Comment l’Afrique perd ses médecins

Meilleurs salaires, conditions de travail confortables… Près de 20 % des praticiens du continent ont choisi de s’établir dans les pays riches. Qui ne font rien pour stopper l’hémorragie.

Publié le 31 mars 2008 Lecture : 6 minutes.

De l’émigration africaine vers l’Europe, le public occidental a surtout en tête les images de clandestins s’entassant sur des embarcations de fortune pour tenter de rejoindre l’eldorado. Ou celles, dans l’autre sens, de sans-papiers qu’on met de force dans des avions, à Paris ou à Bruxelles, afin de les ramener dans leur pays.
Mais l’exode africain revêt d’autres aspects, dont certains, bien que peu spectaculaires, n’en ont pas moins de lourdes conséquences. C’est le cas de ce qu’on appelle la fuite des cerveaux. Ingénieurs, enseignants, informaticiens, cadres et techniciens en tout genre Ils sont des dizaines de milliers chaque année à quitter leur pays. Si l’Afrique exporte ses matières premières, elle exporte aussi sa matière grise.

Chez l’ancien colonisateur
Le phénomène n’épargne pas le corps médical. Une étude publiée en janvier par un organisme américain, le Center for Global Development (CGD), montre que près de 20 % des médecins africains travaillent aujourd’hui dans des pays riches. Le pourcentage atteint même 28 % pour l’Afrique subsaharienne.
On a souvent dit qu’il y a plus de médecins béninois en France qu’au Bénin. Ce n’est pas tout à fait exact. En 2006, selon l’étude du CGD, 405 praticiens nés au Bénin exerçaient dans leur pays contre 224 à l’étranger, soit 36 % (un taux très élevé néanmoins). Ce qui est vrai, en revanche, c’est que l’écrasante majorité (92 %) sont établis en France. Même constat pour ce qui est du Burkina, du Mali, du Niger, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire ou encore du Gabon. Si le taux d’expatriation des praticiens y est variable, le pays de destination favori est pour tous, et de loin, l’ancienne puissance coloniale.
Du côté des lusophones, le phénomène est comparable (et encore plus massif). Qu’il s’agisse de l’Angola, du Mozambique, de la Guinée-Bissau, de São Tomé ou du Cap-Vert, une majorité de médecins sont établis dans un pays étranger qui est, dans des proportions très importantes (plus de 95 % pour l’Angola), le Portugal. On peut toutefois imaginer parmi eux un grand nombre de Blancs nés en Afrique à l’époque de la colonisation. La persistance de liens privilégiés avec l’ancien colonisateur se vérifie aussi, mais moins systématiquement, du côté des anglophones : si les médecins kényans, ougandais, tanzaniens ou sierra-léonais émigrent surtout au Royaume-Uni, leurs homologues nigérians et ghanéens optent pour les États-Unis.
On relèvera la situation particulière de la partie australe du continent, où la grande puissance régionale, l’Afrique du Sud, a, dans ce domaine comme dans bien d’autres, un très fort pouvoir d’attraction sur ses voisins, de la Namibie au Zimbabwe, en passant par le Botswana, le Swaziland et le Lesotho.
Pour ce qui est de l’Afrique du Nord, le tableau est contrasté. Dans les trois pays du Maghreb occidental, le pourcentage de médecins établis à l’étranger est très élevé : 31 % pour le Maroc, 33 % pour la Tunisie, 44 % pour l’Algérie. Et, comme pour les pays francophones du sud du Sahara, c’est la France qui est leur point de chute le plus fréquent : à 79 % pour les Marocains expatriés, à 96 % pour les Tunisiens, à 98 % pour les Algériens. Peut-être faudrait-il nuancer ici aussi. Les Français nés au Maghreb avant les indépendances sont probablement du lot. Reste le cas étonnant de l’Égypte. Dans ce pays de quelque 75 millions d’habitants, on recense plus de 143 000 médecins en activité, c’est-à-dire plus de la moitié du total continental. Et à peine plus de 7 000 sont établis à l’étranger (dont une moitié aux États-Unis), soit 5 %.
Par-delà les spécificités locales qu’expliquent les pesanteurs historiques, il est une évidence valable pour l’ensemble de l’Afrique : l’hémorragie humaine touche de plein fouet des pays qui ont connu de fortes turbulences au cours des dernières décennies. C’est le cas notamment du Mozambique, de l’Angola, du Liberia, du Rwanda, de l’Algérie.

