Dakar sur le banc des accusés

Les ONG et la Belgique menacent de poursuivre le Sénégal devant la justice s’il tarde à extrader l’ancien dictateur tchadien.

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

On croyait l’affaire Hissein Habré enterrée lorsque l’Union africaine (UA) a décidé, au cours de son sommet de janvier 2006 à Khartoum, de laisser à un Comité d’éminents juristes africains (Ceja) le soin « d’examiner tous les aspects et toutes les implications du procès [de l’ancien chef de l’État tchadien] ainsi que les options disponibles pour son jugement ». Ceux qui rêvaient que les lenteurs de la bureaucratie internationale allaient éteindre les poursuites engagées contre l’ex-dictateur devront déchanter. La procédure ouverte en 2000 contre l’ancien maître de N’Djamena pour des atrocités présumées va connaître de nouveaux rebondissements dans les toutes prochaines semaines. Après avoir en vain envoyé une demande d’extradition en septembre 2005 et multiplié les offres de négociation sans obtenir de suite – le Sénégal se bornant à répondre qu’il ne se sent plus impliqué dans un dossier qu’il a transmis à l’UA à l’occasion de son sommet de Khartoum des 23 et 24 janvier 2006 -, la Belgique va passer à la vitesse supérieure. Ses ministres des Affaires étrangères et de la Justice ne vont pas tarder à engager une procédure d’arbitrage, préalable à une action judiciaire contre l’État sénégalais.
La garde des Sceaux belge, Laurette Onkelix, avait donné le ton dès le 26 janvier dernier, alors qu’elle répondait à une question au Parlement : « En cas de refus d’extradition, la Belgique demandera l’application de l’article 30 de la Convention contre la torture du 10 décembre 1984. [] La Convention prévoit en effet que l’État requis extrade la personne réclamée ou la fasse juger par une juridiction nationale. En cas d’échec de la négociation entreprise avec le Sénégal, un arbitrage sera demandé par la Belgique. Si les deux États n’arrivaient pas à un accord sur l’organisation de cet arbitrage dans les six mois de la demande, la Belgique soumettrait le différend à la Cour internationale de justice. »
À la clé, une condamnation pour non-respect de ses engagements internationaux d’un pays qui a signé et ratifié la Convention des Nations unies contre la torture de 1984. Laquelle lui fait obligation de juger ou d’extrader une personne accusée d’actes de torture se trouvant sur son territoire. Le Sénégal n’a fait ni l’un ni l’autre, depuis six ans que des poursuites ont été engagées contre le plus tristement connu des réfugiés vivant sur son sol. La demande d’extradition de la Belgique, qui a lancé le 19 septembre 2005 un mandat d’arrêt international contre l’ex-dictateur, n’y a rien fait.
Dakar s’expose à une autre procédure. Réactivée par des organisations de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch (HRW), une vieille plainte des victimes de l’ex-dictateur contre l’État du Sénégal va être tranchée sur le fond dans les prochains jours. Déposée après la décision du 20 mars 2001 de la Cour de cassation sénégalaise – qui estimait qu’Habré ne pouvait être jugé au Sénégal -, elle a conduit en avril 2001 le Comité des Nations unies contre la torture à prendre une mesure conservatoire : enjoindre au Sénégal de garder l’ex-chef de l’État tchadien sur son sol jusqu’à ce qu’il soit statué sur le fond. Ce qui ne saurait tarder.
Des condamnations par la CIJ et par le Comité des Nations unies contre la torture seraient malvenues pour un Sénégal qui a toujours su se faire une bonne image à l’étranger. D’autant qu’il est l’objet de plus en plus de réprobations internationales, y compris de la part d’institutions comme l’Union européenne avec lesquelles il a toujours entretenu de bons rapports de partenariat. Ainsi de la « résolution sur l’impunité en Afrique, en particulier le cas de Hissein Habré », datée du 16 mars 2006, dans laquelle le Parlement européen « invite le Sénégal à garantir à Hissein Habré un procès équitable, conformément à la Convention des Nations unies contre la torture, en l’extradant vers la Belgique ».
