Sifca, une aventure ivoirienne
En ce mois d’octobre 2014, Sifca, le premier groupe privé de Côte d’Ivoire, fête ses 50 ans. Un demi-siècle de vie tumultueuse pour l’ancien leader du cacao, devenu le numéro un africain de l’huile de palme et du caoutchouc.
Vision
Ce qui caractérise Lambelin, c’est une vision précise du chemin à parcourir. Sifca n’a conservé aucun écrit ou presque, même interne, de sa rapide ascension, mais celle-ci n’est en rien due au hasard. « La stratégie mise en œuvre par Sifca mérite d’être détaillée, car son caractère extrêmement volontariste est exceptionnel dans l’environnement économique africain. Il est aussi exemplaire des logiques à l’œuvre dans le monde de l’industrie », soulignait en 2001 Bruno Losch, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). « Le groupe a fait le choix de poursuivre son intégration verticale à partir de son usine Unicao en s’adaptant le plus possible aux nouvelles caractéristiques de la demande des chocolatiers, poursuivait l’économiste. À partir de sa production de beurre, il s’est lancé dans la production de beurre de cacao liquide, qui correspond aux nouveaux standards d’approvisionnement de la chocolaterie tout en offrant une valeur ajoutée supplémentaire. La grande originalité pour une entreprise ivoirienne – et une première pour un pays producteur – vient du lieu de réalisation de l’investissement industriel, puisque c’est un site européen qui a été retenu afin d’être plus proche des clients. »
Avec 200 000 à 250 000 tonnes de cacao traité par an, Sifca devient le numéro un mondial.
Deux décennies avant que des groupes nord-africains pensent à s’installer en Europe, Sifca a en effet déjà franchi le pas. Aux Pays-Bas, le groupe dispose d’une société de négoce, Unicom. En 1992, il crée Nord Cacao à Gravelines, près de Dunkerque, en France. Peu de temps après, il récidive en Espagne en prenant une part minoritaire dans une très ancienne société familiale de transformation de cacao, Indcresa. La production des sites français et espagnol dépendant de celle d’Unicao, l’usine ivoirienne de Sifca, la capacité de celle-ci sera doublée au milieu des années 1990. Quant à Nord Cacao, qui produit du beurre liquide filtré, désodorisé et livré en camions-citernes, en flux tendu, aux grands chocolatiers européens, sa capacité annuelle de traitement est portée de 18 000 à 40 000 tonnes entre 1992 et 1998. Le groupe ivoirien peut ainsi satisfaire les besoins de ses clients, européens pour la plupart. Avec Yves Lambelin, Sifca va vite.
Un nom bafoué
Malgré le poids économique du premier groupe privé ivoirien, le nom de Sifca (pour Société immobilière et financière de la côte africaine) est peu connu. Depuis une décennie, le groupe préfère communiquer sur ses marques destinées à la grande consommation dans le sucre et l’huile de palme. « Le nom Sifca a été très connu dans les années 1990 et résonne encore aux oreilles de nombre d’acteurs du cacao, mais cela n’a jamais été une marque », explique un proche du groupe.
Dans les années 2000, l’histoire joue un mauvais tour à Sifca. Lors du désengagement du cacao, une organisation issue du monde paysan reprend le siège historique de la société et une partie de son nom : Sifca-Coop. Quelques années plus tard, celle-ci est prise dans la tourmente des fraudes et manipulations financières d’une partie des barons du cacao apparus sous l’ère Gbagbo. Le nom de Sifca aura longtemps été affecté par ce délicat voisinage. F.M.
« À la fin des années 1980, le groupe traitait entre 80 000 et 100 000 tonnes de cacao par an, explique un proche de l’entreprise. Dix ans plus tard, le chiffre était monté à 200 000, voire 250 000 tonnes, soit plus d’un quart de la production ivoirienne de l’époque. » Sifca devient le numéro un mondial du cacao. Le géant américain Grace Cocoa entre à son tour de table en 1996 à hauteur de 30 %. Poussé par son développement rapide et le rachat, en 1999, de Jean Abile Gal (JAG), propriété depuis quelques années d’un autre homme d’affaires ivoirien, François Bakou, Sifca envisage très sérieusement de s’offrir son grand frère américain. Le groupe réalise alors un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros. Lorsque s’ouvre la campagne 1999-2000, il obtient ce qui restera l’un des plus importants financements : une centaine de millions d’euros auprès d’une dizaine de banques.
