Bolloré répond à tout

Si la presse fait ses gros titres sur « l’ami milliardaire de Sarkozy », elle suit aussi pas à pas ses projets dans la communication et s’interroge sur l’évolution de ses activités en Afrique. Sur ces questions et sur bien d’autres, l’entrepreneur françai

Publié le 31 mars 2008 Lecture : 40 minutes.

Près de dix ans se sont écoulés depuis la dernière grande interview de Vincent Bolloré dans Jeune Afrique. Une éternité, semble-t-il de prime abord. Car l’homme, un capitaine d’industrie mais aussi depuis longtemps une personnalité influente, comme son groupe, l’ensemble d’entreprises puissant et diversifié qu’il dirige, ont aujourd’hui une réputation, une image et, apparemment, des activités fort différentes.
Arrivé au mitan de la quarantaine, le Vincent Bolloré que nous avions rencontré à la fin du siècle dernier, au tout début de 1999, était déjà fort connu, mais uniquement comme une vedette des milieux d’affaires. Son ascension, depuis qu’abandonnant un métier de banquier il avait repris en 1981 pour 1 franc – évidemment très symbolique – le contrôle de l’entreprise de papeterie familiale en quasi-faillite, avait suscité l’admiration : à l’orée du XXIe siècle, moins de vingt ans plus tard, son groupe pesait en effet un chiffre d’affaires global de quelque 30 milliards de francs (environ 4,5 milliards d’euros) et occupait des positions de premier plan dans le papier – toujours – mais aussi le tabac, la logistique, les plantations, le pétrole et, par-dessus tout, le transport maritime et ferroviaire.
Vincent Bolloré avait alors deux surnoms. On parlait communément du « petit prince du cash-flow », une façon de souligner à la fois son physique de jeune premier blond aux yeux bleus et ses talents d’investisseur. Outre ses exploits industriels – notamment l’acquisition de haute lutte, en 1986 et 1991 respectivement, du transitaire Scac et de l’armateur Delmas-Vieljeux, deux proies alors beaucoup plus grosses que leur prédateur ! -, il avait en effet réussi de spectaculaires opérations à la Bourse en rachetant puis revendant avec grand profit des participations dans d’immenses entreprises comme Pathé et Bouygues. À tel point qu’on le disait, au moment de notre rencontre, à la tête d’un immense « trésor de guerre » (5 milliards à 7 milliards de francs) et avec pour principal souci – si l’on peut dire – de déterminer comment l’utiliser.

Coups financiers
Son second surnom, « Bolloré l’Africain », non moins mérité et que lui-même préférait puisqu’il refusait d’être considéré comme un raider et un financier, caractérisait son terrain d’activité numéro un. C’est en effet en Afrique noire, sur ce continent qu’on disait économiquement sinistré mais qui – affirmait-il – lui tenait particulièrement à cÂur, qu’il réalisait alors une grande partie de son chiffre d’affaires et de ses profits.
Dix ans après, le nom de Bolloré est toujours fréquemment cité dans les sections économie et finance des journaux, mais il est aussi connu jusque dans la dernière des chaumières de la province la plus reculée de France, ainsi que dans la plupart des capitales de la planète. Pour une raison qui n’a rien à voir d’ailleurs, du moins directement, avec ses activités dans l’univers du business : ses relations avec Nicolas Sarkozy et, plus particulièrement, les prêts successifs et très controversés de son yacht et de son avion personnels au président français juste après son élection, puis après sa rencontre avec Carla Bruni ont fait couler beaucoup d’encre.
Quant à ses affaires, elles ne défrayent plus la chronique de la même façon. On évoque plus rarement ses « coups » financiers, même si son récent investissement dans le capital du fabricant de tubes pour l’industrie pétrolière Vallourec a été salué à la hauteur de sa profitabilité (des actions achetées autour de 10 euros en 2002 et revendues en grande partie autour de 200 euros cinq ans plus tard !). Et on a cessé, sauf exception, de parler de « Bolloré l’Africain », à tel point que le bruit court depuis plusieurs années qu’il se désintéresserait du continent.
Ce qui fait aujourd’hui la une, ce sont, outre son ambition de commercialiser bientôt une voiture électrique sans équivalent sur la planète (cf pp. 52-53), ses nouvelles activités dans le monde de la communication. La publicité, avec sa prise du pouvoir dans la sixième agence de publicité mondiale, Havas, et un investissement important chez l’un des leaders mondiaux de l’achat d’espaces publicitaires, le groupe britannique Aegis. Les sondages et les études (d’opinion, de marché, etc.), avec une prise de participation majoritaire ou significative dans plusieurs entreprises et en particulier CSA. Les médias, enfin et surtout, avec l’acquisition ou la création d’outils de production (la SFP), d’une chaîne de télévision (Direct 8) et de journaux gratuits à grand tirage (Matin plus devenu Direct Matin Plus, Direct soir). Une ambition de créer un nouveau groupe de communication intégré qui est si peu passée inaperçue qu’on prête à Vincent Bolloré – et pas toujours à tort, on le verra – l’intention d’acquérir un nouveau média à chaque fois que l’un d’eux cherche un repreneur (Libération, La Tribune et Les Échos, notamment).

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Séducteur chaleureux
Alors, un nouvel homme et un nouveau groupe ? Même s’il admet lui-même une évolution de ses activités, dont il explique ci-après la genèse et les raisons, il dément formellement un changement de stratégie : l’entreprise, dont il contrôle le capital et où travaillent trois de ses quatre enfants, reste familiale, privilégie le long terme et ne diversifie ses métiers que pour assurer sa solidité et son avenir, assure-t-il. Et il admet encore moins, dans la longue interview qui suit, une quelconque intention de prendre de la distance avec cette Afrique qui le passionne et qui représente plus que jamais, selon lui, « le » continent de l’avenir. L’homme, pour sa part, nous pouvons en témoigner après avoir passé un long moment en sa compagnie pour cet entretien fin janvier, n’a guère changé.
Le physique du cinquantenaire, à l’apparition de quelques ridules sur le visage et à l’évolution de la couleur des cheveux près, est toujours celui du « petit prince » des années 1990. Ses bonnes manières de séducteur chaleureux et d’excellent communiquant sont toujours aussi marquées. Son abord direct (le voyant pour la seconde fois de notre vie, nous aurons droit sans hésitation de sa part au tutoiement) comme sa simplicité (il nous conduit lui-même au volant de sa voiture du siège de l’entreprise vers le lieu final de l’interview, une belle maison années 1930, à Vaucresson, qui jouxte le centre d’essai des voitures électriques du groupe) sont toujours frappants et ne paraissent pas dictés par la seule habileté. Le bureau de ce patron catholique et soucieux des convenances, au 17e étage de la tour Bolloré à Puteaux, est resté le même depuis dix ans, avec ses maquettes de bateaux et ses photos familiales. Même si l’apparition d’un tableau chinois ou d’un « graffiti » de l’artiste de « l’école de Nice » Ben montre qu’il n’est pas insensible à un certain art contemporain et que son environnement de travail – chahuté de toute façon par l’installation des rédactions des nouveaux médias qu’il contrôle à Puteaux – n’est pas figé.
Certes, derrière le calme apparent du dirigeant efficace et sûr de lui, qui ne tique ni n’hésite devant aucune question tant qu’on ne tente pas de franchir la barrière de la vie privée, qui vous accorde plusieurs heures de son temps précieux (rendez-vous était pris à 15 heures, l’entretien sera clos à peine avant 19 heures, après qu’il eut annulé entre-temps plusieurs obligations), on peut deviner parfois le patron hyperactif et même souvent, il le reconnaît, au tempérament bouillant. S’il a de nouveau arrêté de fumer (il avait récemment repris quand nous l’avions vu en 1999) depuis quelques années, il avoue ainsi volontiers pourquoi il ne pouvait en être autrement une fois admise la nocivité du tabac : « Je suis incapable de ne fumer que quatre ou cinq cigarettes par jour, il me faut vite passer à plusieurs dizaines. Je suis, en cela comme pour le reste, un homme excessif. »
On aurait eu, il est vrai, du mal à croire que le chef d’entreprise qui a bâti en un quart de siècle, et pour une bonne part en Afrique lors des pires années qu’a connues le continent, un empire de quelque 6,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires à partir d’une vieille affaire familiale moribonde puisse être un homme lisse et d’humeur toujours égale. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne le montre pas face à l’interlocuteur occasionnel. Le lecteur des lignes qui suivent pourra en juger.

