Africatown à Canton

C’est dans la grande métropole chinoise du Sud que se traite une bonne part des échanges commerciaux avec le continent. De là, tous les biens de consommation possibles sont expédiés vers Dakar, Mombasa ou Douala. Une partie de ce négoce est entre les main

Publié le 31 mars 2008 Lecture : 8 minutes.

Dans l’agence de la Bank of China, située Tong Xin Road, une des grandes artères qui traverse Xiao Beilu, un quartier du nord-ouest de Canton, un Malien, emmitouflé dans un ample burnous, s’énerve en chinois. Trop d’attente ! Exaspéré, il sort, en maugréant, sous l’il indifférent des clients. Ni sa présence ni le fait qu’il parle chinois ne semblent étonner les locaux. Et pour cause. Cela fait bientôt dix ans que les Africains ont commencé à occuper les lieux. Fini le temps où les Chinois « se bouchaient le nez » sur leur passage. Aujourd’hui, ils font partie du décor. Bizarrement, c’est plutôt la présence d’un Occidental qui étonnerait les Cantonais du coin !
Il suffit de se promener dans les rues de Xiao Beilu, fief africain francophone de Canton, rebaptisé « Matonge » par les Congolais de Kinshasa, pour constater l’omniprésence des Africains. Résidents ou de passage, ces derniers vont et viennent d’une tour à l’autre, empruntant les petites passerelles qui surplombent les voies à grande vitesse étagées sur deux et trois niveaux, tandis que d’autres discutent à l’entrée des hôtels et des immeubles ou dans les bistrots du quartier. Les tee-shirts à l’effigie de chefs d’État ou d’hommes politiques africains exposés dans les vitrines ou le nom d’enseignes de cafés, de restaurants ou d’immeubles – Nganda Maboké, Mado Kitoko, Moka Coffe, African Mamaya Restaurant, Jin Shan Elephant Trade Mall, African Trading Centre – ne trompent pas. Tout évoque l’Afrique.
Toutefois, loin d’être une nouvelle terre d’exil, Xiao Beilu, l’une des Africatowns de Canton – l’autre étant, un peu plus au nord, Sanyuanli Dadao, où a élu domicile la diaspora nigériane -, est avant tout un centre d’affaires où se traite une grande part des échanges commerciaux sino-africains. Certes, on n’y négocie pas de contrats pétroliers ni de chantiers de BTP. L’essentiel des transactions porte sur les biens de consommation courante fabriqués en Chine et exportés massivement vers le continent africain.

