Ahmed Ouyahia l’inoxydable

Deuxième volet de notre série consacrée aux Premiers ministres africains. Après la Tunisie, cap sur l’Algérie.

Publié le 2 mai 2006 Lecture : 8 minutes.

Ahmed Ouyahia (54 ans) n’est peut-être pas le chef du gouvernement le plus flamboyant de toute l’histoire de l’Algérie indépendante, mais il est celui qui, à ce jour, est resté à son poste le plus longtemps : près de six ans, en deux épisodes, le premier, du 31 décembre 1995 au 31 décembre 1998 ; le second, depuis mai 2003. Il fut par ailleurs, lors de sa première nomination, le plus jeune Premier ministre algérien de tous les temps : 43 ans. Pourtant, le moins que l’on puisse dire est que sa carrière de chef de gouvernement n’a pas été de tout repos ! Plus qu’aucun autre de ses onze prédécesseurs, il a été confronté à des situations épineuses et contraint de prendre des décisions impopulaires. Tête de Turc de la presse indépendante, qui annonce périodiquement son départ, il est de surcroît la cible des virulentes attaques de ses adversaires – ce qui n’a rien d’anormal – mais aussi, à l’occasion, de ses amis politiques. Bref, Ahmed Ouyahia a l’habitude de l’adversité.
Ce Kabyle qui n’a pas honte de son léger accent se définit comme un ould chaab, un fils du peuple. En politique, c’est self-made man. Il a 10 ans quand son pays accède à l’indépendance. Sa famille, qui est loin de rouler sur l’or, s’installe dans la capitale. À l’époque, Alger est La Mecque des mouvements de libération du monde entier. Son adolescence est bercée par la voix rauque de Cheikh M’hamed el-Anka, le grand maître de la musique chaâbi, et celle de Houari Boumedienne, dont le discours tiers-mondiste le séduit.
1971, c’est l’année du bac. Celle aussi de la nationalisation des gisements pétroliers de Hassi Messaoud et de Hassi R’mel. Le jeune Ouyahia s’inscrit à l’École nationale d’administration (ENA) et à Sciences-Po Alger. Il fera, en définitive, les deux. À l’époque, la vie politique est monopolisée par le Front de libération nationale, le parti unique. Mais l’université est devenue un champ de bataille entre les mouvements de gauche et des islamistes de mieux en mieux structurés. Ouyahia, qui n’a rien d’un étudiant turbulent, se tient à l’écart de ces querelles de chapelle, passe le plus clair de son temps à la bibliothèque et prépare fiévreusement ses examens. Il ne finira pas major de sa promotion, mais il n’a certes pas à rougir de son cursus universitaire.
Alors qu’il se prépare à une carrière dans la diplomatie, il est appelé sous les drapeaux. Coup de chance, la présidence de la République recherche désespérément des cadres : le jeune diplômé y est affecté et y passera ses vingt-quatre mois de service militaire. Il accède au saint des saints de l’administration et côtoie son héros : Houari Boumedienne. Très enrichissante, l’expérience s’achève en 1978, quand il rejoint le ministère des Affaires étrangères. En 1981, Ouyahia est numéro deux de l’ambassade d’Algérie en Côte d’Ivoire. Trois ans plus tard, il est conseiller à la Mission permanente de l’Algérie auprès des Nations unies, poste déterminant pour la suite de sa carrière. C’est à New York en effet qu’il devient l’un des meilleurs connaisseurs des dossiers ultrasensibles, celui du Sahara occidental notamment.
En 1989, Lakhdar Brahimi, qui dirige la diplomatie algérienne, l’appelle à ses côtés. Sa réputation d’africaniste prend forme. L’année suivante, Ouyahia est bombardé directeur général Afrique au ministère. En 1992, il est ambassadeur à Bamako. Bien que l’Algérie soit elle-même au bord du gouffre, il réussit la gageure d’en faire le garant des accords de paix entre le gouvernement malien et les rebelles de l’Azawad. Ayant confirmé son aptitude à gérer les dossiers les plus délicats, il est nommé, en 1993, secrétaire d’État à la Coopération et aux Affaires maghrébines, son premier poste gouvernemental.
Le contexte pourrait difficilement être plus défavorable. À peu près au même moment, l’Algérie bascule dans la guerre civile, la barbarie islamiste ensanglante villes et villages, et l’économie s’effondre. En 1994, le Haut-Conseil de l’État (HCE), la direction collégiale qui a remplacé le président Chadli Bendjedid en janvier 1992, est supprimé. Le général Liamine Zéroual devient chef de l’État et fait d’Ouyahia son directeur de cabinet, presque son maître à penser. En novembre 1995, quand il décide de se porter candidat à la présidentielle, il choisit l’ancien diplomate comme directeur de campagne, puis, après son élection, comme chef de son gouvernement.
La première décision d’Ouyahia ? Augmenter le prix des produits de première nécessité et ponctionner le salaire des travailleurs pour tenter de renflouer les finances publiques, preuve que sa popularité n’est pas son souci majeur. Le haut fonctionnaire qu’il n’a pas cessé d’être entend privilégier l’efficacité, fût-ce au détriment des considérations politiciennes. Pourtant, en 1998, il prend discrètement le contrôle du Rassemblement national démocratique (RND), le nouveau parti majoritaire, créé un an auparavant. Vainqueur des législatives de juin 1997, en dépit de graves accusations de fraudes, le RND ne parvient pas à se débarrasser de son étiquette de « parti de l’administration ». Les élections suivantes, en mai 2002, tournent à la déroute. Pour la première fois, Ouyahia découvre le goût amer de la défaite. Le RND est largement devancé par le FLN, mais aussi par les islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP ex-Hamas). Un vent de fronde souffle sur le parti, les retournements de vestes se multiplient. Ouyahia présente sa démission au Conseil national. Celle-ci est, dans un premier temps, acceptée, puis refusée. Le RND a encore besoin de ce Kabyle inoxydable qui sait encaisser les mauvais coups et prendre son temps avant de les rendre.
