La galaxie Gbagbo

Dans la perspective de la prochaine présidentielle, le chef de l’État met en uvre sa propre machine électorale. Son entourage intègre de nouvelles personnalités, mais garde le même socle : la famille, l’ethnie, le parti.

Publié le 31 mars 2008 Lecture : 10 minutes.

Après moult manuvres destinées à retarder le processus électoral à défaut de pouvoir le maîtriser, le chef de l’État ivoirien, Laurent Gbagbo, est aujourd’hui prêt à braver le suffrage universel, convaincu qu’il a toutes les chances de remporter la future présidentielle. Après cinq ans et demi de crise, tous les repères politiques traditionnels de la Côte d’Ivoire ont été bouleversés. Historiquement minoritaire dans le pays, le Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir) a su tirer profit, dès l’éclatement de l’insurrection armée en septembre 2002, du mécontentement de l’opinion publique. Gbagbo s’est positionné en défenseur de la Côte d’Ivoire agressée, contre ses adversaires politiques, Henri Konan Bédié du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et Alassane Dramane Ouattara du Rassemblement des républicains (RDR), décrits comme les « alliés des agresseurs étrangers ». Le discours présidentiel a touché une certaine frange de la population, dont la fibre nationaliste a été ravivée par la crise. Occupé à consolider son pouvoir pendant plus de cinq ans, le chef de l’État met aujourd’hui la dernière main à sa propre machine de conquête électorale. Le système Gbagbo évolue, écarte certains pour en intégrer d’autres, même s’il garde le même socle : la famille, l’ethnie, le parti
Le 21 février dernier, le numéro un ivoirien s’est rendu pour la première fois au siège du Congrès national de la résistance pour la démocratie (CNRD). Véritable melting-pot, cette organisation fondée en 2006 pour soutenir sa candidature est composée de vingt-sept partis, syndicats et associations. Son état-major reflète toute sa diversité : son président, l’écrivain Bernard Dadié, travaille de concert avec la secrétaire générale, Simone Gbagbo, et le vice-président, Laurent Dona Fologo, ancien baron du PDCI. Incarnation la plus large du camp présidentiel, le CNRD compte des figures de proue du PDCI, anciens ministres et collaborateurs directs de Félix Houphouët-Boigny : Maurice Séry Gnoléba, Denis Bra Konan, Vincent Pierre Lokrou, Camille Alliali
Le système Gbagbo s’étoffe en dégarnissant les chapelles politiques adverses. Communiste dans une autre vie, doté d’une expérience forgée au cours de ses années de clandestinité, le « camarade Laurent » est expert dans l’art de pactiser en coulisses avec « l’ennemi ». Depuis 2006, pas moins de dix partis sont nés de dissidences dans les rangs de ses adversaires. Après avoir été plusieurs fois reçu au Palais, Zémogo Fofana, cacique du RDR et président du Conseil régional de Boundiali, a quitté le mouvement d’Alassane Ouattara pour former l’Alliance pour une nouvelle Côte d’Ivoire (ANCI) au début de l’année 2007.
Gbagbo ratisse large, s’allie à un maximum de forces pour aller aux élections, mais renforce chaque jour davantage sa garde rapprochée. Les vicissitudes de la vie politique et la fluctuation des enjeux l’ont éloigné de quelques-uns qui furent ses affidés au début de la crise.

Prise de distances
Certains se sont éliminés d’eux-mêmes en manifestant leur désaccord avec certaines décisions du « patron ». D’autres ont fini de servir, et ne sont plus utiles dans le contexte actuel. Ainsi du « pasteur » Moïse Loussouko Koré, 52 ans, fondateur de l’église Shekinah Glory Ministries, conseiller spirituel et agent multicarte de Gbagbo il y a quelques années, qui se rendit en octobre 2002 en Angola afin que la Côte d’Ivoire puisse racheter une partie du stock d’armes commandé par Luanda à certains pays d’Europe de l’Est. C’est également lui qui, avec Bertin Kadet, conseiller militaire du chef de l’État, s’est occupé des acquisitions d’équipements militaires un peu partout dans le monde au début du conflit avec les Forces nouvelles. Jadis indispensable et omniprésent au Palais, Koré rumine, amer, sa mise à l’écart. Il partage ce sort avec le président de l’Assemblée nationale et président du FPI, Mamadou Koulibaly, 51 ans, idéologue du régime, tenant de la ligne dure du camp présidentiel depuis le début de la crise, coupable d’avoir affiché son désaccord avec le chef de l’État au lendemain de la signature de l’accord de Ouagadougou du 4 mars 2007. La rupture entre Gbagbo et Koulibaly a des relents de tragédie grecque, émaillée de rumeurs alimentées par une affaire privée, qui serait en fait la véritable cause de la dégradation de leurs rapports. Autre membre de la galaxie devenu moins assidu à la résidence du président, haut lieu des discussions de stratégie politique, Charles Blé Goudé. Le leader des Jeunes patriotes dirigea le bataillon de la rue qui sauva le régime en constituant un bouclier humain autour de Laurent Gbagbo, y compris contre les chars français au cours des événements de novembre 2004. Considérant avoir terminé sa « mission » le jour où le chef de l’État a signé avec Guillaume Soro, le leader des Forces nouvelles, un accord issu d’un « dialogue direct », Blé Goudé s’attelle aujourd’hui à gérer sa vie professionnelle et à recycler ses troupes (voir encadré). À un des proches du « patron » qui l’a récemment interpellé sur ses visites espacées, il a répondu : « Je ne veux ni gêner ni encombrer. Je ne vais pas au Palais sans motif valable. J’aime être attendu quand je m’y rends. » Tout est dans la réponse de celui que Gbagbo définit comme « le plus grand sorcier » (entendez le plus brillant homme politique) de sa génération.