Jeune Afrique : Il y a dix ans, on vous surnommait volontiers « Bolloré l’Africain ». Est-ce que ce serait encore justifié aujourd’hui, alors qu’on a souvent l’impression que vous vous désengagez du continent ?
Vincent Bolloré : La taille de l’Afrique semble effectivement moins importante chez nous. Mais on peut remarquer aussi que le risque d’exercer ses activités en Afrique est beaucoup moins grand aujourd’hui qu’il y a dix ans. Si c’était à cette époque une partie majeure de notre activité, personne, alors, ne croyait à l’Afrique. Il y avait même des gens qui m’expliquaient que le nombre d’Africains sur le continent allait s’effondrer, qu’il n’y aurait bientôt plus personne. Or on sait désormais que la population doit doubler dans les quarante ans qui viennent. Nous étions donc doublement originaux : une fois en croyant à l’Afrique quand personne n’y croyait, une seconde fois parce que l’Afrique représentait une part très importante de notre bilan et de nos résultats.
Aujourd’hui, l’Afrique reste évidemment très importante dans nos cÂurs. Et nous avons toujours la même vision de son développement. Nous pensons que ce développement va se mettre à toucher les populations, qui n’ont pas encore pu vraiment en profiter, comme c’est souvent le cas lors des démarrages économiques. Et nous continuons d’y investir, pour parler en francs CFA, 150 milliards par an. Donc beaucoup d’argent. Mais nous ne sommes plus seuls maintenant, tout le monde se bat pour aller en Afrique.
Vous est-il vraiment plus difficile de développer vos activités en Afrique ? Avez-vous aujourd’hui partout des concurrents en face de vous ?
Ah oui, partout ! Dans tous les métiers où nous sommes présents, tout ce qui tourne autour du transport et de la logistique, nous faisons face à une vraie concurrence. Dans le monde entier, on a compris que le continent africain recelait non seulement des matières premières, des richesses naturelles, mais aussi des hommes et des femmes capables de les exploiter. J’entendais il y a une quinzaine d’années des discours sur l’incapacité des Africains à se développer qui étaient les mêmes que ceux que j’entendais il y a trente ans sur l’Asie du Sud-Est : il fait chaud, ils ne travaillent pas, il y a des maladies C’est le même phénomène. Et donc, on va voir – on voit déjà – se passer en Afrique ce qui s’est passé à Singapour, à Djakarta, à Kuala Lumpur.

Où seront-ils, les Singapour, les Djakarta ou les Kuala Lumpur de l’Afrique ?
Aujourd’hui, ce sont les pays pétroliers. L’équivalent de l’Indonésie, par exemple, c’est certainement le Nigeria, comparable en termes de population et de richesses. Bien sûr, il y a de fortes inégalités entre les pays, notamment entre ceux qui disposent de pétrole et les autres. Mais même chez ceux qui ne disposent que de matières minérales, on voit beaucoup de projets se développer, de richesses apparaître. Et tout cela va rejaillir sur l’ensemble de l’Afrique. Ne serait-ce que parce qu’il faut que les produits sortent par des corridors à travers plusieurs pays, qui y gagneront leur part de prospérité.

Si l’on reste sur cette comparaison, il semble pourtant que les pays d’Asie qui se sont le plus développés, comme Singapour, la Corée du Sud ou même la Chine, ne sont pas des pays producteurs et exportateurs de matières premières. Leur modèle de développement – l’attention portée à l’éducation, l’exportation de produits industriels, etc. – est différentÂ
Vous avez raison, les matières premières, cela ne suffit pas. Mais pourquoi la Chine ou l’Inde se sont-elles développées ? Parce qu’à un moment il a été à la mode d’investir dans ces pays et que l’argent du monde s’y est précipité. Pour qu’il y ait du développement économique, il faut qu’il y ait au départ des capitaux qui soient investis. Or, aujourd’hui, c’est l’Afrique qui est à la mode. Le smart money [littéralement « l’argent futé »], les gens qu’on dit intelligents, affirment qu’il faut investir en Afrique. Cet argent qui arrive ou qui va arriver permettra de développer le continent comme il avait permis auparavant de développer le Sud-Est asiatique.
J’ai la bêtise de penser qu’on est tous à peu près égaux dans le monde, quelle que soit la race, la couleur. L’essentiel, c’est de disposer des moyens et des outils pour se développer. Donc, voyant ce qui s’est passé ailleurs, je pense que l’Afrique, avec les mêmes atouts, va se développer comme les autres pays grâce aux investissements qui sont en train d’arriver. Le Fonds monétaire international (FMI) parle déjà de 8 % de croissance par an pour l’Afrique. Et même si l’argent vient surtout pour les matières premières, celles-ci seront petit à petit transformées, et derrière arriveront des activités plus élaborées, comme par exemple l’informatique. Cela s’est toujours déroulé ainsi, l’Afrique ne fera pas exception. Certains peuvent encore croire que ce que je dis là est imbécile, mais cela se passera comme ça.