Entre-temps, à son instigation, le parti s’est aligné sur le programme du candidat Abdelaziz Bouteflika, élu pour la première fois en 1999 : libéralisme économique, réformes institutionnelles, amnistie des faits liés à la « tragédie nationale »… Son indéfectible soutien à la politique de « réconciliation » peut paraître surprenant, lui qui a longtemps été catalogué comme « éradicateur », terme désignant les partisans de l’interruption du processus électoral qui, en janvier 1992, priva l’ex-Front islamique du salut (FIS) d’une éclatante victoire. « Non, tout cela est parfaitement cohérent, explique-t-il. Si vous lisez attentivement le préambule de la Charte, vous verrez qu’elle ne laisse aucune chance au courant salafiste de revenir un jour sur la scène politique. Concernant ces gens-là, le terme éradicateur ne m’a jamais gêné. »
Si son premier passage au palais du gouvernement s’est fait par temps de disette, le second est placé sous le signe de l’abondance. Le bilan économique d’Ouyahia est plutôt flatteur : 5 % de croissance annuelle en moyenne, baisse spectaculaire du chômage, PIB supérieur à 100 milliards de dollars (3 100 dollars par habitant) au 31 décembre 2005, programme d’investissements avoisinant 100 milliards de dollars, multiplication des nouvelles infrastructures (routières et ferroviaires, notamment), règlement, au moins partiel, de la crise du logement Mais il n’est pas sûr qu’il tire un quelconque bénéfice politique de ces succès. Tout se passe comme s’il tressait les lauriers dont le président est ensuite coiffé.
Alors que les finances publiques sont prospères, que les cours mondiaux du pétrole ne donnent aucun signe d’essoufflement et que son parti fourbit ses armes en vue des législatives de mai 2007, le Premier ministre se refuse obstinément à augmenter les salaires – et notamment le SNMG, le salaire minimum garanti -, comme le réclament les syndicats et la majeure partie de la classe politique. « La structure de la croissance est trop dépendante des hydrocarbures et de l’investissement public. Si la masse salariale n’est pas maîtrisée, tous les efforts consentis pour conforter nos équilibres financiers auront été vains », plaide-t-il, au grand dam de ses partenaires de l’Alliance présidentielle.
Peu à peu, le FLN en vient à afficher sa différence. Quant aux islamistes du MSP, ils rallient les partisans d’une politique de croissance soutenue par une forte consommation – ce qui, bien sûr, suppose une augmentation du pouvoir d’achat. Relayé par la presse, le vent de la contestation forcit. Le limogeage d’Ouyahia est annoncé comme imminent par ses détracteurs et souhaité à demi-mot par ses alliés, Abdelaziz Belkhadem, le secrétaire général du FLN, qui se verrait bien occuper son fauteuil, et Bouguera Soltani, le président du MSP. Le 23 février, Bouteflika arbitre : « Si Ahmed a raison d’être prudent sur la question des salaires, je salue son courage politique. » Il est vrai que le chef de l’État a toutes les raisons d’être satisfait de son Premier ministre
À peine l’avait-il nommé à son poste que, le 21 mai 2003, le centre du pays était ravagé par un tremblement de terre : trois mille morts, des centaines de milliers de sinistrés et 5 milliards de dollars de dégâts. Or Ouyahia est parvenu à tenir les promesses de Bouteflika : reconstruction et relogement des sans-abri ont lieu dans les temps. Par ailleurs, il est patiemment parvenu à dénouer la crise kabyle, qui durait depuis trois ans, d’abord en engageant le dialogue avec les arouch, ces comités de tribus qui étaient le fer de lance de la contestation, puis en trouvant une solution négociée. Et c’est ainsi que, pour la première fois, on a pu voir un chef du gouvernement algérien prononcer un discours officiel en tamazight, la langue berbère… Enfin, Ouyahia a fort bien « tenu la baraque », fin 2005, quand le président soignait un méchant ulcère hémorragique à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce. Et comme le fonctionnement et l’animation de l’exécutif n’ont jamais posé de problème et que le traitement des dossiers a gagné en rapidité par rapport à l’ère Ali Benflis, son prédécesseur
Ahmed Ouyahia soigne certes sa stature d’homme d’État, mais toujours à l’ombre du président. « Jamais je ne me présenterai à une élection contre Abdelaziz Bouteflika », jure-t-il. Se sent-il néanmoins un « destin national » ? « Je suis déjà comblé, répond-il. Ici ou ailleurs, à ce niveau ou à un autre, j’ai l’occasion d’acquitter ma dette à l’égard de ce pays, dont l’école et l’université, tant décriées aujourd’hui, m’ont formé sans que mes parents aient eu 1 dinar à verser. Ma seule ambition est de servir l’Algérie. » Prudence diplomatique ? Promesse de politicien ? « Ni l’un ni l’autre, estime un énarque de sa promotion, il n’a jamais exclu de servir son pays en tant que président de la République. » Bien sûr, il y a loin de la coupe aux lèvres. L’Algérie est si complexe que bien des paramètres, même les plus improbables, doivent être pris en compte. Mais cela, Ahmed Ouyahia le sait mieux que personne.

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