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Un marché comme un autre
Mais la dimension politique n’est pas la seule. Pourquoi, partout, du nord au sud et de l’est à l’ouest du continent, tant d’hommes et de femmes diplômés ou surdiplômés vont-ils chercher fortune ailleurs ? Parce que la santé, hélas, est un marché comme un autre. L’offre va vers la demande solvable. Or si un Américain dépense en moyenne plus de 6 000 dollars par an pour se soigner et un Français l’équivalent de 3 000 dollars, un Nigérien n’a que 30 dollars à consacrer à sa santé. La rémunération des médecins suit la même courbe. Alors que le salaire mensuel d’un praticien du secteur public n’atteint pas 100 dollars en Afrique, il peut dépasser 14 000 dollars dans certains pays riches.
Encore faut-il préciser que les « toubibs » ne sont pas les seuls à partir. Selon les chiffres du CGD, quelque 759 000 infirmiers ou infirmières exerçaient sur le continent en 2000, tandis que 70 000 avaient choisi de travailler ailleurs, soit un taux d’émigration de 8 %.
Et ce n’est pas fini. Avec le vieillissement de leur population, les pays du Nord ont un besoin grandissant de personnel médical en tout genre. Leurs systèmes de formation n’y suffisent pas. Il manque actuellement plus de 120 000 infirmiers aux États-Unis ; le déficit pourrait s’élever à 800 000 en 2020 ! Le Royaume-Uni devra trouver 25 000 médecins et 35 000 infirmières dans les prochaines années. Les hôpitaux français ne pourraient pas fonctionner sans les 7 000 médecins étrangers, africains en majorité, qui assurent une grande part des gardes en pédiatrie et obstétrique. D’autant que leurs statuts et leurs rémunérations étant sensiblement différents de ceux de leurs homologues français, ils coûtent bien moins cher.
Résultat de ce mouvement migratoire ahurissant, l’Afrique compte moins de 15 médecins pour 100 000 habitants en moyenne, contre, par exemple, 380 en France. Et, comble de l’absurde, quand ce ne sont pas les ONG qui apportent leur assistance, le continent doit faire appel à des praticiens étrangers, payés à prix d’or. Si l’on en croit l’Organisation internationale des migrations (OIM), il consacre chaque année 4 milliards de dollars à l’emploi de quelque 100 000 expatriés non-africains. Sur le plan économique, le bilan est désastreux, surtout si l’on songe que les médecins émigrés ont été, de l’enfance jusqu’aux études, pris en charge par leur pays : cet investissement profite aux pays riches comme un cadeau tombé du ciel.
Quant aux conséquences sanitaires, elles se lisent dans les statistiques. Ainsi la mortalité infantile est-elle encore de 86 pour 1 000 à l’échelle du continent (autour de 30 dans les pays du Maghreb), alors qu’elle est descendue à 5 pour 1 000 et moins dans la plupart des pays européens. Deux petits Africains sur trois qui décèdent souffrent d’affections, de maladies respiratoires et diarrhéiques en particulier, pouvant être facilement soignées ou prévenues
Habiles à prêcher la rationalisation des flux migratoires, les pays occidentaux se préoccupent peu de la question. Seul grand pays à avoir signé (dans le cadre du Commonwealth) un code de bonne conduite pour s’interdire de recruter activement du personnel médical dans les pays les plus mal lotis, le Royaume-Uni n’a pas réussi à endiguer le flot migratoire. Ce code n’a en effet pas force d’obligation, et son application dépend du bon vouloir des pays concernés.

À la recherche de parades
Sur le continent même, certains pays ont tenté de trouver des parades. En augmentant substantiellement le niveau des salaires du personnel soignant, comme en Ouganda, en Zambie et au Malawi, ou en offrant des primes au retour, ainsi que l’a fait le Ghana. Mais ces mesures ne semblent pas avoir d’effets décisifs.
On pourrait, certes, demander plus fermement aux pays du Nord de réviser leur politique de recrutement. Rien n’y fera, toutefois, si un préalable n’est pas rempli : la mise en place, sur le continent, de systèmes sanitaires dignes de ce nom. Dans le même pays peuvent coexister une pénurie de docteurs et un taux important de médecins sans emploi. Matthieu Loitron, le responsable du think tank indépendant CAPafrique, cite le cas de la Côte d’Ivoire où, en 2006, le ministère de la Santé avançait le chiffre de 800 praticiens au chômage pour 1 800 en exercice. Tous ceux qui ont l’occasion de visiter un hôpital ou un dispensaire au sud du Sahara sont frappés par le manque de matériel et de médicaments, et ne peuvent qu’être choqués par le délabrement des locaux. De quoi faire fuir le médecin le plus motivé

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