Chute brutale
C’est alors que Sifca connaît la plus grande rupture de son histoire : le rêve cacao prend fin en quelques mois. Le 12 août 1999, sous la pression des bailleurs de fonds, le président ivoirien Henri Konan Bédié (HKB) libéralise la filière cacao sans la moindre mesure d’accompagnement. « La fin de la Caisse de stabilisation a été terrible, souligne un négociant. Avant, les prix étaient garantis pour dix-huit mois. Du jour au lendemain, on est passé aux prix du marché. » Nombre de négociants ne s’en remettront pas, et Sifca passe très près de la faillite. Dès le début de la campagne suivante, en octobre, l’américain Cargill pénètre sur le marché avec la brutalité coutumière à l’activité de négoce, utilisant sa puissance financière pour tuer la concurrence.
Sifca se retrouve incapable d’honorer quelques très gros contrats, notamment un portant sur plusieurs dizaines de milliers de tonnes. En décembre 1999, c’est le coup d’État : le général Robert Gueï renverse HKB. Les nouvelles autorités s’acharnent sur Sifcom, la maison mère de Sifca, soupçonnée d’appartenir à Bédié, proche depuis l’enfance de Pierre Billon. Pour ne rien arranger, le numéro un du cacao est très endetté à moyen terme à la suite du rachat de JAG. Billon et Lambelin prennent alors une décision stratégique : quitter la filière cacao. En 2001, l’essentiel des activités historiques du groupe sont vendues à Archer Daniels Midland (ADM), qui a racheté Grace Cocoa en 1997. Les quelques actifs cacao qui restent, notamment le site historique du groupe, sont cédés à une structure issue du monde agricole ivoirien, Sifca-Coop (lire encadré p. 24). La page du cacao est tournée, trente-huit ans après les débuts de Sifca. « Ce fut une énorme déception pour Yves Lambelin », souligne Jean-Jacques Desplanches, un dirigeant historique du groupe. Fatalement, le chiffre d’affaires est divisé par cinq en trois ans.
Diversification
Si la Sifca de Jean-Louis Billon, qui a succédé à son père en 2001, sort du gouffre quatre ans plus tard, c’est grâce à la diversification entamée par Yves Lambelin dans les années 1990. À cette époque, le directeur général saisit les opportunités qui se présentent à l’occasion de la vague de privatisations lancée par Bédié et pilotée par Jean-Claude Brou. Ce dernier, conseiller économique et financier du Premier ministre Daniel Kablan Duncan (1993-1999), entend alors favoriser l’émergence de groupes locaux. À part quelques golden boys qui se brûleront rapidement les ailes, Pierre Billon est le seul réellement crédible. Après s’être essayé un temps à la culture et au négoce du riz, Sifca décroche en 1993 la privatisation de Cosmivoire, un transformateur d’huile de palme, et, en 1997, il récupère, en association avec Blohorn, certains actifs de Palmindustrie. Une autre entreprise publique, Sodesucre, finit la même année dans son escarcelle – elle deviendra Sucrivoire. En 1999, en reprenant JAG, Billon et Lambelin s’offrent également la Société internationale de plantations d’hévéas (SIPH), très active en Côte d’Ivoire. sauvetage.
Le retour en force est scellé via des alliances avec les plus grands : Michelin en 2006 puis Wilmar et Olam l’année suivante.