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Si les investisseurs viennent, est-ce parce que l’Afrique représente pour eux une terre vierge, la dernière frontière, le dernier continent à conquérir ?
C’est malheureusement celui qui, après une période terrible, est en effet le plus en retard et le plus écarté de la prospérité du monde. Il y a donc un effet rattrapage. Mais l’Afrique est aussi un continent doté de richesses énormes, qui vont enfin lui profiter. On le voit bien aujourd’hui avec ce développement des autres continents qui sont très « absorbeurs » de matières premières issues d’Afrique. J’ai aussi la conviction, je n’en démords pas, que les Africains, après avoir connu un passé extrêmement difficile, disposent de capacités humaines extraordinairement fortes. Souvent, face à l’adversité, on développe des capacités de réaction, de l’intuition. Les Africains ont ainsi des atouts qu’on ne trouve pas dans d’autres régions qui se sont un peu endormies.

Tout cela ne devrait-il pas vous pousser à être de plus en plus présent en Afrique et non pas à réduire votre présence ?
Nous ne nous désengageons pas du tout de l’Afrique ! On est même de plus en plus présents. Mais dans cette Afrique qui se développe de plus en plus vite, nous sommes face à de nouveaux concurrents. Alors, on peut avoir le sentiment que notre groupe est moins présent qu’il ne l’a été. Mais ce n’est pas exact : on a investi un peu plus de 200 millions d’euros par an ces dix dernières années, et cela fait que nous sommes au contraire de plus en plus physiquement présents en Afrique.
Notre groupe a un modèle un peu particulier. Il existe depuis 186 ans, et j’ai décidé, quand je suis arrivé à sa tête après une période particulièrement difficile, de ne plus mettre tous les Âufs dans le même panier, de répartir les risques. Donc, à côté de l’Afrique, à côté de nos divisions papiers et pétrole, nous avons choisi de développer de nouvelles activités, et elles font beaucoup parler d’elles, en particulier le pôle médias. Alors que nos investissements dans les médias sont inférieurs à ce que nous faisons en Afrique, la caisse de résonance, en ce qui les concerne, est beaucoup plus puissante.

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Vos activités Afrique sont-elles en fin de compte en augmentation ou en baisse, en pourcentage de votre chiffre d’affaires global ?
Elles augmentent en chiffres absolus, mais le chiffre d’affaires du groupe lui-même augmente aussi. Donc, en fin de compte, cela se stabilise.
On parle de 20 % de ce chiffre d’affaires pour l’Afrique, c’est exact ?
C’est bien l’ordre de grandeur. Et ce n’était pas plus avant, même si cela avait l’air d’être beaucoup plus. Nous avons en effet été obligés de sortir d’un certain nombre de secteurs, parfois très visibles. À chaque fois pour des questions de risque. Le premier dont on est sortis, ces dix dernières années, c’est le tabac. Je suis d’une famille dans laquelle tout le monde fumait, c’était normal et valorisant. Et puis, un jour, on a découvert que la cigarette était quelque chose de très dangereux. Et il nous a semblé naturel de ne pas participer à une activité dont les effets sont néfastes. Nous en sommes sortis, avec évidemment de la peine, car c’était une activité historique chez nous, notamment avec le papier OCB, et parce que c’était très rentable.

La nocivité du tabac a-t-elle vraiment été l’unique raison de votre retrait de ce secteur ?
La seule raison. Il n’y en avait aucune autre.
On est sortis aussi, en y mettant un peu plus de temps, de l’exploitation forestière. Nous avions hérité de Scac et de Rivaud de deux plantations et d’activités de coupe au Cameroun. Et nous avons été épinglés par quelqu’un, que j’ai d’ailleurs reçu, que j’ai trouvé assez sympathique même s’il avait écrit des choses terribles sur notre groupe, François-Xavier Verschave. Il est venu déjeuner et je l’ai écouté, comme j’écoute toujours les critiques qu’on nous fait. Il m’a dit : l’exploitation forestière, la coupe des bois tropicaux, ce n’est pas bien, vous ne devriez pas continuer cela. J’ai alors décidé d’y mettre fin. Là, on n’a pas revendu l’activité, on l’a simplement arrêtée. Même si ce qui nous était reproché n’était sans doute pas vrai – car je crois que ceux qui coupaient du bois pour nous se préoccupaient de couper plutôt les bonnes essences aux bons endroits sans endommager la forêt -, j’ai pensé que, dans le doute, il fallait sortir de cette activité.
Le troisième secteur que nous avons abandonné, c’est le transport maritime. Il nous a semblé, là encore, que cette activité était la cause de problèmes, notamment de pollution mais pas seulement. Quand je suis arrivé chez Delmas-Vieljeux, on a connu, en 1989 ou 1990, un premier incident avec des conteneurs qui étaient tombés à la mer. Puis, beaucoup plus récemment, un de nos bateaux a été obligé de faire une manÂuvre en Manche alors qu’il était poussé par un autre bateau, et cette manÂuvre a entraîné une sorte de carambolage, avec un porte-voitures qui s’est retourné, qui a coulé, devenant un obstacle pour ceux qui le suivaient. Cela n’a pas fait de mort, ni de catastrophe écologique, et notre responsabilité paraît faible dans cet accident, mais j’ai réalisé alors ce qu’était le risque auquel nous étions confrontés : la même chose aurait pu arriver en impliquant un pétrolier ! Je me suis dit qu’on ne pouvait pas demander à un groupe familial comme le nôtre, qui en plus veut se projeter dans le long terme, d’assumer un risque de cette nature. Et nous sommes sortis du maritime, dont l’essentiel des destinations étaient africaines.

Dans le cas du transport maritime, plus encore que dans les deux autres, ce n’était pas une activité secondaire. N’aviez-vous là aussi aucune autre raison de vous retirer ?
Mais non ! Il nous a semblé que ce n’était pas raisonnable d’être dans un tel secteur, et nous l’avons quitté. Même si cela nous apportait 600 à 700 millions d’euros de chiffre d’affaires, soit plus de 10 % du total de l’activité du groupe, qui est de 6 milliards aujourd’hui – 5,2 milliards alors. Si les bois tropicaux étaient pour nous une activité secondaire, le tabac, cela dit, représentait à peu près autant que le maritime.

L’arrivée de concurrents de plus en plus puissants n’aurait-elle pas pu vous inciter aussi à prendre cette décision de modifier vos activités ?
Dans ces trois secteurs, encore une fois, non. C’était uniquement une question de risque. Dans le café-cacao, où nous étions en Côte d’Ivoire, c’est vrai, là, nous sommes sortis de l’activité pour d’autres motifs. Pas à cause de la concurrence, mais pour des raisons de financement, entre autres.

Avant que la Côte d’Ivoire ne connaisse les problèmes que l’on sait ?
C’était avant qu’il y ait des problèmes dans ce pays. Et cela me permet de vous redire qu’on ne se désengage pas du continent. Non seulement on y investit encore beaucoup, mais on reste dans les pays même quand ils traversent des moments difficiles, comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire. Notre groupe est réputé pour cela.