Autodidactes et polyglottes
À Canton, la capitale de la riche province du Guangdong, qui compte une importante classe moyenne et le plus grand nombre de millionnaires chinois, une partie de ce négoce est entre les mains de « traders » africains. C’est tout en haut des tours ultramodernes du quartier, telles que Tian Xiu ou Taoci Building, qui comptent une trentaine d’étages et un nombre incroyable de boutiques et de bureaux, que la plupart d’entre eux se sont établis. Dans l’appartement transformé en bureau-show room, des Africains s’affairent. Des collaborateurs du big boss ou des clients de passage venus des quatre coins du continent africain. Dans les différentes pièces sont exposés, pêle-mêle, des centaines d’échantillons. Pour celui qui ne trouve pas son bonheur sur place, pas de problème. Le trader se fait fort de lui faire fabriquer l’article demandé chez ses fournisseurs chinois.
Tous les négociants n’ont pas le même profil. Une hiérarchie, basée notamment sur l’antériorité dans le négoce et le volume d’affaires traité, s’est établie entre eux. La première génération à s’être installée à Canton dès la fin des années 1990 est composée de Ouest-Africains – des Maliens, les plus nombreux, ainsi que des Guinéens et des Sénégalais. Les plus « gros » en termes de chiffre d’affaires. Les ficelles du commerce, ces seniors, qui ont dépassé la cinquantaine, les connaissent depuis longtemps. « J’ai commencé à Bamako quand j’étais gosse en vendant des cigarettes », explique Diaby, un Guinéen.
Souvent autodidactes, maniant avec aisance plusieurs langues africaines, le français, l’anglais, le chinois et parfois même une autre langue asiatique, ils ont travaillé dès leur plus jeune âge dans le commerce, d’abord à petite échelle dans leur pays, multipliant ensuite les haltes migratoires partout dans le monde. Après s’être établis en Afrique centrale et parfois de l’Est, comme ce Malien qui s’était installé au Mozambique dans les années 1980, ils sont allés à la conquête de l’Asie – Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Corée du Sud – avant d’aboutir en Chine : Hong Kong puis Canton. Parmi eux dominent les Malinkés, les Soninkés et les Peuls de Guinée. Pas la peine de leur expliquer les mécanismes du négoce international. Ils en savent plus que n’importe quel professeur d’université. « Quand un marché devient moins intéressant, en termes de prix et de devise, ou que les conditions de résidence se compliquent, on prospecte le pays voisin, puis, quand on sent que c’est bon, on s’y installe », raconte Dioncounda Diawara, président des Maliens de Chine.
À côté de ces « grands », la génération suivante, qui compte, elle, des ressortissants d’Afrique centrale – République démocratique du Congo, Cameroun et Congo-Brazzaville -, fait figure de novice. Faute d’expérience commerciale antérieure, ces juniors, dont certains ont fait des études supérieures, n’ont pas le savoir-faire de leurs aînés, ni les relais que ces derniers ont créés dans nombre de pays africains. Du coup, leurs marchés sont souvent limités à leur pays d’origine et à ses voisins. Sans s’être hissés au niveau des « grands », les plus entreprenants d’entre eux, comme Fulé Lukisu, trader et président des Congolais de Kinshasa de Chine, se débrouillent néanmoins plutôt bien.
Bien que l’empire du Milieu se soit ouvert aux étrangers depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001, ce n’est pas facile de s’y implanter. « On doit d’abord créer une société d’import-export dans son pays ou dans un pays étranger, explique Diawara. Cela doit se faire devant un notaire. Ensuite, on fait légaliser la société par l’ambassade de Chine sur place. C’est à cette condition qu’on peut ouvrir un bureau de représentation ici. » Il est certes possible de créer une société de droit chinois. À condition de disposer d’au moins 150 000 dollars. « Ce n’est pas à la portée de tout le monde », confie Diaby, amer.
Autre contrainte, l’impossibilité d’obtenir un crédit auprès d’une banque chinoise. Et si l’établissement d’un bureau donne droit à un visa de résident, celui-ci doit être renouvelé tous les ans. « Les Chinois nous imposent une logique de comptoir et limitent le nombre d’employés étrangers à deux personnes pour un bureau de représentation, alors qu’ils s’établissent chez nous comme ils veulent et le temps qu’ils veulent. C’est injuste. Nos gouvernements doivent revoir les règles du jeu », martèle Alioune Barry, un Guinéen.