Yves Lambelin pressent-il les difficultés à venir ? Consciemment ou non, il prépare en tout cas, à l’époque, le sauvetage financier du groupe, dont il est le deuxième actionnaire de référence après la famille Billon. Car si les temps sont durs en 2001 et 2002, la forte remontée des cours de l’hévéa après cette période – multipliés par cinq en quatre ans – permet à Sifca de redresser ses finances. Ce retour en force sera scellé par la suite via des alliances avec les plus grands : Michelin entre en 2006 au tour de table de SIPH ; et, l’année suivante, le groupe ivoirien noue un partenariat dans l’huile de palme avec le leader mondial du secteur, le singapourien Wilmar, et le négociant Olam. C’est avec eux qu’il développe, malgré la crise ivoirienne, l’usine Sania, plus grande raffinerie d’huile de palme en Afrique. Les deux grands piliers du nouveau siècle pour Sifca sont en place : le caoutchouc naturel et l’huile. Le sucre reste le troisième pôle, mais n’a qu’une place marginale, pour l’instant, dans la stratégie du groupe ivoirien.
Redevenu un géant
Moins d’une décennie après l’effondrement de l’activité cacao, Sifca est redevenu un géant agro-industriel, solidement installé, outre en Côte d’Ivoire, au Nigeria, au Ghana et au Liberia, et qui ne dépend plus d’une seule ressource agricole. Depuis le décès d’Yves Lambelin, assassiné en 2011 en pleine crise postélectorale, le groupe a ralenti la cadence. Mais il est un projet majeur qu’il continue de nourrir et qui devrait devenir son troisième grand pilier : la production énergétique à partir de biomasse. Baptisé Biovéa, ce programme porté par Biokala, une discrète filiale de Sifca, prévoit la construction et l’exploitation d’une centrale de 42 MW à Aboisso, à une centaine de kilomètres à l’est d’Abidjan. Le site utilisera les troncs de palmiers (ainsi que les feuilles) récupérés dans le cadre des activités des plantations villageoises et industrielles d’huile de palme. Premier producteur d’huile de palme et de caoutchouc en Afrique, le groupe dispose d’une ressource inexploitée qui pourrait devenir son autre grand pôle d’activité, sur un continent qui manque cruellement d’énergie. À 50 ans, Sifca est bien loin d’avoir fini d’écrire son histoire.
Histoire de familles
Pierre Billon a créé l’entreprise, Yves Lambelin l’a développée. Alors que ces deux figures historiques ont disparu, leurs fils respectifs ont pris la relève.
Sifca" class="caption" style="margin: 4px; border: 0px solid #000000; float: left;" />Derrière Sifca, il y a deux familles : celle des Billon et celle d’Yves Lambelin. La première a fondé le groupe agro-industriel tout en développant en parallèle d’autres activités au sein du holding Sifcom (notamment dans l’automobile et les télécoms, avec Comafrique et différentes participations, dont une dans Orange Côte d’Ivoire). Feu Pierre Billon, fils d’une Ivoirienne et d’un négociant français de viande (même de viande d’éléphant !) en était la figure de proue : c’est lui qui a créé et fait croître le groupe. Ses quatre fils ont un point commun avec lui : la discrétion.
Jean-Louis, qui a fait le choix de la politique, est l’aîné. Depuis qu’il est ministre, il a laissé à son frère Pierre la direction des affaires familiales. Hervé est décédé en 2012. David se passionne pour le projet de Biokala. Moins connue, la famille Lambelin est également au cœur de l’aventure Sifca. À partir des années 1980, à la faveur du désengagement des autres fondateurs du groupe, dont les familles Tardivat et Baudoin, Yves Lambelin monte au capital tout en conservant les manettes. Véritable artisan du repositionnement stratégique de Sifca, il a été assassiné en avril 2011, en pleine crise postélectorale. Alassane Doumbia, son fils adoptif, est désormais vice-président de Sifca. Il aurait hérité, selon des proches du groupe, du caractère visionnaire de son père. F.M.
L'éco du jour.
Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Économie & Entreprises
- La Côte d’Ivoire, plus gros importateur de vin d’Afrique et cible des producteurs ...
- Au Maroc, l’UM6P se voit déjà en MIT
- Aérien : pourquoi se déplacer en Afrique coûte-t-il si cher ?
- Côte d’Ivoire : pour booster ses réseaux de transports, Abidjan a un plan
- La stratégie de Teyliom pour redessiner Abidjan