L’Afrique, c’est environ 20 % de votre activité. Mais plus, dit-on, au niveau des résultats financiers, du moins si l’on parle des profits opérationnels, indépendamment des opérations purement financièresÂ
Ce n’est pas tout à fait exact, malheureusement. On peut s’y tromper, car nous publions des chiffres pour nos activités transport qui consolident l’Afrique et le non-Afrique. L’essentiel de notre chiffre d’affaires dans ce secteur est fait par ce qu’on appelle la commission de transport, dont le non-Afrique représente 60 %. Au total, l’Afrique doit représenter environ 20 % de nos résultats, soit à peu près sa part dans nos activités.
De toute façon, il n’est pas très sain de faire de telles comparaisons entre les pourcentages des profits en fonction de nos diverses activités ou des régions. Car nous faisons volontairement des investissements à perte dans certains secteurs – la voiture électrique, les médias -, et il faudrait en tenir compte pour que ces chiffres aient un sens. Notre groupe suit par nature un « modèle » où les secteurs qui gagnent de l’argent servent à payer les investissements courants des secteurs qui en perdent.

Y a-t-il, pour des questions de rentabilité ou d’autres, un ou plusieurs secteurs que vous entendez privilégier en Afrique ?
En Afrique, nous nous sommes aujourd’hui recentrés en tant qu’opérateur sur la logistique – manutention portuaire, transit, chemins de fer. Et nous sommes actionnaires financiers minoritaires du secteur des plantations, que nous ne gérons pas. Nous avons cédé le contrôle des plantations héritées du groupe Rivaud à la famille Fabri. Nous avons des administrateurs pour écouter, voir ce qui se passe, mais aucun rôle opérationnel.
La logistique, c’est un métier que nous connaissons bien, et qui est essentiel : il permet l’entrée et la sortie des marchandises en Afrique. Nous avons fait dans ce secteur des investissements importants, alors qu’ils étaient jusque-là notoirement insuffisants sur le continent. Ce sont des investissements à long terme. Et c’est très bien ainsi.

Comptez-vous néanmoins vous lancer, comme ailleurs, dans d’autres secteurs ?
Il est clair que notre stratégie est de continuer en Afrique dans le même secteur, puisqu’on maîtrise bien ces métiers, qu’on trouve de nouveaux grands clients internationaux et qu’on y gagne raisonnablement de l’argent. Nous ne cherchons pas à nous développer, sur le plan industriel, hors du transport et de la logistique : nous avons encore beaucoup à faire. Tout au plus ferons-nous peut-être un jour des tentatives dans des activités où nous nous lançons ailleurs et qui peuvent être utiles dans des pays africains, comme le Wimax – une technologie d’accès à l’Internet mobile pour laquelle nous avons acquis des licences et que nous commençons à tester en France – ou, pourquoi pas, la voiture électrique. Mais c’est tout, et aucun investissement n’est encore prévu.

Et pour la communication et la publicité, où vous jouez un rôle de plus en plus important depuis votre entrée dans Havas en 2004 ?
Puisque nous pensons que l’Afrique va jouer un rôle très important dans le monde, nous souhaitons bien sûr être implantés sur le continent dans ce secteur. Il est évident qu’un groupe mondial comme Havas devra y aller. Et quand nous exercerons de nouveaux métiers, nous penserons à ­chaque fois à l’Afrique. Mais il n’y a encore rien en cours. On ne s’interdit rien à l’avenir, bien sûr, selon notre méthode toujours pragmatique. Mais notre stratégie, pour l’instant, ne consiste pas à multiplier nos métiers en Afrique.

Que représentent aujourd’hui les grandes régions et les différents pays d’Afrique pour votre groupe ? Comment se répartissent vos activités ?
Nous sommes présents sur tout le continent, francophone et anglophone. Nous sommes historiquement plus forts côté francophone, puisque c’est surtout là que la Scac, Saga et Delmas-Vieljeux ont commencé à développer leurs activités. Mais, ces dix dernières années, nous nous sommes beaucoup implantés côté anglophone, où il y avait plus d’occasions de grandir. Ce qui a rééquilibré nos activités par rapport à l’ensemble du continent. D’autant que, côté francophone, nous représentions déjà un poids tel qu’on a commencé à entendre des commentaires sur notre présence, que d’aucuns jugeaient excessive. Ce qui, sans nous décourager bien sûr, ne nous a pas poussés à accroître outre mesure cette présence. Aujourd’hui, nos grosses implantations, outre la Côte d’Ivoire et le Cameroun, ce sont le Nigeria et l’Angola, où nous sommes très importants, mais aussi le Ghana, où nous avons été retenus pour la privatisation des ports.

Mais pourquoi, au-delà de l’effet d’optique que provoque votre retrait de certaines activités très visibles, entend-on dire tellement que vous vous retirez de l’Afrique ? Est-ce dû à cette réduction relative de votre présence côté francophone ?
Je pense aussi que certains de nos concurrents avaient intérêt à dire que nous nous retirions de l’Afrique afin d’occuper la place. C’est de bonne guerre.

Ce discours a-t-il nui à votre image ? Certains pays et leurs dirigeants vous ont-ils reproché de vous désengager ?
On est en fait sujet à deux types de critiques. On nous dit qu’on est trop gros dans certains pays. Et on nous reproche ici ou là de nous retirer. C’est parfois dans le même endroit qu’on nous fait les deux critiques simultanément. Il arrive que, dans le même pays, nos amis nous disent « vous vous retirez » et nos concurrents « vous êtes trop puissants ». AlorsÂ

On peut penser que vous songez là notamment à la Côte d’Ivoire Que représente dans vos activités aujourd’hui ce pays que vous avez tenu, dites-vous, à ne pas abandonner lors des jours difficiles ?
Nous y sommes très attachés, d’autant que nous y sommes présents depuis toujours. On y a fait des investissements lourds, puisque nous sommes à la fois dans la manutention portuaire et dans les chemins de fer – entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. Et dans tout ce qui va autour : réparation navale, etc. Tout cela représente autour de 15 % de notre activité en Afrique. Pendant les « événements », nous n’avons jamais cessé notre activité, autant que possible. Et même quand la circulation des trains a connu des difficultés, nous avons maintenu le paiement des salaires et nous avons assuré l’entretien des voies. À la différence d’autres, qui découvrent peut-être le continent, nous savons que les Africains ont beaucoup de mémoire. Il faut avoir un comportement irréprochable aussi bien dans les moments de joie que dans les moments de peine. Ce sont les investissements que l’on fait dans les moments de peine qui sont sans doute les plus importants.

