Pourquoi les alliés ont déjà perdu

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 7 minutes.

Quelle que soit l’issue militaire de la « bataille de Bagdad », politiquement et moralement, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont déjà perdu la guerre. Loin d’accueillir les troupes occidentales avec des fleurs, de se rendre ou de s’enfuir, les Irakiens opposent une farouche résistance. Des milliers d’Irakiens travaillant en Jordanie et ailleurs rentrent au pays pour se battre. Trois millions d’armes légères ont été distribuées à la population. Soldats, miliciens, fedayines, citoyens ordinaires – une nation en armes – ont joint leurs forces dans un combat courageux bien qu’inégal qui a soulevé l’admiration de tous les antiguerre, de Sydney à Séoul et à Sanaa. Quelle que soit l’issue finale, les Irakiens se sont taillé une place d’honneur dans le coeur et dans l’esprit des Arabes.
Dans le même temps, l’opération « Liberté en Irak » a tourné à l’odieux. C’est une guerre coloniale à l’ancienne mode, fondée sur le mensonge, la cupidité et les fantasmes géopolitiques, une guerre qui n’a rien à voir avec le « désarmement » de l’Irak ou la « libération » du peuple irakien. L’Irak n’est une menace pour personne. Aucun lien n’a été établi entre Bagdad et les attentats terroristes du 11 septembre, et aucune preuve n’a été apportée que l’Irak a continué à fabriquer des armes chimiques, biologiques et nucléaires, et qu’il pourrait en livrer à des groupes terroristes. Tout cela n’est qu’une basse propagande destinée à masquer les véritables buts de guerre, qui sont ce qu’ils ont toujours été depuis 1991 : affirmer la supériorité globale de l’Amérique dans une partie du monde stratégiquement vitale, riche en pétrole, et protéger la suprématie régionale d’Israël et son monopole d’armes de destruction massive.
La vision des principaux fauteurs de guerre de Washington, tels Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense, et Richard Perle, président du Defense Policy Board, avec leurs cohortes de sionistes et de think-tanks de droite, s’est révélée un mirage. Aucune « explosion de joie » n’a accueilli l’invasion, contrairement à ce que Wolfowitz continue de prétendre. La carte politique de la région n’est pas près d’être redessinée conformément aux intérêts américains et israéliens. La prise de Bagdad ne sera pas suivie par un « changement de régime » en Iran et en Syrie. Un Irak vaincu et reconnaissant n’adoptera pas une « démocratie » à l’américaine et ne signera pas avec empressement un traité de paix avec Israël. Tout au contraire, en incitant les États-Unis à s’engager dans une aventure criminelle, ces personnages ont attisé une haine sans bornes qui empoisonnera pendant des années l’existence de l’Amérique et des Américains. Un jour viendra où une commission du Congrès diligentera une enquête pour déterminer comment et par qui la fatale décision de faire la guerre à l’Irak a été prise.
Longtemps considérée avec mépris et tenue pour négligeable, la « rue arabe » s’est réveillée et exprime dans des manifestations de plus en plus violentes son rejet total du harcèlement américain. La résistance irakienne a mobilisé les masses arabes comme elles ne l’avaient jamais été depuis les passions soulevées par l’Égyptien Gamal Abdel Nasser dans les années cinquante et soixante.

Le spectre de la guérilla urbaine

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Le fossé s’est dangereusement creusé entre les gouvernements des États clients de l’Amérique dans le Golfe, tout particulièrement au Koweït, et l’ensemble de l’opinion arabe et islamique dans la région. Les États du Golfe peuvent dire qu’ils n’ont d’autre choix que d’accueillir les troupes américaines en raison des traités signés entre États, mais l’argument ne tient pas si l’on compare avec la position rigoureuse prise par la Turquie malgré ses engagements encore plus contraignants avec les États-Unis et l’Otan.
Si la guerre se termine dans la confusion, ou se prolonge dans des opérations de guérilla, comme c’est très possible, le contrecoup pour certaines familles régnantes du Golfe pourrait être violent. Le Koweït aurait dû depuis longtemps faire la paix avec l’Irak et tourner la page de l’invasion de 1990, pour laquelle le peuple irakien a payé un prix si lourd. Quel que soit le régime irakien qui émerge de cette guerre, il ne pardonnera pas facilement au Koweït son implacable soif de vengeance. Les gouvernements de la Jordanie et de l’Égypte, déchirés entre leur dépendance à l’égard des États-Unis et les violents sentiments antiaméricains et antiguerre de leurs populations, commencent eux aussi à se sentir menacés. Les conséquences de cette guerre vont secouer la région pendant un bon moment.
En attendant, sur le terrain, les troupes américaines et britanniques, fourvoyées par leurs dirigeants politiques, affrontent le cauchemar d’une guérilla urbaine pour laquelle elles n’ont été ni entraînées ni équipées. Leurs convois de ravitaillement et les flancs de leurs colonnes de blindés et d’infanterie sont harcelés par des raids éclairs. Les villes irakiennes peuvent devenir des pièges mortels. Les « forces de la coalition » répondent par un bombardement aérien intensif, de plus en plus aveugle, et par des tirs d’artillerie et de tanks contre des objectifs civils, s’aliénant encore davantage une population déjà exacerbée par douze ans de sanctions cruelles. Les pertes irakiennes, civiles et militaires, augmentent rapidement. Des centaines, et peut-être des milliers de personnes, ont déjà été tuées ou blessées dans les combats à Oum Qasr, Nassiriya, Nadjaf et dans bien d’autres endroits. La crise humanitaire de Bassora, dans le Sud, où deux millions d’habitants sont menacés par une grave pénurie d’eau et de nourriture, met Washington et Londres dans l’obligation de leur venir en aide. Les associations humanitaires sont prêtes à agir, mais elles ne veulent pas se compromettre avec les armées américaine et britannique.
Au moment où se prépare l’assaut contre Bagdad, la grande question qui se pose au commandement est de savoir si la ville peut être conquise au prix d’un nombre de vies américaines et britanniques acceptable.

