Enrico Bernardo

Meilleur sommelier du monde

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

Meilleur sommelier d’Italie à 20 ans, meilleur sommelier du monde à 27, aujourd’hui chef sommelier du Cinq, restaurant trois étoiles du Four Seasons Hôtel George-V à Paris… l’Italien Enrico Bernardo, né le 9 décembre 1976 dans la banlieue de Milan, est un prodige, un renifleur « nez ».
L’inviter dans un établissement de son choix pour le rencontrer, faire sa connaissance, a de quoi réjouir le plus chevronné des journalistes. Un pur moment de plaisir en perspective, à la découverte d’un monde mystérieux et enivrant : celui du vin et de sa dégustation.

Rendez-vous a donc été pris pour un dîner, en milieu de semaine. On s’attend à un des grands lieux de la gastronomie parisienne, un « étoilé » Michelin. Première surprise, Enrico Bernardo a choisi un restaurant qui m’était inconnu, Le Juvénile’s, dans le 1er arrondissement de Paris. J’ai beau compulser la multitude de guides gastronomiques à ma disposition, aucune trace de cet établissement. Et pour cause : il s’agit d’un charmant bar à vin, à la décoration amusante et bigarrée. Des bouteilles du monde entier trônent à l’entrée, la clientèle est des plus cosmopolites : quelques « bobos » [contraction de bourgeois-bohêmes] parisiens, des Britanniques, des Américains À l’image de l’équipe qui gère ce restaurant : Tim, le patron écossais, la serveuse suédoise, un barman français
Enrico, arrivé avec quelques minutes de retard, non sans m’avoir fait prévenir par le patron, débarque en costume sombre, visiblement décontracté, une mallette à la main. Silhouette élancée, cheveux bruns courts, il s’assied, s’excuse. Tout le monde le reconnaît. C’est un habitué des lieux. C’est là qu’il a « révisé » son concours de meilleur sommelier du monde en 2004, dégustant – gratuitement – quantité de vins à l’aveugle chez son ami Tim, rencontré en Australie. La commande est vite passée. Pour les mets, il propose quelques cailles marinées, un jambon persillé, des pommes de terre au lard et au fromage. Voilà pour la « mise en bouche ». Ensuite : entrecôte de Montbéliard et saucisse au couteau Et, surprise, pour le vin, il laisse faire Tim. Un blanc d’Afrique du Sud pour commencer, puis cap sur l’Espagne et la France (côtes-du-rhône). Le ton de la soirée est posé, le vin délie les langues. Tant mieux, je l’assaille de questions. In vino veritas
Son parcours est celui d’un enfant prodige. Cadet choyé d’une famille originaire du sud de l’Italie qui compte sept enfants, vivant à quelques kilomètres de Milan, Enrico Bernardo a passé une enfance heureuse. Des parents très unis, durs à la tâche : un père ouvrier la journée et maçon le soir, une mère surveillante de collège, régnant sur sa cuisine avec assurance et autorité. Une cuisine, cocon imprégné d’odeurs, dans laquelle il aimait se réfugier. C’est là qu’il fut initié. Tout petit, il observait déjà les moindres faits et gestes de sa mère, goûtant les plats, humant les multiples ingrédients, gravant dans sa mémoire les noms des épices, des aromates. Dès 7 ans, le thym, l’origan, le basilic, la coriandre, les piments, la muscade n’avaient plus de secret pour lui.
Vers l’âge de 16 ans, c’est presque tout naturellement qu’il opte pour l’école hôtelière. Il veut être cuisinier. À la même époque, il fait une rencontre qui bouleversera sa vie. Giuseppe Vaccarini, un des professeurs de son école, chamboule sa destinée. En dégustant un chianti classico 1985 en sa compagnie, il découvre sa nouvelle passion. Vaccarini lui parle de puissance, d’harmonie, d’équilibre, décortique le vin, ses arômes de cerises confites, de laurier, de clou de girofle Le mentor emmène son jeune élève à Tokyo, pour le concours de meilleur sommelier ?du monde. Enrico s’y fait la promesse de remporter ?un jour le titre. Plus de dix ans plus tard, il a parcouru la planète – il envisage désormais de visiter l’Afrique et, peut-être, de se rendre en Côte d’Ivoire avec un ami fin connaisseur du pays -, étanché sa soif de connaissance, accompli son rêve et relevé le défi qu’il s’était fixé. Il est le numéro un.