Avez-vous été surpris par la durée de ces moments de peine en Côte d’Ivoire ?
Vous savez, la France, autrefois, l’Europe, tout récemment, par exemple avec la Yougoslavie, ont connu aussi de longs moments difficiles. C’est malheureusement normal dans la vie des pays de connaître de tels moments. J’ai surtout été frappé par cette formidable capacité d’optimisme qui a fait que les gens ont continué à travailler malgré tout. En Côte d’Ivoire, mais aussi dans d’autres pays africains en proie à de graves difficultés. Il y a une capacité de rétablissement étonnante en Afrique. Aujourd’hui, on peut faire tous les commentaires qu’on veut, mais la Côte d’Ivoire fonctionne.

S’agissant de la situation dans ce pays, vous pensez donc que l’on peut désormais être totalement optimisteÂ
Aujourd’hui, manifestement, cela se passe très bien. Mais nous nous sommes toujours gardés de faire de la politique. C’est pour cela, d’ailleurs, que nous avons toujours pu rester quand il y avait des changements de régime. Nous sommes tellement peu dans la proximité des pouvoirs en place en Afrique que quand il en arrive un nouveau, nous sommes toujours là. Cela prouve bien que l’on n’est pas présents par la volonté de l’un ou de l’autre. Les dirigeants savent que nous sommes là pour investir, dans des biens corporels comme dans le personnel, avec des politiques d’africanisation que nous menons depuis vingt ans. Ils savent donc que nous sommes un partenaire, ils nous reconnaissent comme tel.

En Côte d’Ivoire, précisément, on a pourtant entendu beaucoup de critiques autour de l’attribution à votre groupe du contrat pour le port d’Abidjan. Ce contrat n’était-il en rien « politique » ?
On nous a effectivement reproché d’avoir obtenu ce contrat de gré à gré, sans mise en concurrence. Mais, d’abord, il faut remarquer qu’on n’est pas les seuls intéressés dans ce cas précis : on est associés à Abidjan avec de grands armateurs, et en particulier avec le plus grand d’entre eux, Maersk. Ensuite, il faut tenir compte du fait que nous avons réalisé, avec nos partenaires, des investissements très importants : on a investi 130 milliards de francs CFA. Le port d’Abidjan est aujourd’hui celui qui a les meilleures cadences techniques dans la région, il est reconnu comme un des ports les plus importants. Nous continuons en permanence à y investir pour conserver ce rang, avec des matériels nouveaux – des grues, notamment. Je crois d’ailleurs que tous ceux qui avaient critiqué la façon dont on avait attribué le contrat du port reconnaissent aujourd’hui que notre intervention était souhaitable et a été très positive.

Fallait-il pour autant que ce contrat se fasse de gré à gré ?
Mais c’est tout à fait normal. La plupart des pays attribuent régulièrement les commandes de grands ouvrages de gré à gré. Il y a d’ailleurs eu d’abord un appel d’offres pour le port d’Abidjan, mais il a été infructueux : personne d’autre que nous n’a voulu y aller, et c’est pourquoi cela s’est finalement fait de gré à gré. Je n’ai vraiment pas le sentiment que nous ayons bénéficié d’avantages particuliers dans cette affaire. Aujourd’hui que la Côte d’Ivoire va bien, évidemment, d’autres voudraient prendre notre place. Mais les mêmes seraient-ils encore là si par malheur, demain, les choses se passaient moins bien ? Seraient-ils encore prêts à apporter leur argent ?

À propos des ports en Afrique de l’Ouest, comment voyez-vous la situation aujourd’hui, maintenant que la Côte d’Ivoire est en train de reprendre toute sa place ?
D’abord, je pense que tous les pays qui ont la chance d’avoir une façade maritime doivent avoir un port. En France, les gens de Rouen ne veulent pas que ceux du Havre prennent leurs marchandises. Pourquoi voudriez-vous qu’il n’en soit pas de même en Afrique de l’Ouest ? Il est normal qu’il y ait concurrence, qu’aucun pays ne veuille que ce soit un autre qui s’occupe d’acheminer les marchandises pour lui. Il faut donc développer tous les ports, et après tout dépendra de la qualité des investissements qui seront réalisés, de la stabilité du pays, de ses activités et de celles de l’arrière-pays. Je crois qu’un groupe comme le nôtre, qui est capable d’apporter son expertise logistique mais aussi tous ses investissements pour le développement des corridors, est bien placé. J’ajoute que, depuis que nous ne sommes plus armateurs, on ne peut plus se poser cette question qui existait quand nous étions propriétaires de Delmas : en tant qu’opérateurs de port, allions-nous favoriser Delmas ? Le fait d’avoir abandonné la mer et de s’être recentrés sur la terre nous donne une image neutre.
Le transport est souvent un indicateur de l’activité économique. L’évolution de votre activité en Côte d’Ivoire confirme-t-elle la reprise de l’économie du pays ?
On ne voit en effet que des évolutions positives de l’activité en Afrique en général et tout particulièrement en Côte d’Ivoire. La cadence à Abidjan est devenue considérable : 60 conteneurs à l’heure, je crois. La Côte d’Ivoire a récupéré la totalité de son activité économique. On constate même une augmentation de l’activité sur le port par rapport à autrefois. La ligne de chemin de fer Côte d’Ivoire-Burkina est bien repartie aussi. Le début de reprise de confiance entre les deux pays est très positif.

Ce qui se traduit par une plus grande facilité pour faire circuler les trains, victimes d’interventions sauvages pendant longtempsÂ
La question est surtout de savoir lequel, du train ou du camion, est le plus souvent arrêté. Je crois que l’intérêt de tous, des pays et de ceux qui avaient besoin de transporter des marchandises, c’était que le train fonctionne. Et à part pendant quelques mois, il a fonctionné. Dans les périodes troublées, les populations ont du mal à vivre, il y a des gens qui montent à bord et qui réclament des sous. Cela a toujours été le cas, dans tous les pays et de tout temps. De toute façon, c’était pareil pour les camions. Même s’il est peut-être plus facile d’arrêter un train qu’un camion.

Connaissez-vous les chefs d’État de la Côte d’Ivoire et du Burkina ?
Je les connais. Mais je ne suis pas un spécialiste de la fréquentation des chefs d’État africains. La relation personnelle, pour le groupe, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est l’investissement local, les impôts qu’on paye, les gens qu’on emploie. Et pour cela, bien sûr, les gens qui travaillent pour le groupe connaissent bien, eux, les responsables, et notamment les chefs d’État.
Que diriez-vous pour évoquer l’impression que vous font ces deux présidents ?
Comment pourrais-je ne pas répondre qu’ils sont tous les deux tout à fait remarquables [Rires]

Et une fois cela dit ?
Blaise Compaoré est un homme qui a fait énormément pour la paix dans la région. J’ajoute que le Burkina est une zone de tranquillité et de développement, bien que n’étant pas favorisé par les ressources de son territoire. Quant à Laurent Gba­gbo, je pense qu’on peut dire ce qu’on veut, mais il a été élu démocratiquement. Et, aujourd’hui, la Côte d’Ivoire vit dans la paix, et j’espère demain dans la prospérité. Nous ne votons pas dans ces pays-là et nous n’avons pas à exprimer d’opinion politique, mais nous pouvons dire en tant qu’observateur extérieur que l’un et l’autre ont fait des efforts exemplaires.