Loin d’être fortuite, cette position résulte d’un lobbying d’États et d’organisations qui ne cessent de multiplier les contacts avec les décideurs occidentaux et africains. Et le « travail politique », comme disent les associations de défense des droits de l’homme, ne s’arrête pas là. Amnesty International, Human Rights Watch et la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) engagent des démarches discrètes pour atteindre un objectif qu’elles jugent aujourd’hui primordial : faire entendre leurs préoccupations au Ceja, qui doit livrer les fruits de ses travaux avant le sommet de l’UA, prévu en juillet 2006 à Banjul. Appelé à trancher le sort judiciaire de Habré, le Comité a été constitué dans la plus grande discrétion. Ses cinq (ou sept) membres, dont les noms sont tenus secrets, doivent se réunir, fin mai, à Addis-Abeba, et rendre un rapport exclusivement destiné aux chefs d’État africains.
Dans une lettre datée du 20 mars, adressée à Denis Sassou Nguesso, président en exercice de l’UA, la secrétaire générale d’Amnesty, Irene Khan, s’insurge contre une telle opacité : « Je crois savoir que les membres du Comité ont déjà été nommés. [] Les noms des membres du Comité restent confidentiels même après leur désignation, et l’ordre du jour des réunions du Comité n’est pas divulgué. La société civile n’a pas la possibilité d’apporter de contributions utiles ni d’engager un dialogue fécond sur une question de la plus haute importance pour l’Afrique et le reste de la communauté internationale. »
Et Irene Khan d’ajouter : « Amnesty International vous prie instamment de veiller à ce que le rapport du Comité soit rendu public avant la session ordinaire de juillet 2006 afin de donner aux États membres, à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et à la société civile la possibilité de formuler leurs observations pour que l’assemblée de l’UA soit en mesure de prendre une décision en toute connaissance de cause. »
Dans la même lancée, Human Rights Watch (HRW) a adressé au Ceja un document confidentiel de 29 pages élaboré en avril 2006 et intitulé « Options envisageables pour traduire Hissein Habré en justice ». Dans cette correspondance fouillée, la puissante organisation américaine de défense des droits de l’homme propose au Comité de choisir entre trois solutions possibles : un jugement au Sénégal, l’extradition vers la Belgique ou la création d’un tribunal sénégalo-belge basé à Dakar. Elle exclut « la mise en place d’un nouveau tribunal africain ad hoc [qui] exigerait une volonté politique énorme, prendrait des années et coûterait probablement plus de 100 millions de dollars ». Et elle prend position : « Il ressort de cette étude que – quelle que soit l’issue de la consultation de l’UA – le Sénégal est tenu juridiquement de poursuivre ou d’extrader Hissein Habré. Human Rights Watch est, par ailleurs, parvenu à la conclusion que l’extradition de Habré vers la Belgique constitue l’option la plus tangible, la plus réaliste et la plus opportune pour s’assurer qu’il réponde effectivement des accusations portées contre lui dans le cadre d’un procès juste et équitable. »
Si elles s’abstiennent de le proclamer, les organisations des droits de l’homme et les associations de victimes sont en effet intimement convaincues que justice ne peut pas dans ce dossier être rendue en Afrique, vu les multiples dérobades de la justice sénégalaise, les amitiés utiles tissées par Hissein Habré dans l’entourage du président Abdoulaye Wade, ainsi que cette forme de corporatisme qui interdit à nombre de chefs d’État africains de livrer un de leurs ex-pairs à la justice.
Mais il en faut plus pour dissuader les plaignants qui y croient, encouragés par la remise, le 29 mars dernier, d’un autre dictateur, Charles Taylor, au Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone. Un état d’esprit que reflète ce titre d’une tribune publiée dans l’International Herald Tribune par Reed Brody, le tombeur de Pinochet aujourd’hui aux trousses de Habré : « Milosevic, Saddam, Taylor. Qui est le prochain ? »

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