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Le sens de la famille
Si ce « fils spirituel » a pris un peu de distance, la famille naturelle se soude chaque jour davantage. Noyau dur du système, elle fonctionne en équipe. Si elle se fait plus discrète dans les médias et évite les polémiques, Simone Ehivet, 59 ans, épouse du chef de l’État, vice-présidente du parti présidentiel, secrétaire générale du CNRD, présidente du groupe parlementaire du FPI à l’Assemblée nationale, est plus que jamais un pilier du régime.
« Simone », comme l’appellent ses compatriotes, reste, incontestablement la personne la plus influente de l’entourage présidentiel. Au cours de ces derniers mois, le chef de l’État n’a signé aucun document sans son aval. Le 2 mars 2007, alors que les négociations de Ouagadougou sont bouclées, Gbagbo transmet le projet d’accord à la première dame. Après vingt-quatre heures au cours desquelles elle a minutieusement décortiqué le document, celle-ci revient vers son époux : « Il nous est difficile d’obtenir plus que cela. Signons. » Gbagbo convoque illico Désiré Tagro, chef de file des négociateurs du camp présidentiel, et lui dit : « Va dire au président Blaise Compaoré que j’arrive demain à Ouaga pour signer l’accord. »
Mi-février 2008, c’est encore elle qui donne un avis favorable pour que la version définitive du cahier des charges relatif aux opérations préélectorales, au sujet duquel la présidence et la primature s’opposent, soit remise à Sagem Sécurité, société française désignée pour procéder à l’identification de la population et à la confection des cartes d’identité et d’électeur.
Un nouveau venu dans la famille, Stéphane Kipré, 27 ans, qui a épousé, le 29 juin 2007, Gado, l’une des jumelles Gbagbo, prend de plus en plus de place dans cette galaxie. Ce Bété, comme le chef de l’État, multiplie les déplacements et les gestes de générosité dans sa ville d’origine, Daloa, dans l’Ouest, où il ambitionne de se présenter aux futures élections locales et législatives. Vite converti, Kipré est devenu l’un des ardents défenseurs de son beau-père. Le 22 novembre 2007, c’est lui-même qui, à la tête d’un groupe d’hommes, fait une descente au siège du Courrier d’Abidjan pour procéder à sa fermeture. Après avoir acheté les actions de Théophile Kouamouo dans ce quotidien de la « presse bleue » (favorable au camp présidentiel), il n’a pas apprécié que son associé, Sylvestre Konin, adopte un ton critique vis-à-vis du Palais. Le Courrier d’Abidjan fermé, Kipré a créé sur ses cendres un nouvel organe résolument pro-Gbagbo dénommé Le Quotidien.
Dans la famille, on ne badine pas avec la loyauté. Ni avec le pouvoir pour la conservation duquel tous s’impliquent. « Intime » du chef de l’État, l’ex-journaliste Nady Bamba n’est pas en reste. Créatrice du Temps, devenu le plus lu des « journaux bleus », elle met Cyclone, sa société de communication, au service de l’image de Gbagbo. Mais également ses origines dioulas. Elle multiplie les déplacements auprès des notabilités religieuses et coutumières du nord du pays, d’où elle est originaire, pour faciliter leurs rapports avec le chef de l’État.