Vous avez connu en 2007 un gros problème au Sénégal, puisque vous avez perdu la concession du port de Dakar, historiquement l’une de vos bases essentielles en Afrique. Que s’est-il passé ?
Nous avons géré le port de Dakar pendant quatre-vingts ans, donc depuis bien avant mon arrivée. Il y a eu un appel d’offres, nous avons remis un dossier. C’était le mieux-disant sur le plan financier, et, malgré cela, on ne nous a pas choisis pour gérer le port.

Et pourquoi ?
On a été étonnés. Mais certains ont soutenu que l’élément financier n’était pas le seul en cause. Il y avait notamment des engagements, a-t-on dit, pour assurer qu’il y aurait à telle époque plus de conteneurs à Dakar et on aurait été frileux dans nos prévisions en la matière.

Un gros échec ?
Nous sommes des industriels qui regardons le long terme. De toute façon, pour l’instant, nous continuons de gérer le port. Parce que Dubai [le groupe Dubai Ports World], qui a gagné, n’a pas la capacité d’amener le matériel nécessaire. Et il reste que j’aime particulièrement le Sénégal : j’entretenais avec le président précédent [Abdou Diouf] des relations d’amitié, il m’a fait acheter une maison à Saint-Louis, dont je me sens citoyen de cÂur. Les affaires continuent et j’espère qu’à un moment, nous récupérerons peut-être une partie de ce port.

C’est-à-dire ?
On fera peut-être appel à nous un jour en raison de notre expertise : il n’y a pas beaucoup de gens qui connaissent aussi bien que nous le port de Dakar et qui peuvent y amener des conteneurs. Quoi qu’il en soit, même si mes équipes sont déçues, car elles ont l’impression d’avoir bien travaillé, c’est une bonne nouvelle pour l’Afrique que d’autres que nous s’y intéressent. J’ai longtemps prêché auprès des industriels pour les pousser à venir en Afrique, alors je ne peux pas dire que c’est épouvantable quand ils le font, même si on a perdu la manutention dans un port. D’autant qu’on s’est développés au même moment au Ghana, en Angola, au Nigeria, en Mauritanie et dans beaucoup d’autres pays. C’est la vie.
Et puis, vous le savez, en Afrique, tout peut arriver On verra bien si Dubai fait ce qu’il a dit, si les tarifs du port restent aussi bas que ce qu’ils l’étaient avec nous. Des alliances entre nous et d’autres peuvent aussi se nouer. De toute façon, je vous l’ai dit, on a justement diversifié nos activités pour qu’une mauvaise nouvelle ne mette jamais en danger le groupe. L’Afrique, c’est 20 % du groupe, le Sénégal, sans doute 5 % de nos activités sur le continent, c’est beaucoup, certes, mais pas de quoi nous empêcher de rester beau joueur malgré cette déconvenue.

Resteriez-vous beau joueur si de telles déconvenues se multipliaient ? Êtes-vous en particulier optimiste pour l’attribution du port de Pointe-Noire, qui se négocie en ce moment ?
On est beau joueur partout, bien sûr. On connaît bien et on aime beaucoup le Congo, et là encore on y est restés dans les moments difficiles. Le projet de port nous paraît extrêmement intéressant et implique d’importants investissements. Mais, bon, si on gagne on gagne, si on perd on perd, c’est la vie des affaires.
Pour Pointe-Noire, le bruit a couru – c’est un euphémisme – que le président Sarkozy, dont vous êtes proche, aurait passé un coup de fil au président Sassou Nguesso pour soutenir votre candidature. Est-ce exact ?
Je trouve cela très cocasse. Nicolas Sarkozy, si je ne me trompe, a été élu président de la République en mai 2007. Or cela fait des dizaines d’années que notre groupe travaille très bien en Afrique. Depuis son arrivée à l’Élysée, d’ailleurs, nous avons perdu le port de Dakar, et c’est la première fois que nous perdons quelque chose d’important en Afrique. Donc, il ne semble pas que nous bénéficions de contreparties importantes, comme le croient certains ! Soyons sérieux ! J’espère bien que le gouvernement soutient les investissements des industriels français partout dans le monde et en particulier en Afrique. Il est naturel que la France soit derrière ses champions. Elle le fait pour les grands groupes, elle le fait pour Areva, pour d’autres. Mais en ce qui nous concerne, je n’ai pas connaissance de telles choses.

Vous êtes candidat pour des activités en Centrafrique, notamment le port sec de Bangui. Et vous avez rencontré le président Bozizé quand il était à Paris il y a quelques mois. Êtes-vous optimiste pour vos projets dans ce pays ?
Nous y sommes déjà. Nous gérons depuis très longtemps la société qui fait passer les marchandises sur l’Oubangui. Et, en effet, le président Bozizé nous a fait l’honneur de venir chez nous saluer un investisseur fidèle et important. C’est tout. Nous sommes, c’est vrai, intéressés par ce projet de port sec. Mais je ne sais pas personnellement où l’on en est. C’est un projet comme nous en avons dans beaucoup de pays. Et je ne suis moi-même que de loin la plupart des projets et des activités opérationnelles du groupe.

Y a-t-il des pays d’Afrique où vous souhaitez particulièrement vous implanter ces temps-ci ?
Il n’y a pas de pays d’Afrique où nous ne sommes pas aujourd’hui et où nous n’essayons pas de nous développer. Parfois nous réussissons, parfois c’est plus difficile.

Au Maghreb aussi ?
Au Maghreb, c’est vrai, nous sommes peu présents. Pour des raisons historiques : la SCAC y était peu active.

Et en Afrique du Sud ?
Là encore, nous sommes peu présents, et pour les mêmes raisons. On s’y développe, avec un responsable très compétent, mais nous ne détenons dans nos activités qu’un très faible pourcentage du marché – à peine quelques pour cent. On a cependant des acquisitions en cours importantes dans le secteur du transport.

Et au Nigeria ?
C’est une des grandes locomotives de l’Afrique, donc, bien sûr, nous sommes déjà très présents. Comme en Côte d’Ivoire, au Cameroun ou au Ghana, nous sommes gestionnaire de ports. Nous avons un terminal qui s’appelle Tincan, qui a représenté à peu près 150 millions de dollars d’investissements. Nous continuons également à développer des ports secs. Et nous nous employons particulièrement à apporter aux pétroliers des bases logistiques.

