En Tunisie, le désarroi du pêcheur qui enterre les migrants naufragés
Offrir une sépulture digne aux migrants morts en mer, c’est le combat de Chamseddine Marzoug. Ce pêcheur a transformé l’ancienne décharge de Zarzis en « cimetière des oubliés ». Aujourd’hui, il cherche des fonds pour en aménager un nouveau. En vain.
C’était en 2014. Une embarcation de fortune avait fait naufrage au large de Zarzis, dans le sud-est de la Tunisie, entraînant la mort de 53 Syriens et d’un Soudanais. « Il y avait des cadavres de femmes enlaçant leurs bébés… Ces souvenirs me hantent. Ces cadavres restent gravés dans mon cerveau », raconte Chamseddine Marzoug, la voix tremblante.
Sans croix, ni stèle
Depuis 2010, avec d’autres pêcheurs, Chamseddine Marzoug accompagne les autorités tunisiennes afin de secourir les naufragés, dont « certains prennent la mer à bord de simples bateaux pneumatiques ». En arabe, on les appelle « les embarcations de la mort ». Les bateaux de fortune qu’utilisent les passeurs, l’ancien pêcheur en voit constamment lors de ses virées avec les gardes-côtes tunisiens.
À la morgue, il récupère les corps qu’il place dans des sacs mortuaires. Des membres de la police ou de la marine lui prêtent souvent main forte. Il emprunte une voiture à des connaissances pour transporter ensuite les dépouilles jusqu’au « cimetière des inconnus ». Des fleurs et des planches de bois numérotées, dans un paysage rocailleux. Sans croix, ni stèle, le « cimetière des inconnus » n’a rien d’une nécropole ordinaire, tout comme les destins de ceux qui y sont enterrés. « La vie les a rejetés. Alors, dans leur mort, il faut leur donner des funérailles dignes et dans le respect. C’est la moindre des choses », martèle Chamseddine Marzoug.
L’ancien pêcheur de 52 ans a érigé ce cimetière en 2010 sur les ruines de l’ancienne décharge de Zarzis, cédée par la municipalité, avec l’ambition qu’un jour il sera possible de les identifier.
Depuis la fin de l’embargo sur la Libye en 1999, nous faisons face à ce problème
Au lendemain de la tragédie de Kerkennah, alors que des familles tunisiennes pleurent leurs morts, des corps restent non identifiés. « Je connaissais des gens qui ont embarqué sur ce bateau », lâche, amer, Chamseddine Marzoug, qui a croisé certains d’entre eux dans le foyer de migrants de Zarzis, située à 130 kilomètres au sud-est de l’archipel de Kerkennah.
Les patrouilles de la marine nationale ont sauvé une soixantaine de personnes et repêché près de 84 cadavres. Mais tous craignent un bilan bien plus lourd. « Depuis la fin de l’embargo sur la Libye en 1999, nous faisons face à ce problème. C’est allé en empirant depuis 2011 », constate l’ancien pêcheur.
Inlassable colère
Tel Sisyphe, inlassable, il enterre les corps de migrants venus principalement d’Afrique subsaharienne, partis de Libye et échoués sur les rivages de sa ville. Un combat qu’il mène quasiment en solitaire. Mais ce ne sont pas les dieux que Chamseddine défie. Seulement l’état du monde et ceux qu’il considère comme les responsables de la crise humanitaire actuelle. Et en premier lieu « l’Union européenne qui protège ses frontières au détriment de l’humanité ».
En une dizaine d’années, il a enterré près de 400 corps, 77 rien qu’en 2017, dont les premiers au cimetière municipal. Seuls deux ont été identifiés par des proches qui ont survécu aux naufrages : Rose-Marie du Nigeria et Najoua du Cameroun.
À présent, cette nécropole de fortune est pleine. Pourtant, il ne prévoit pas de s’arrêter là. Le mois dernier, il a récolté près de 4 000 dinars via une levée de fonds sur internet afin d’acheter un terrain pour construire un nouveau cimetière où il souhaite bâtir une chambre mortuaire pour laver les corps. Il reste encore à trouver 3 500 dinars, soit 1 700 euros. « Ce n’est rien comparé aux budgets colossaux des organisations internationales », assène-t-il.
Ses demandes auprès de l’UE et des autorités tunisiennes pour obtenir à des aides afin de financer une nouvelle nécropole sont restés sans effet. « Je sais que la Tunisie est également un pays pauvre, mais les élus et dirigeants des deux côtés de la Méditerranée brassent de l’argent pendant que des gens meurent », accuse-t-il, la voix tremblante.
« Protégeons les humains et non les frontières ». Ce cri du cœur, Chamseddine Marzoug est venu le lancer en avril dernier devant les députés européens, armé de photographies de ce qu’il voit tous les jours. Mais « l’horreur des corps démembrés par la mer », si elle a suscité « un choc chez les députés », n’a pas permis d’obtenir une promesse d’aide. « Je n’attends plus rien des gouvernants d’Europe ou de Tunisie, seuls les peuples peuvent changer les choses. »
Chamseddine a aussi l’ambition d’ériger un lieu de commémoration en mémoire des migrants morts en mer, « une manière de se souvenir d’eux ». Mohsen Lihidheb, un ami artiste, récolte depuis 20 ans les objets des migrants naufragés échoués sur les rivages, afin de les exposer dans un musée de la mémoire de la mer.
Malgré tout, Chamseddine veut se souvenir des belles rencontres, comme cette fois où il a assisté à une naissance à bord de l’Aquarius, navire d’une ONG sauvant des naufragés en Méditerranée. « C’était magique », confie-t-il, ému.
« Le dernier costume n’a pas de poches, face à la mort, nous sommes tous humains. Il n’y a aucun papier ou nationalité qui vaille », assène l’ancien pêcheur. Mais Chamseddine Marzoug s’occupe aussi des vivants. Blessé à la jambe, le père de famille ne peut plus prendre la mer depuis deux ans et vit désormais de petits boulots. Quand il ne travaille pas, il partage le temps qui lui reste entre son activité de bénévole au Croissant rouge, son cimetière et le foyer de migrants. Il apporte nourriture et couchages, en faisant appel à la solidarité des habitants de Zarzis.
Zarzis, une ville au cœur de la tragédie
La petite ville, située à une soixantaine de kilomètres de la Libye, est aux avant-postes du drame humanitaire qui se joue en Méditerranée. Les courants amènent ici les embarcations qui partent de Farwa, en Libye… Les Zarsissiens s’émeuvent d’autant plus de ces drames à répétition que les fils du village tentent, eux aussi, la traversée mortelle. Les propres fils de Chamseddine ont pris la mer il y a deux ans, âgés alors de 17 et 21 ans, malgré les efforts de leur père pour les retenir…
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