Premier cercle
En dehors des membres de la famille, les autres maillons du système sont des variables. Les hommes et les femmes vont et viennent. Les grâces et disgrâces se succèdent. Une seule femme a résisté à toutes les tempêtes pour rester au cur du pouvoir : la directrice adjointe du cabinet présidentiel, Sarata Touré, épouse de Laurent Ottro Zirignon, président du conseil d’administration de la Société ivoirienne de raffinage (SIR). Cette dame de fer, aussi discrète qu’efficace, a été un moment surpassée par Désiré Tagro (passé du poste de conseiller juridique à celui de ministre de l’Intérieur après avoir été porte-parole du chef de l’État) qui avait le vent en poupe au lendemain de la signature de l’accord de Ouagadougou. Mais les choses ont très vite tourné au désavantage de Tagro, évincé le 7 décembre du Comité d’évaluation et d’accompagnement (CEA) de l’accord.
De Pretoria aux coulisses du département d’État américain, de Ouagadougou aux autres capitales d’Afrique francophone, Sarata est l’émissaire par excellence du président. Grâce à sa bonne maîtrise de l’anglais, elle « gère » les rapports de son patron avec le monde anglo-saxon, et entretient les contacts avec les lobbies aux États-Unis. Tels celui de Bob Dole, candidat républicain malheureux contre Bill Clinton à la présidentielle de 1996, souvent sollicité par le pouvoir d’Abidjan, et le groupe de pression Quinn Gillespie & Associates, au service de l’État ivoirien depuis octobre 2004. C’est encore Sarata qui approche et discute avec les membres de l’opposition avec lesquels Gbagbo veut prendre langue. Elle partage ce rôle avec une autre personnalité très discrète : Sokoury Bohui, questeur à l’Assemblée nationale, gérant de La Refondation, qui édite La Voie, organe du FPI. À la fin janvier 2008, c’est lui qui conduit une délégation du FPI pour une discrète visite de courtoisie à Alassane Ouattara à son domicile, à Abidjan. Dans la nuit du 7 au 8 mars, c’est encore lui qui offre l’hospitalité, dans la résidence qu’il possède dans son village de Gbigbikou, à Guillaume Soro qui sortait d’un dîner avec le chef de l’État, à Mama, à quelques kilomètres de là.
Gbagbo a confié à Bohui une mission délicate, que ce dernier est en train de mener avec doigté : approcher les leaders de l’opposition pour les convaincre d’accepter qu’il y ait plus de délégués de la mouvance présidentielle au sein de la Commission électorale indépendante. Le chef de l’État n’affecte des tâches en rapport avec le processus électoral qu’à des hommes de confiance. Tel son conseiller spécial Aubert Zohoré, dont il a fait son représentant au sein de la commission sur l’identification de la population, et qu’il a failli proposer comme candidat de rechange au poste de gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) après que Paul-Antoine Bohoun Bouabré eut été recalé.

Politique business
Le système Gbagbo n’est pas fait que de politiques. Des hommes d’affaires et dirigeants de grandes entreprises y jouent leur partition : le businessman Victor Ekra, 67 ans, autrefois dans la papeterie, l’agro-industrie et la location de voitures, devenu gestionnaire des affaires de son père Mathieu, inamovible ministre d’Houphouët-Boigny ; le directeur de la Société nationale d’opérations pétrolières (Petroci), Kassoum Fadika ; l’architecte Pierre Fakhoury, qui, bien que proche du chef de l’État, parvient à maintenir d’excellentes relations avec les adversaires politiques de celui-ci Mais également Marcel Gossio, le directeur du Port autonome d’Abidjan, que Gbagbo a fait revenir à son poste après une suspension consécutive au scandale lié au déversement à Abidjan, en août 2006, de déchets toxiques acheminés par le cargo Probo Koala. Le chef de l’État n’a pas voulu lâcher ce Guéré de 57 ans, cadre de son parti. Comme il a naguère résisté avant de se défaire de Bohoun Bouabré, 51 ans, ministre des Finances de janvier 2001 à décembre 2005.
Devenu ministre d’État chargé du Plan et du Développement, celui-ci a perdu la position centrale qu’il occupait quand il contrôlait le nerf de la guerre. Autrefois redouté, ce Bété, natif de Saioua, dans le Centre-Ouest, est aujourd’hui menacé jusque dans son fief électoral d’Issia, où il préside le Conseil régional. Désiré Tagro lui dispute de plus en plus ouvertement le leadership sur leur région commune. Avec la bénédiction de Gbagbo ?
Comme sur un damier, le président déplace les pions, fait et défait les carrières. De source proche de son entourage, il réfléchirait à un énergique coup de balai qui pourrait toucher certains membres de sa garde rapprochée, composée notamment de son chef de cabinet, Kuyo Théa Narcisse, son directeur du protocole, Eugène Allou Wanyou, et son porte-parole Gervais Coulibaly. Première victime connue, son aide de camp, le colonel Logbo, écarté au début du mois de mars et qui serait sur le point d’être affecté à l’ambassade de Côte d’Ivoire à Téhéran, en Iran. La roue du pouvoir tourne sur les bords de la lagune Ébrié.

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