Vous ne suivez que de loin la plupart des activités opérationnelles de votre groupe, avez-vous dit. Mais comment les suivez-vous ? Jusqu’à quel niveau intervenez-vous ?
On a dix métiers dans le groupe, qui vont du papier aux bornes d’aéroport en passant par la logistique en Afrique, la commission de transport pour le monde entier, les médias, etc. Tous les mois, les patrons de ces activités viennent nous présenter en une heure au siège leur fonctionnement : résultats, problèmes, espoirs, investissements. Donc, j’ai la connaissance des choses à travers cette heure mensuelle de reporting. Mais comme j’ai fait tous les métiers du groupe – il y a dix ans encore, j’allais presque une fois par mois en Afrique -, j’ai une connaissance physique de nos activités : j’ai pris les trains, j’ai vu les grues, et donc ce qu’on me dit me parle. Même si je ne peux pas descendre dans les détails. Et si je ne suis pas allé depuis longtemps dans la plupart des pays où l’on opère.

Pour l’Afrique, comment êtes-vous organisés ?
Il y a dans le groupe un directeur général, qui s’appelle Gilles Alix, qui couvre tous les métiers, et, en dessous de lui, un patron Afrique, Dominique Lafont, qui est l’homme en charge. Et puis il y a des responsables par pays.

Lafont couvre-t-il toute l’Afrique ? Et comment articulez-vous son travail et celui de votre vice-président spécialiste de l’Afrique, l’ancien ministre français de la Coopération Michel Roussin ?
Avant, on séparait le francophone et l’anglophone, mais on a tellement investi dans l’anglophone et c’est tellement mélangé qu’on a tout regroupé. Michel Roussin n’a pas de relation d’autorité avec les responsables de pays. Ils travaillent sous la direction de Dominique Lafont, qui s’occupe de la marche des activités partout. Donc Michel Roussin travaille avec ce dernier, qui a rejoint le groupe en 1996 parce qu’il était chez Rivaud. Et il est chargé pour sa part des relations avec l’Afrique. Ce qui consiste pour l’essentiel à expliquer dans les pays ce qu’est le groupe Bolloré, à dire pourquoi il est en Afrique, à évoquer les problèmes qui se posent. Il n’y a pas de relation hiérarchique entre eux deux. Mais, bien sûr, de par son histoire, son parcours, son âge, sa compétence, Roussin, avec le poste de vice-président du groupe, est protocolairement, si l’on peut dire, au-dessus. Le tandem fonctionne bien.

Et quand un problème important apparaît en Afrique, lequel des deux se déplace ?
Les deux. Séparément ou ensemble, selon les cas. Ils ont tous les deux accès aux autorités. Et ils vont tous les deux très souvent en Afrique. Une fois par semaine, sans doute. Je soupçonne même Michel Roussin d’aimer tellement l’Afrique qu’il trouve toujours une bonne raison pour y aller.

Vous avez, dites-vous, une politique d’africanisation. Comment la décririez-vous ?
Quand je suis arrivé, il y avait énormément d’expatriés dans les activités africaines. On a considéré que ce n’était pas tenable à terme, qu’il n’était pas possible que des pays soient dominés par des cadres qui viennent de pays européens. Sur le continent, 80 % de nos cadres sans doute sont désormais africains. Et parfois ils sont présidents, comme par exemple le patron du chemin de fer Côte d’Ivoire-Burkina. L’africanisation, de toute façon, est une nécessité : il est naturel que ce soit ceux qui connaissent le mieux un pays qui s’occupent de la gestion dans ce pays.

Finalement, comment se présente votre avenir en Afrique, si vous deviez le résumer en peu de mots ?
C’est : accélération de nos investissements. Grâce à cette colonne vertébrale que constituent les investissements réalisés ces vingt ou vingt-cinq dernières années, nous sommes dans des positions très privilégiées par rapport à nos concurrents. Ils peuvent avoir le verbe facile, comme tous les nouveaux venus, mais nous, nous avons l’histoire, les relations qu’on a établies, une présence physique importante avec nos actifs.
Entendez-vous réaliser des acquisitions significatives pour vous étendre ?
On se développera peu par acquisitions. Car il n’y a pas beaucoup d’occasions. Nous sommes le seul grand groupe logistique qui est demeuré et qui demeure en Afrique. Les autres sont partis au gré des risques, de leur envie de réinvestir dans d’autres domaines. Si nous ne sommes plus seuls sur les appels d’offres, c’est un phénomène récent. Il n’y a pas encore d’autres grands groupes présents largement sur place. Cela arrivera peut-être dans les années à venir, dans deux ans ou dans cinq ans. Ce n’est pas encore le cas.

Travaille-t-on en Afrique comme ailleurs ? Pour vous, est-ce vraiment une zone d’activité comme une autre ?
Absolument. J’ai plus de plaisir à y travailler que sur d’autres continents, mais c’est une terre comme une autre. Et nous nous obligeons à nous y comporter comme ailleurs, sans aucune spécificité. Nous énervons quand nous disons cela, car nous sommes atypiques de ce point de vue, mais c’est comme cela.

Parler d’Afrique francophone, en particulier pour vos activités, est-ce que cela garde un sens ? Y a-t-il là une spécificité ?
Je pense que la France s’est malheureusement beaucoup désengagée de l’Afrique et que ce qu’on appelait l’Afrique francophone n’est plus ce qu’elle fut. La France s’est retirée militairement, culturellement, financièrement, et son poids est donc infiniment moindre qu’avant dans les pays francophones.

C’est mauvais pour vos affaires ?
Non. Comme je vous l’ai dit, on n’a pas attendu une quelconque aide politique pour réussir en Afrique francophone. Et on a aussi réussi en Afrique anglophone – qui représente maintenant autant que la francophone -, où l’on ne peut être suspectés d’être favorisés.

En fin de compte, vous n’auriez donc pas modifié fondamentalement votre stratégie en Afrique. Ailleurs, et en particulier en France, la physionomie du groupe Bolloré a énormément changé en dix ans. S’agit-il encore du même groupe ?
Les bases sont restées les mêmes. Je disais il y a une dizaine d’années, quand vous étiez venus m’interviewer, que le groupe resterait familial – je parle là de son contrôle -, qu’il continuerait à être diversifié et qu’on suivrait toujours un certain nombre de règles de fonctionnement. C’est le cas. On porte le même nom, notre siège social est au même endroit, les principaux dirigeants sont toujours là et on continue à défrayer la chronique là où on va. Mais là où vous avez raison, c’est qu’il y a eu du changement au niveau des secteurs d’activité à l’intérieur du groupe : certains sont sortis, d’autres sont arrivés.