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Débarqué en France, passage incontournable dans son métier, en 1997, pour découvrir sa gastronomie et ses vins, il y est finalement resté. Ce citoyen européen, comme il se définit lui-même, a appris le français tout seul, au contact de la clientèle des multiples restaurants dans lesquels il a travaillé, d’Aix-en-Provence à Paris, en passant par la banlieue de Saint-Étienne. Des débuts difficiles, à cause de la barrière de la langue, d’une clientèle compliquée dans un environnement tellement différent de son Italie natale. La France provinciale ? « Un milieu très dur, fermé. Je pense toujours la même chose aujourd’hui », explique-t-il, le regard perdu sur son verre de vin.
Autour de nous, l’ambiance bat son plein comme cela sied si bien à ce genre d’endroit. « Mais mon arrivée dans le sud de la France a tout changé, reprend-il. J’ai retrouvé certaines attaches, un cadre qui me rappelait mon pays. » Puis direction Paris, ville cosmopolite et culturelle, ouverte sur le monde. Comme Milan. « Aujourd’hui, je ne me vois pas rentrer en Italie avant plusieurs années. J’aime beaucoup Paris et l’Espagne, notamment Barcelone, où je me rends très souvent. »

Comment Enrico Bernardo juge-t-il son propre pays et son évolution ? « Quoi que les gens disent, le niveau de vie s’est considérablement amélioré. Les Italiens vivent mieux aujourd’hui qu’il y a une dizaine d’années, quand je suis parti. Mais quand je pose la question à mes parents, par exemple, eux trouvent que l’évolution est négative : les politiques sont nuls, l’euro a fait beaucoup de mal L’Italie est devenu un pays compétitif, dynamique, très apprécié en dehors de ses frontières. En revanche, sur le plan politique, le pays s’est endormi. Il est dirigé par des gestionnaires, pas par des innovateurs. » L’avenir ? « La fracture sociale est inquiétante. Le Sud reste toujours abandonné pendant que le Nord se développe. Les infrastructures sont pauvres, les liaisons entre les villes du Sud et celles du Nord relèvent du parcours du combattant. Il est plus facile de relier Milan à Lyon qu’à Rome »
Les plats succèdent aux entrées, la pulpeuse serveuse suédoise nous apporte de nouveaux verres de vins. « Tout va bien ? » s’enquiert-elle. Difficile d’aller mieux L’alcool fait son effet, mais, au côté d’Enrico, on apprend tout de même à mieux l’apprécier. Comme dans un jeu, on cherche à identifier les notes de fraise, de noisette ou d’autre chose. On en devine, du moins le croit-on, l’origine, les cépages. Il n’empêche : mon cerveau s’embrume Retour en Italie. Comment ne pas aborder le « cas » Berlusconi ? « Le principal danger, c’est qu’un homme qui n’a jamais fait de politique se retrouve président du Conseil, son pouvoir médiatique et son immense fortune à l’appui. Et comme les Italiens ne réfléchissent pas beaucoup à la politique, ils votent pour une notoriété. » Berlusconi, également grand patron du club de football Milan AC, n’a pas l’air de séduire Enrico. Il faut dire que ce dernier est un inconditionnel des frères ennemis de l’Inter !

Enfin, la France, pays d’accueil du meilleur sommelier du monde, celui où il a passé les dix dernières années de sa vie, les plus importantes sur le plan professionnel. « J’ai l’impression que c’est un pays sans idées, fatigué. Pis, je pense que les Français sont devenus fainéants. Cette peur de perdre son travail n’est-elle pas tout simplement une peur de travailler ? Si on part dans la vie en voulant un emploi garanti, des assurances, des conditions idéales, on est mort ! Quand on est jeune, on apprend, on tente, on se confronte à de nouvelles expériences, même difficiles. Enfin, la classe politique française me semble plus accaparée par la course au pouvoir, d’un côté comme de l’autre, qu’elle ne montre un réel intérêt pour le peuple, le pays. Les vrais problèmes sont laissés de côté »
Le diagnostic est des plus sévères. Et peut-être plus facile à exprimer quand son métier est une passion. Enrico Bernardo est un travailleur acharné, qui a commencé dès l’âge de 13 ans, a multiplié les stages pas ou peu rémunérés, et recherché les emplois où ils se trouvaient, quitte à faire ses valises plusieurs fois par an. Aujourd’hui, Enrico est un professionnel reconnu dans le monde entier, un homme d’affaires qui a créé son entreprise (Bernardo Wine, événementiel). Un homme rare, qui cherche sans cesse à apprendre, à aller de l’avant. Un surdoué des sens qui trace son chemin en quête de découvertes. Il veut ouvrir des restaurants, à Cassis, près de Marseille, à Paris, à Barcelone, à Milan Il a également publié un ouvrage sur la dégustation du vin (Savoir goûter le vin, aux éditions Plon). Un ouvrage qui trône en bonne place au milieu du Juvénile’s

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