Débâcle politique généralisée

Après avoir perdu la guerre politiquement, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont aussi en train de perdre la paix. Personne n’envisage sérieusement que l’Irak puisse être administré par un général américain ou par le ramassis hétéroclite d’exilés irakiens financés et cultivés par les faucons américains de droite, souvent pro-israéliens. L’occupation militaire américaine, si on en arrive là, ne sera pas un pique-nique. L’Irak de l’après-guerre ne sera pas un endroit sans risque pour les Américains et les Britanniques, qu’il s’agisse des militaires ou des administrateurs, ou de leurs collaborateurs irakiens. Pas plus que pour les entrepreneurs américains et les autres « chercheurs d’or » qui, comme des vautours, se disputent déjà des contrats financés sur le pétrole, et espèrent se partager le gâteau de la reconstruction grâce à leurs petits copains du gouvernement américain (voir pp. 78-79).
Dans cette débâcle politique généralisée, le spectacle le plus triste est celui de Tony Blair, le Premier ministre britannique, et de son ministre des Affaires étrangères Jack Straw, en train de se débattre pour sauver les meubles. Bien tardivement, ils se mettent à tenir des propos de vrais Européens, à l’opposé de leurs alliés américains. Les faucons de Washington prétendent que les Nations unies ne sont pas politiquement qualifiées pour régler la crise irakienne et qu’il faut les réformer radicalement, la première mesure devant être de retirer à la France son siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Blair, en revanche, affirme que l’ONU doit jouer un rôle central dans l’Irak de l’après-guerre. Lors de son bref séjour aux États-Unis, la semaine dernière, il a même fait un crochet par New York pour rencontrer le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Mais si Blair s’est pris aujourd’hui d’une telle passion pour l’ONU, pourquoi a-t-il fait la guerre sans son aval ? Maintenant que les choses commencent à mal tourner, il espère évidemment reconquérir une certaine légitimité internationale.

Israël-Palestine : deux poids, deux mesures

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Le grand fossé entre l’Europe et l’Amérique, c’est Israël et la Palestine. Jack Straw a même fait un aveu troublant. L’Occident, a-t-il dit, a été coupable d’avoir deux poids, deux mesures. Il se sent « malheureux et indigné » du sort réservé aux Palestiniens, mais aussi des actes terroristes dont sont victimes les Israéliens. La Grande-Bretagne, a-t-il déclaré à la BBC, est « à cent pour cent favorable » à la création d’un État palestinien viable, avec pour capitale Jérusalem, conformément à la résolution 242 du Conseil de sécurité, avec les frontières de 1967, le démantèlement des colonies juives et un règlement du problème des réfugiés. Ce sont là de belles paroles. Si lui et son patron Tony Blair sont si favorables à la solution des deux États, pourquoi se sont-ils alliés aux amis américains du Premier ministre israélien Ariel Sharon, qui est totalement opposé à cette solution ? Pourquoi ont-ils toléré depuis deux ans que Sharon massacre les Palestiniens et détruise entièrement tous les rudiments d’un État palestinien ? Pourquoi ont-ils accepté ses assassinats ciblés, les démolitions des maisons, les créations de colonies, les laissez-passer, les bouclages, les couvre-feux et tout le reste ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de sanctions britanniques contre Israël comparables aux sanctions punitives contre l’Irak que la Grande-Bretagne a aidé les États-Unis à prolonger ?
Jouant les hommes d’État internationaux, Blair a cherché à établir un pont transatlantique entre l’Europe et l’Amérique. Il y aurait, à ses yeux, un grave danger à ce que l’Europe constitue un pôle rival des États-Unis, éventualité que la plupart des gens sensés considèrent pourtant comme un contrepoids nécessaire aux égarements des hommes de Washington et une contribution majeure à un monde plus sûr. Mais le « pont » de Blair s’est effondré avec les maisons irakiennes. C’est la plus grave défaite de la diplomatie britannique de mémoire d’homme. Le mieux qu’il pourrait faire, ce serait de démissionner et de laisser un successeur plus raisonnable renouer les liens brisés avec l’Europe et rétablir l’autorité des Nations unies.

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