Il semblerait pourtant que vous ne défrayiez plus la chronique de la même façonÂ
Peut-être qu’avec l’âge, on s’est embourgeoisésÂ

Je voulais dire qu’avant on commentait surtout vos coups financiers. Aujourd’hui, malgré certaines opérations récentes comme l’achat et la vente très lucrative de paquets d’actions Vallourec, on parle plus de vous à l’occasion de prises de participation importantes et durables dans des sociétés – Havas, Aegis, CSAÂ – ou de lancements de médias – la chaîne de télévision Direct 8, les journaux gratuits Matin Plus et Direct SoirÂ
Le principe du groupe, c’est que les bénéfices doivent être réinvestis. Cette année, nous gagnons environ 300 millions d’euros dans nos métiers. Parallèlement, on dépense 70 millions pour la voiture et la batterie électriques, 70 millions dans les médias – les 80 investis pour moitié dans la chaîne de télévision Direct 8 et pour moitié dans les journaux gratuits, moins 10 millions de recettes publicitaires en 2007 – et encore à peu près 70 millions pour le Wimax, la radiofréquence ou les bornes d’aéroport.
Donc, on fait très peu de profits parce que, en face, on met systématiquement des dépenses d’exploitation. J’ai pensé que mes enfants, mes actionnaires n’étaient pas là uniquement pour toucher des dividendes, qu’il fallait réinvestir l’essentiel des profits dans le groupe. D’ailleurs, ce qui est remarquable chez Bolloré, ce n’est pas tellement qu’on existe depuis 186 ans, même si c’est assez rare pour une entreprise familiale, ce n’est pas qu’on soit passé en un quart de siècle de quelques millions de chiffre d’affaires à près de 6,5 milliards d’euros, c’est que tout cela a été fait sans appel public à l’épargne. En vérité, les actifs que nous gérons, nous ne sommes pas allés les chercher dans la poche des actionnaires, c’est de l’argent qu’on a généré nous-même en n’arrêtant jamais de réinvestir.
Donc, financier ou industriel ? Je pense qu’on a été en réalité beaucoup plus industriels que financiers : il n’y a qu’à voir les investissements qu’on a faits dans des installations industrielles. Comme je le disais un jour en riant, si on n’était que des financiers, on ne serait que trois dans un bureau avec deux jolies secrétaires. Mais si certains commentateurs ont envie de nous voir comme des financiers, si ça leur plaît, comme nous, cela ne nous gêne pas, on ne va pas se battre pour corriger cette image. D’ailleurs, les plus-values, cela ne se décrète pas, c’est un coup de chance. Comme, certaines années, on ne peut pas réinvestir tout ce qu’on gagne, on se constitue une sorte de réserve. Et quand la Bourse monte, cette réserve se valorise beaucoup. Mais quand elle baisse, plus question de faire des plus-values comme ces derniers temps avec Vallourec. Ce n’est pas grave, puisque nous ne cherchons pas à faire des bénéfices, si ce n’est pour les réinvestir. Notre vrai travail, tous ceux qui nous connaissent le savent, c’est un travail d’industriel.

S’agissant de votre orientation depuis quelques années vers la communication et les médias, comment l’expliquez-vous ? Rêviez-vous depuis toujours d’entrer dans ce domaine ? Votre prise de participation, finalement malheureuse, dans Bouygues il y a une dizaine d’années, donc indirectement dans TF1, préfigurait-elle ce choix ?
Vous avez raison, avec Bouygues, on voulait aller à la fois dans les travaux publics et les médias. Mais cela ne veut pas dire que j’y pense depuis toujours. Aujourd’hui, le secteur des médias est en pleine évolution : avant, il y avait en gros un média le matin – on lisait son journal ou on écoutait la radio – et un le soir – on regardait la télévision. Maintenant, on voit bien qu’il y a une quantité très importante de médias intermédiaires, avec notamment le Net, les journaux gratuits, etc. Comme le paysage est en train de changer, on a pensé que des outsiders pouvaient occuper des places dans tous les secteurs de la communication. Et on a décidé d’aller aussi bien dans la publicité que dans la télévision, la presse écrite, etc. Ce n’est pas un vrai changement de stratégie, puisqu’on a toujours choisi d’aller dans plusieurs directions, dans plusieurs métiers.

Quel est le déclic qui vous a attiré dans le secteur de la communication et des médias ? Le plaisir de vous occuper de médias qui touchent le public ?
Non, je n’éprouve pas du tout de plaisir dans mon travail. Si ce n’est le plaisir du travail bien fait. J’arrive le matin et je repars le soir comme lorsque je vais au ski dans les Alpes : c’est très bon pour les enfants, c’est sans doute bon pour ma santé, mais le bon moment, c’est quand le TGV est à Lyon et que je revois du gazon. Je vais chaque année aux sports d’hiver mais sans aucun plaisir. Le travail, c’est pareil. Ce n’est pas par plaisir que je fais plutôt ceci que cela. De la même façon qu’on a eu raison de passer du papier au plastique, puis du plastique à une tout autre activité avec la SCAC, donc d’aller dans le transport en Afrique puis vers le monde, d’aller du pétrole vers les pipelines, il m’est apparu que la communication et les médias étaient un secteur qui allait évoluer.

À quel moment, précisément ?
Je ne sais pas. J’achète depuis toujours chez mon kiosquier tous les journaux qui paraissent le samedi matin. Et je les lis le week-end à la campagne, où j’écoute aussi la radio. Je rencontre également beaucoup de gens. Avec cela, je me forge une idée sur ce que je dois faire. Il m’a semblé à je ne sais trop quel moment que la communication et les médias étaient un secteur intéressant. D’autre part, j’arrive à un âge où j’ai envie que mes héritiers soient intéressés par le groupe, qu’ils ne s’en désintéressent pas immédiatement si je devais disparaître. J’ai envie qu’il y ait de l’affectio societatis. Or, à l’exception de l’un d’entre eux, Cyrille, quand je parle à mes enfants, ils me parlent plus de médias que de fabrication de papier. Donc, je crois qu’on peut faire dans ce domaine des choses intéressantes et qu’en plus cela peut me permettre de faciliter le passage du flambeau à la septième génération. Je vous l’ai dit, on vise toujours le long terme, et la structure du groupe nous le permet. Dans ce domaine aussi, on a le temps, ce qui est un gros avantage par rapport aux autres, et on finira bien par avoir raison.

C’est un raisonnement logique qui vous a fait entrer dans ce nouveau secteur d’abord par un investissement dans la publicité, avec Havas ? Ou y a-t-il eu simplement une opportunité ?
Les deux. C’est la logique qui fait que l’on va quelque part et l’opportunité n’a de sens que si elle rentre dans une logique. Il nous a semblé à la fois qu’Havas représentait une bonne opportunité et qu’y entrer était une bonne façon de comprendre ce qu’était la communication : ce que voulaient les clients, ce qu’était un message, quels étaient les médias par lesquels il fallait passer pour mieux communiquer, etc.
Vous imaginez-vous plus facilement, ne serait-ce qu’en rêve, en patron d’agence de publicité ou en directeur d’un journal ou d’une télévision ?
Je vous l’ai déjà dit, je ne me rêve qu’en vacances. Les gens croient que je m’amuse et que j’ai du bonheur à vivre dans les paillettes. Cela ne me procure aucun bonheur.

Mais rien ne vous empêche de partir en vacances pour toujours, vous en avez les moyensÂ
J’en ai

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