Islam et Occident : une même civilisation

Pour l’universitaire américain Richard Bulliet, ce qui rapproche les mondes musulman et chrétien est beaucoup plus important que ce qui les oppose.

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

On connaissait déjà l’expression « civilisation judéo-chrétienne ». Richard W. Bulliet nous fait cadeau d’une nouvelle : la « civilisation islamo-chrétienne ». Une expression qui ne manquera pas de surprendre tous ceux que les soubresauts de l’actualité ou les convictions idéologiques poussent à défendre la thèse d’une inimitié profonde et insoluble entre l’islam et la chrétienté.
Avant de présenter les arguments en faveur de sa formule, l’auteur, professeur d’histoire à l’université de Columbia et ex-secrétaire exécutif de l’organisation américaine Middle-East Studies Association, explique que la volonté actuelle de mettre en exergue des divergences entre l’islam et l’Occident est une attitude récurrente qui suit les événements spectaculaires et les grandes peurs, de la chute de Jérusalem devant Saladin en 1187, à la prise d’otages du personnel diplomatique américain en Iran en 1979, en passant par la bataille de Poitiers.
De fait, un grand récit historique « ancré dans quatorze siècles de peur et de polémique » favorise l’état d’esprit actuel de beaucoup d’Occidentaux, persuadés qu’il y a quelque chose de « mauvais » dans l’islam et nourrissant un mépris à l’égard de cette religion. L’actualité, qui ne rate pas une occasion de diaboliser la foi des « mahométans », n’est qu’une façon de « trouver de nouveaux fondements aux vieilles haines » et de reconditionner l’islamophobie traditionnelle, quitte à prendre le risque de plonger le monde dans une série de guerres. D’où la nécessité de sortir de la spirale d’une hostilité moins réelle qu’imaginée et de combattre l’idée d’un « choc des civilisations », « une formule à exclure du discours public avant que ceux qui aiment l’employer ne se mettent à y croire vraiment ».
La solution ? Démontrer qu’il existe une « civilisation islamo-chrétienne » et que les arguments en sa faveur ne manquent pas. D’abord, les liens doctrinaux ne sont pas plus étroits entre judaïsme et christianisme qu’entre judaïsme et islam ou christianisme et islam. Fausse est la thèse d’une haine de l’islam à l’égard du chrétien et d’un refus de reconnaître sa dette doctrinale à l’égard du christianisme, car les deux croyances sont les deux versions d’un système religieux commun. Dans ce sens, les luttes entre chrétiens et musulmans sont des luttes intestines « historiquement analogues aux affrontements passés entre catholicisme et protestantisme ».
Par ailleurs, l’orientation culturelle des deux mondes était gréco-romaine et les plus grands penseurs de la chrétienté sont natifs d’une terre où s’est préparée la venue de l’islam : du Christ né à Jérusalem à saint Antoine, qui a vu le jour en Égypte, aux évêques d’Alexandrie ou à saint Augustin d’Afrique du Nord. Les mêmes bases humaines sont décelables à travers l’histoire, ainsi que les apports considérables des penseurs musulmans au fonds commun de la pensée scientifique et philosophique du Moyen Âge européen « auxquels les juifs et les chrétiens ont puisé pour créer l’Occident moderne ». Plus encore, entre l’Islam et l’Occident, les contacts économiques ont été permanents, tout autant que les liens sociopolitiques : quatorze des trente-quatre pays européens « ont été à un moment ou un autre totalement ou partiellement gouvernés par des musulmans ».
À la recommandation d’une relecture de l’Histoire qui mettrait en exergue les héritages communs, Bulliet ajoute la nécessité d’abandonner une forme de pensée hégémoniste qui consiste à tester l’aptitude de l’islam à la laïcité, aux droits de l’homme ou à la relation à la femme en exigeant qu’elle réponde à la définition des critères occidentaux. Cette attitude est d’autant plus injuste qu’elle oublie « l’échec atterrant de la plupart des sociétés occidentales à respecter ces mêmes critères, ne serait-ce qu’il y a cent ans » et qu’elle occulte les aberrations « idéologiques ou comportementales de telle ou telle organisation juive ou chrétienne (qui) ne remettent pas en cause l’inclusion globale de leurs traditions religieuses dans la civilisation » : « Jim Jones, David Koresh [qui dirigeaient respectivement la secte du Temple du peuple et celle des dravidiens] et Meir Kahane ne sont pas les archétypes du christianisme et du judaïsme aux yeux de l’Occident civilisé, mais celui-ci est prompt à voir Oussama Ben Laden et le mollah Omar comme les archétypes de l’islam. »
Autre idée à combattre, celle qui fait croire que les sociétés musulmanes actuelles sont fermées aux idées des Lumières. L’islam, affirme Bulliet, a montré sa capacité à s’adapter ou à absorber des dizaines de populations nouvelles, apprenant leurs langues et leurs manières, alors que l’Europe se persuadait jadis que les idées neuves auxquelles elle s’ouvrait étaient les siennes, l’essor de son empire la convaincant de sa propre supériorité.
Par conséquent, il ne s’agit pas de se demander, à l’instar de Bernard Lewis, « pourquoi ça a mal tourné pour les musulmans », mais d’admettre la réalité d’un échange entre l’Ouest et le non-Ouest qui ne repose que sur le postulat de la supériorité occidentale, « tout ce qui ne correspond pas à ce postulat étant conçu comme ayant mal tourné ». Ce n’est pas qu’une question de compétence, affirme Bulliet : pour que le musulman soit admis, il faut qu’il adopte l’éducation, le comportement, les valeurs et la garde-robe de l’Occident. En outre, ceux qui, dans le monde musulman, auraient pu faire en sorte que « ça marche », à savoir les dirigeants arabes, sont « habités par des rêves de pouvoir personnel et illimité », utilisant l’Europe pour servir leurs intérêts personnels, recourant à ses techniques pour « opprimer les leurs ou transmettre leurs fonctions à leurs fils ».
Bulliet entreprend une étude comparative de l’évolution du rapport au religieux au sein des deux mondes, de certaines valeurs comme la justice « inhérente à la théorie politique musulmane » alors que la liberté le serait à celle de l’Europe. Avant de poser des questions d’une rare acuité : qu’est-ce qui explique la montée des idéologies islamistes ? Pourquoi l’idée d’un parti islamiste effraie-t-elle les Occidentaux ? Peut-on écarter le facteur religieux de la vie publique et politique des musulmans ? L’avenir peut-il esquiver le passé islamique ? L’occidentalisation est-elle inévitable, et l’islam est-il, par conséquent, appelé à devenir une relique historique vouée à la disparition ? Est-il vrai qu’il n’y a d’élite que celle qui fera le monde à l’image occidentale ? Bulliet tente de répondre à ces questions avec une sérénité et une honnêteté intellectuelle qui forcent le respect.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires