retire tout honneur. On m’impute des motifs et des modes de comportement que je trouve dévalorisants », poursuit l’ex-juge, qui se sent insultée, le cinéaste ayant, selon elle, pris le parti de lier la mort de son mari, survenue en 2001, aux pressions engendrées par l’affaire Elf.
De son côté, le réalisateur se défend de s’être inspiré d’Eva Joly pour croquer son héroïne. « J’espère qu’elle n’y verra pas son portrait, car ce n’était pas du tout mon intention », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse, peu avant la sortie du film. Mais comment ne pas penser à Eva Joly ? Malgré les dénégations de Chabrol, le spectateur ne peut en effet s’empêcher de relever quelques troublantes similitudes. D’abord dans le patronyme du personnage interprété par Isabelle Huppert : Jeanne Charmant-Killman (charmante « tueuse d’homme », en anglais). Un jeu de mot douteux qui n’est pas sans renvoyer au nom de famille de la juge, que ses détracteurs comparaient jadis à un (Joly) piranha. Dans le film, Isabelle Huppert porte d’ailleurs des gants de cuir rouge sang. Pourquoi ? « Je trouvais que ça lui allait bien », tranche Chabrol pour justifier le port de cet accessoire, symbolique à plus d’un titre. Le fait est que la juge de la fiction, autoritaire et intraitable durant ses interrogatoires, n’inspire guère la sympathie.
Autre point de ressemblance : dans l’uvre de Chabrol, la principale interprète, issue d’un milieu modeste, a épousé un fils de famille devenu médecin généraliste comme Eva Joly. Et, à l’instar de cette dernière, trop impliquée dans son travail, elle ne met pas de limites entre sa vie privée et sa vie professionnelle.
Au final, on peut dire que le film mêle les contours d’une réalité parfaitement reconnaissable à une mise en scène typiquement chabrolienne. « Je ne me suis pas préoccupé de coller ou non à la réalité, explique Chabrol. Du coup, on reconnaît, sans reconnaître, tout en reconnaissant. La mécanique est la même que dans toutes les grandes affaires de ce type. L’affaire Elf n’a pas eu d’influence sur le sens de mon film. Ce n’est qu’un détail. »
Un détail qui pourrait peser lourd. C’est de son pays natal, la Norvège, où elle est aujourd’hui conseillère du gouvernement pour la lutte contre la corruption, qu’Eva Joly a attaqué le réalisateur pour violation de la vie privée. Et enclenché une première requête auprès du président du tribunal de Paris pour obtenir une copie du film afin d’étudier l’éventualité de poursuites civiles. L’ex-magistrate a finalement obtenu gain de cause, le 12 avril, le juge des référés ayant ordonné au distributeur du film de lui en fournir une copie. En attendant, L’Ivresse du pouvoir fait recette, avec plus de 1 million d’entrées. Mais Chabrol, grisé par son succès, pourrait bien se réveiller avec la gueule de bois si Eva Joly lui intente un procès.

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