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Petits arrangements
La présence africaine à Canton ne se limite pas aux traders. Une kyrielle de « guides » évoluent dans le sillage des négociants. La plupart d’entre eux, dont de nombreux ressortissants d’Afrique centrale, sont allés en Chine dans l’espoir de gagner ensuite l’Europe. La difficulté à obtenir un visa et les possibilités d’activités locales ont fini par les détourner de leur projet. Ils prolongent leur séjour à coup de visas touristiques, qu’ils renouvellent en allant dans un pays voisin ou en passant par des agences spécialisées dans l’obtention de visas. « Ça magouille ici. Même en Chine, la corruption existe », raconte un Camerounais.
Pour vivre, ils servent de guides et d’interprètes aux clients africains de passage – parmi lesquels un nombre grandissant de femmes – qu’ils aident dans leurs achats, les dirigeant vers les immenses marchés cantonnais spécialisés avant d’assurer l’expédition des marchandises.
Leur rêve est de devenir traders ou d’ouvrir un cargo, c’est-à-dire un entrepôt, indispensable pour faire du négoce. La plupart des traders en ont un, dans lequel ils entreposent leurs marchandises et celles des clients de passage avant de les expédier vers l’Afrique par voie maritime, le mode de transport le plus courant. Mais, pour ouvrir un cargo, il faut « environ 30 millions de F CFA pour la location des locaux et l’achat de matériel », raconte Boris, un Congolais. Du coup, les guides d’un même pays se regroupent. « Il faut 100 000 dollars pour remplir et expédier un conteneur d’hameçons. On s’est donc mis à plusieurs et c’est moi qui ai fait le déplacement à Canton », explique ce Kinois.
La gamme des marchandises expédiées, qui se chiffrent chaque année en milliers de conteneurs et en millions de dollars, est vaste : tissus, vêtements, chaussures, sacs, bijoux, mèches de cheveux, meubles, matériel électroménager et informatique, hi-fi, téléphones portables, carrelages et autres matériaux de construction, sanitaires, vaisselle, produits alimentaires, jouets, vélos, motos, panneaux solaires, articles de quincaillerie, produits agricoles, groupes électrogènes, voitures Jusqu’au papier toilette ! L’exportation de machines est rare, même si elle est en progression.

Des tongs sur les bras
Outre les conditions draconiennes de résidence et d’exercice d’une activité, les Africains se plaignent des contrôles permanents et du manque de fair-play des Chinois. « Ils ne respectent pas les clients. Ils sont les champions de la copie, mais ils copient parfois mal. Tu leur commandes un modèle, mais ils réalisent autre chose et ne te remboursent pas. Et la qualité laisse souvent à désirer », se plaint Diaby. Par ailleurs, la compétition est de plus en plus vive. Aux rivalités entre Africains, de plus en plus nombreux à Canton, vient s’ajouter la concurrence, pas toujours très loyale, des Chinois. « Les Chinois cherchent en permanence à prendre tes marchés. Impossible d’établir des relations à long terme avec eux. On est obligé de changer souvent de fournisseurs et de se méfier », explique un trader. Pour preuve, les étages inférieurs des tours dans lesquelles se sont installés les Africains ont peu à peu été occupés par des Chinois, représentants d’usines locales, qui cherchent à tirer profit de la présence africaine de passage pour capter des marchés.
Mais la menace la plus sérieuse vient désormais des Chinois installés sur le continent africain lui-même, qui s’approvisionnent directement auprès des usines de leur pays ou de leurs intermédiaires. Du coup, les chiffres d’affaires des traders commencent à baisser sérieusement. « Lors du dernier ramadan, une période pendant laquelle je fais généralement mes meilleures ventes, la moitié de ma cargaison de tongs m’est restée sur les bras, à cause des Chinois de Conakry qui les vendent moins cher là-bas », se lamente Saydou Baldé, un opérateur guinéen.
Les Africains ne baissent pas les bras pour autant. « Je vais changer de produits », explique Baldé. D’autres misent sur les stocks d’invendus qui proviennent des surproductions, dont certaines ont été à l’origine de quelques faillites spectaculaires, ou de cargaisons refusées par des clients européens en raison de défauts. Les plus gros traders commencent à lorgner l’Inde. Certains s’y sont déjà installés. « Il ne faut pas croire que tout est bon marché en Chine. À qualité égale, voire supérieure, l’Inde devient plus attractive, en particulier pour les vêtements et les textiles, souligne Ndiaye, un trader malien. En outre, la Chine est moins intéressante à cause de la surévaluation du yuan. Il y a un an, un dollar valait 8,24 yuans. Il s’échange à 7,19 aujourd’hui. »
Mais le redéploiement vers l’Inde a ses limites. Car les Indiens sont, eux aussi, présents en Afrique. De quoi marginaliser à terme les Africains dans les échanges commerciaux entre l’Asie et l’Afrique ? En tout cas, la compétition Inde/Chine pour conquérir l’Afrique est en marche.

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