Les seringues, vraies coupables ?

Une étude réalisée par quatre experts indépendants affirme que les relations sexuelles ne constituent pas le principal facteur de transmission du VIH en Afrique. Ce seraient les soins médicaux. L’un des auteurs s’explique.

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

De nouvelles études, attestant du rôle majeur des injections non stériles dans la propagation de l’épidémie, jettent un doute sur l’importance de la transmission sexuelle du virus. Selon leurs auteurs, ces conclusions devraient intéresser l’Afrique pour deux raisons : elles pourraient entraîner l’adoption de stratégies différentes de lutte contre le VIH, et elles affaibliraient la discrimination qui frappe l’ensemble du continent, où l’opinion publique associe encore trop systématiquement le VIH au sexe.
L’Onusida et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont convoqué une réunion d’experts le 14 mars 2003 pour discuter des données sur la transmission du VIH par les injections. Pendant toute la journée, les représentants de l’OMS, de l’Onusida, de l’Usaid, du National Institute of Health (États-Unis), d’autres organisations gouvernementales, d’universités et des experts indépendants ont présenté et débattu des données contradictoires sur l’importance de la transmission du VIH par du matériel souillé dans les centres de soin. Les participants sont tombés d’accord sur le fait que les soins de santé pratiqués sans stérilisation adéquate et sans précautions élémentaires – ce qui est, hélas ! très fréquent en Afrique subsaharienne – est un risque majeur de transmission du VIH. Ils estiment également que l’OMS et l’Onusida devraient ajuster leurs programmes en conséquence.
La mésentente demeure toutefois quant à la proportion des contaminations dues aux piqûres et celles dues aux rapports sexuels. À l’issue de cette réunion, l’OMS et l’Onusida ont toutefois confirmé, via un communiqué de presse (http://www.unaids.org/whatsnew/press/frn/HIV_injections140303_fr.html), leur position : la transmission sexuelle est la plus importante. Deux écoles s’opposent donc. J.A.I. a voulu comprendre comment David Gisselquist, docteur en médecine et expert indépendant, et trois autres médecins sont parvenus à de telles conclusions, publiées dans le prestigieux International Journal of STD & AIDS (édité par la Royal Society of Medicine britannique), et réfutées par l’Onusida.

Interview.
J.A./l’intelligent : Vous affirmez que les données existantes remettent en cause l’opinion consensuelle sur le rôle majeur de la transmission sexuelle dans l’épidémie du sida en Afrique ?
David Gisselquist : Effectivement, les piqûres réalisées avec du matériel non stérilisé et d’autres procédures médicales non sécurisées ont pu être le principal vecteur de l’épidémie de VIH en Afrique. Si les rapports sexuels sont porteurs de risque pour l’individu, ils ne sauraient toutefois expliquer pourquoi l’épidémie est galopante dans tant de pays africains, mais très limitée en Europe ou aux États-Unis.
JAI : Vous citez plusieurs études, réalisées notamment au Cameroun, qui montrent l’absence de corrélation entre comportement sexuel et transmission du VIH.
DG : Il y a beaucoup d’études similaires. Par exemple, une étude menée dans quatre villes africaines – deux à forte prévalence (pourcentage de la population séropositive) et deux à faible prévalence : les adultes vivant dans les villes avec une faible proportion de la population séropositive n’avaient pas moins de partenaires, n’utilisaient pas moins de préservatifs, n’avaient pas moins de maladies sexuellement transmissibles que les adultes des villes à forte prévalence. Ainsi, Yaoundé, au Cameroun, est une ville relativement peu frappée par la maladie et où les préservatifs sont peu utilisés, malgré un fort vagabondage sexuel !
JAI : De récentes études épidémiologiques menées en Afrique du Sud recensent plus de 5 % des 2-14 ans contaminés. Cela conforte votre position ?
DG : Cette étude conclut que 5,6 % des enfants âgés de 2 ans à 14 ans sont séropositifs, soit environ 700 000 cas. Seul un quart de ces cas pourrait venir de la transmission mère-enfant. Moins de 0,01 % peut être attribué aux abus sexuels. Dans les 75 % des cas restants, ce résultat pose la question de la transmission par du matériel médical souillé dans les centres sanitaires.
JAI : Si vous avez raison, alors comment est-on arrivé au consensus qui prévaut actuellement, à savoir que les relations sexuelles sont la principale cause de transmission du virus ?
DG : Le comportement sexuel a pu être désigné principal facteur de transmission de la maladie en Afrique pour plusieurs raisons, pas toujours fondées. Par exemple, une épidémie hétérosexuelle en Afrique a permis de susciter un soutien politique à des programmes de lutte contre le sida à une époque où cette maladie touchait les populations dites marginales, comme les homosexuel(le)s ou les usagers de drogues. En outre, les campagnes de vaccination contre d’autres maladies auraient souffert d’une méfiance de la population vis-à-vis des piqûres.
JAI : Vous concluez que 25 % à 30 % des contaminations seraient sexuelles et 70 % causées par des injections avec du matériel contaminé. Comment arrivez-vous à ces chiffres ?
DG : Parmi les adultes africains, nous estimons que 25 % à 35 % des cas d’infection à VIH sont des transmissions sexuelles. Pour le déterminer, nous utilisons deux types de données : d’une part, des études africaines démontrant les taux de transmission dans des couples sérodiscordants (un seul des deux est séropositif) – ces résultats permettent d’estimer la prévalence du virus parmi la population adulte ; d’autre part, des études sur le risque de contamination lié à la multiplicité des partenaires sexuels. Mais hormis ce facteur sexuel, le principal vecteur du virus au sein de la population adulte est l’exposition au sang, sous toutes ses formes : dans des établissements de santé majoritairement (piqûres – 30 % ou plus et prises de sang), mais aussi via les scarifications, la médecine traditionnelle et, dans une certaine mesure, lors de tatouages, de piercings, chez des barbiers ou des coiffeurs de rue. Partout où une personne pourrait se trouver au contact du sang de quelqu’un d’autre.
JAI : Pourquoi ne pas avoir simplement examiné l’équipement de stérilisation et les précautions utilisées dans les pays concernés ?
DG : L’OMS l’a fait. Elle a étudié les précautions utilisées dans les centres de santé de plusieurs pays d’Afrique. Des estimations récentes rapportent qu’il y a des centaines de millions d’injections réalisées avec des seringues douteuses par an. D’autres enquêtes ont montré des problèmes avec les stérilisateurs. La situation n’est pas bonne. En ce qui concerne la transmission du VIH en milieu de soin pour le personnel, il n’y a globalement pas assez de recherche.
JAI : Si l’on suit votre raisonnement, il y a donc des risques de contaminations par seringues souillées lors de « simples » vaccinations. Pourquoi ne pas parler de ces risques ?
DG : Il ne s’agit pas seulement des aiguilles, mais aussi des flacons à multidoses… Un patient qui doit être piqué pour une vaccination ou un traitement doit s’assurer que le médecin prend une aiguille jetable neuve dans un emballage stérile, puis qu’il prélève le produit à injecter d’un flacon à dose unique. Alors on peut être sûr qu’il n’y a aucun risque. Tout le monde devrait le faire, et savoir qu’il doit le faire. C’est simple et bon marché. Il ne devrait pas y avoir de discrimination en matière de sûreté des soins. D’ailleurs, les personnes les mieux placées pour étudier le danger de certaines pratiques seraient peut-être celles-là mêmes qui encourent ces risques. Nous pouvons dire aux futurs patients que les injections peuvent entraîner une contamination, de telle sorte qu’ils puissent prendre des mesures pour se protéger, eux et leurs enfants.
JAI : Que faites-vous du taux élevé parmi les prostituées, et ce dans tous les pays africains ?
DG : Beaucoup de prostituées reçoivent un tas d’injections, en partie responsables de cette forte prévalence. Cette contamination n’est peut-être pas uniquement sexuelle.
JAI : En lançant ce pavé dans la mare, quelles sont vos intentions ?
DG : Je souhaite que les Africains réduisent leurs risques, que les soins soient améliorés et que la stigmatisation diminue. Nous voulons encourager le débat. Il s’agit de mettre fin à l’idée d’un aspect « sexuel », symptomatique de l’épidémie en Afrique. La bonne épidémiologie consiste à penser que le virus se comporte de la même façon dans les populations américaine, européenne et africaine. Il n’y a aucune preuve de plus grande promiscuité dans la population du continent. La différence dans les taux de contamination ne peut donc pas s’expliquer par la seule transmission sexuelle. À notre avis, les transmissions par contact avec du sang, surtout les injections, mais aussi les transfusions, etc., seraient responsables de plus de la moitié des cas chez les adultes et de la grande majorité chez les jeunes, notamment les enfants et préadolescents. Le droit à être protégé de la transmission du VIH fait partie des droits de l’homme, comme le dit l’ONG Physicians for Human Rights, qui publie un document appelant au respect de ce droit fondamental pour toutes et tous.

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D. Gisselquist, J.J. Potterat, S. Brody et F. Vachon, trois articles dans l’International Journal of STD & AIDS 2003; vol. 14. « Droits de l’homme et risque VIH par injections », Physicians for Human Rights http://www.phrusa.org/campaigns/aids/release_031303.html

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