Il faut rendre à Prodi

Longtemps sous-estimé par ses adversaires, le nouveau président du Conseil compte pourtant à son actif plusieurs tours de force.

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 5 minutes.

Helmut Kohl, le Rhénan qui ne le cède qu’à Bismarck pour le nombre d’années passées à la chancellerie, se plaisait à raconter qu’il devait toute sa carrière au fait d’avoir été sous-estimé par ses adversaires. On pourrait en dire autant de Romano Prodi.
En Italie, où on le compare souvent à un prêtre en soutane bon enfant ou, moins gentiment, à une mortadelle de sa Bologne natale, Prodi, à 66 ans, se retrouve être le seul homme qui ait battu Silvio Berlusconi non pas une fois, mais deux, dans une élection nationale. En outre, président du Conseil italien de 1996 à 1998, Prodi a réussi ce tour de force historique – longtemps incertain – de faire de l’Italie un des membres fondateurs de la zone euro.
Il a ensuite assumé pendant cinq ans une présidence de la Commission européenne qui a été marquée par deux dates importantes : le lancement de la monnaie unique, l’euro, en janvier 2002, et l’élargissement de l’Union européenne, qui est passée de quinze à vingt-cinq membres en mai 2004.
Tout cela ne fait pas de Prodi un Cavour, un Garibaldi ou un Mazzini, les trois héros de l’unification italienne au XIXe siècle, mais cela montre qu’il mérite le respect. Pourtant, ces dernières années, le respect n’est pas ce qu’on lui a témoigné le plus.
À Bruxelles et dans les autres capitales européennes, le quinquennat de Romano Prodi a laissé le souvenir d’une série d’échecs comme de progrès, de gaffes comme de réussites, de faiblesses de communication et de désorganisation au sommet. Certes, il s’en est mieux tiré que Jacques Santer, son infortuné prédécesseur luxembourgeois, dont les collaborateurs ont été contraints à une démission collective par le scandale d’une affaire de corruption. Mais tout au long de son séjour à Bruxelles, Prodi s’est tenu au courant de ce qui se passait en Italie, préparant soigneusement son retour aux affaires et mettant au point une stratégie pour battre Berlusconi, dont la politique, il en était convaincu, ternissait gravement l’image internationale de l’Italie. Aux élections européennes de 2004, il n’a pas fait de grands efforts pour dissimuler ses priorités. Ses portraits souriants ornaient les affiches du centre gauche dans toute l’Italie pendant la campagne, parfois à côté de slogans dénonçant la guerre menée par les États-Unis en Irak. Les pays européens favorables à cette guerre – le Danemark, la Pologne, l’Espagne, le Royaume-Uni et l’Italie de Berlusconi – ne voyaient pas d’un bon il que le président d’une Commission censée garder sa neutralité prenne aussi ouvertement parti. Il va sans dire que l’administration Bush n’était pas non plus particulièrement ravie.
Avec le nouveau gouvernement Prodi, il se peut que certains de ces agacements refassent surface. Pendant la campagne qu’il a menée l’an dernier pour s’affirmer comme l’indiscutable candidat du centre gauche, il s’est permis quelques déclarations sans ménagement – et certains diraient plutôt excessives – concernant les États-Unis. « Vous avez vu les terribles images de La Nouvelle-Orléans, déclarait-il à propos des ravages causés par l’ouragan Katrina. C’est la conséquence de décennies de démantèlement des structures sociales C’est le fruit de nombreuses années de démolition de l’État social. »
Comme on le voit, le cur de Prodi penche du côté du modèle social franco-allemand, mélange d’une économie de marché mixte liée à un système de protection sociale vigoureux, mis en place par une intégration européenne politique, juridique et économique de plus en plus avancée. Romano Prodi n’a pas de bonnes relations avec le Premier ministre britannique Tony Blair, enthousiaste au départ sur les possibilités offertes par une présidence Prodi, mais dont les espoirs ont été déçus.
En Italie même, Prodi a été présenté par Berlusconi pendant la campagne électorale comme le prisonnier naïf de fanatiques d’extrême gauche dont il aurait inévitablement besoin pour sa majorité parlementaire. Si abusif qu’il fût, ce tableau avait incontestablement un élément de vérité. La coalition Prodi ne disposera que d’une très courte majorité au Sénat (158 sièges, contre 156), et 27 de ses sénateurs sont membres de la Refondation communiste, un parti très revendicatif qui fut à l’origine de son départ en 1998.
Pour l’extrême gauche, Prodi n’est que l’avocat d’un système capitaliste impitoyable qui exploite les travailleurs pour une recherche effrénée du profit. Plus grave, le centre gauche lui-même va probablement lui faire des difficultés. Deux jours à peine après la victoire étriquée de Prodi, Guglielmo Epifani, le patron de la CGIL, le plus puissant syndicat italien, a exigé que le futur gouvernement revienne sur une réforme adoptée sous Berlusconi qui introduisait de la flexibilité sur le marché du travail. Sous le nom de loi Biagi, c’était l’une des rares réformes économiques proposées par le gouvernement Berlusconi. Bien que Prodi ne soit pas un fan du marché du travail à l’américaine, qui, selon lui, sacrifie la justice sociale, il ne veut pas renoncer totalement à la loi Biagi. En outre, il estime que l’état catastrophique des finances publiques italiennes impose que son gouvernement agisse rapidement pour réduire le déficit budgétaire et la dette publique. Déjà, dans les milieux politiques italiens, on explique que ses prises de position sur ces différents problèmes donneront une idée des chances de survie de son gouvernement.
Catholique pratiquant, ancien professeur d’économie et président de l’IRI, le conglomérat industriel public naguère tout-puissant, Prodi semble être la dernière personne qui puisse avoir quoi que ce soit de commun avec le mysticisme ou la gauche révolutionnaire. L’un des plus grands mystères de sa vie est cependant le récit qu’il fait d’une séance de spiritisme à laquelle il aurait participé en avril 1978, au plus fort de la crise provoquée par l’enlèvement du président du Conseil Aldo Moro par les terroristes d’extrême gauche des Brigades rouges. Selon Prodi et d’autres personnes présentes, l’esprit d’un démocrate-chrétien leur aurait parlé, et comme on lui demandait où Moro était prisonnier, il aurait prononcé le mot de « Gradoli ». Sur le moment, ce nom ne leur a rien dit, mais Prodi aurait découvert plus tard qu’il y a, à Rome, une Via Gradoli, où se trouvait une planque des Brigades rouges. Mais c’était trop tard. Le corps de Moro fut retrouvé en mai 1978 à Rome, criblé de balles.
Depuis lors, certains considèrent que la séance de spiritisme en question n’a jamais eu lieu et qu’elle a été inventée pour protéger une source qui possédait des renseignements compromettants. Berlusconi a évoqué l’affaire au cours de la campagne électorale : « Il y a deux possibilités. Ou bien Prodi a menti, et un menteur n’est pas un homme à qui l’on peut s’en remettre pour diriger un pays, ou bien il participait à cette séance de spiritisme Je laisse aux Italiens le soin de décider s’ils veulent confier leur pays à un homme qui, quand il a un problème à régler, s’assied à une table tournante et demande aux esprits de l’au-delà de l’aider. »
Comme Berlusconi a pu le constater, c’est exactement ce qu’ont fait les Italiens, même si c’est avec la plus étroite des marges. Quant à Romano Prodi, il doit espérer que les fantômes de son passé ne reviendront pas le hanter.

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