Un jeu de dupes à l’ottomane

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 3 minutes.

Les soldats américains – les « Johnny’s », comme on les surnomme en Turquie – ont rembarqué tout leur matériel dans les ports d’Iskenderun et de Mersin. Direction : le canal de Suez, puis le Golfe. Demi-tour, donc. Suprême humiliation, ils sont partis sous les quolibets d’une foule en liesse.
Après le refus du Parlement d’Ankara, le 1er mars, d’autoriser le déploiement de 62 000 soldats américains sur le sol turc, Washington a dû s’incliner devant l’évidence : il n’aura pas son front Nord. Son « partenaire stratégique » l’a lâché. C’est tout juste s’il a pu obtenir, le 20 mars, le droit de survoler son espace aérien. Et encore, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a pris le soin de préciser que les avions de la coalition ne pourraient ni se ravitailler sur le territoire turc, ni utiliser les bases aériennes du pays.
Entre les deux « amis », le ton est monté, et les divergences politiques, longtemps réduites par la presse américaine à de vulgaires marchandages financiers, sont apparues clairement.
La Turquie – le gouvernement, 94 % de la population et même l’armée – était, depuis le début, opposée à la guerre. Convaincus de la docilité d’un État qu’ils ont tendance à traiter en dominion, les Américains ne l’ont pas compris.
Ils comptaient sur Erdogan, nommé à la tête du gouvernement quelques jours après le vote négatif du 1er mars, pour convaincre les députés du Parti de la justice et du développement (AKP). Ils comptaient aussi sur les militaires, qui siègent dans l’instance suprême, le Conseil national de sécurité, aux côtés des responsables civils. Double erreur, qui leur a été fatale.
Car les dirigeants (au passé islamiste, mais qui se prétendent « conservateurs ») et les militaires, s’ils se haïssent, n’en ont pas moins joué ensemble, pendant plusieurs mois, une partition harmonieuse. Les premiers craignaient de mécontenter l’électorat et redoutaient de voir leur parti imploser sous l’effet des divisions entre « pragmatiques résignés » à la guerre et « pacifistes ». Les seconds jugeaient cette guerre dangereuse pour la région et de nature à raviver le séparatisme kurde. Tous, enfin, avaient en mémoire les effets désastreux de la première guerre du Golfe sur l’économie turque. Bref, leurs intérêts convergeaient.
Ainsi, l’armée est restée silencieuse, laissant l’AKP user de toutes sortes de manoeuvres dilatoires et prendre – seul – le risque d’irriter Washington. Puis, quand les jeux étaient faits, cinq jours après le vote négatif du Parlement, le général Özkök, chef des forces armées turques, a benoîtement « regretté » ce vote pour soutenir mollement le dépôt d’une deuxième motion… qui s’est finalement réduite à l’ouverture de l’espace aérien. À aucun moment les États-Unis ne se sont aperçus qu’ils étaient les victimes d’un jeu de dupes à l’ottomane.
La crise de confiance entre les états-majors des deux pays remonte à 1974 : les États-Unis avaient alors condamné l’invasion de Chypre par les troupes turques. Aujourd’hui, les Turcs n’excluent pas d’intervenir dans le nord de l’Irak, ce dont les Américains tentent de les dissuader. Le général Özkök a donc épinglé « les avis suspicieux, injustes et parfois blessants émis contre les projets de la Turquie ». Et, dans une allusion aux difficultés rencontrées par les Américains en Irak, il s’est permis cette ironie : « Si la situation est un jour hors de contrôle, j’espère que nos amis ne seront pas obligés de nous demander de faire ce à quoi ils s’opposent à présent. »

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