La mère de toutes les batailles

Pour renverser le régime de Saddam, les coalisés devront s’emparer de Bagdad. Seule inconnue : la capacité de résistance des combattants irakiens.

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 9 minutes.

Bagdad first : tel est, depuis les premiers jours des préparatifs américains de la guerre contre l’Irak, le mot d’ordre de tous les états-majors, de tous les services chargés de la planifier. Atteindre et occuper Bagdad est, pour le président Bush et ses conseillers politiques et militaires, l’objectif dont tout dépendra. D’abord parce qu’il correspond au but de la guerre : renverser le régime du président Saddam Hussein et le remplacer par un nouveau pouvoir contrôlé par le commandement américain et qui, à partir de la capitale, établirait son autorité sur tout le pays. Mais aussi parce que toute autre stratégie n’aurait abouti à aucun résultat décisif : à l’est et à l’ouest de la vallée du Tigre et de l’Euphrate, les forces américaines se seraient perdues dans le désert, et, dans la vallée elle-même, elles auraient dû éparpiller leurs effectifs tandis que l’adversaire, en se dispersant dans la profondeur du territoire et parmi la population, aurait pu continuer longtemps à résister avant que Bagdad ne tombe. Le choix de concentrer tous les efforts des forces américaines, dès le premier jour du conflit, sur la marche vers Bagdad est donc rationnel.
Le commandement irakien, qui, bien entendu, n’a rien ignoré des plans américains, fit un choix exactement parallèle. Puisque l’envahisseur allait engager le gros de ses forces vers la capitale, en laissant de côté tout autre objectif, c’est là qu’on allait lui imposer une longue et coûteuse bataille d’usure dans laquelle il ne pourrait employer ni son immense supériorité en forces blindées, ni la mobilité de ses troupes d’élite, ni même, si la résistance durait, son aviation et son artillerie sous peine de mettre en danger ses propres hommes. Et cette bataille de rue, interminable, démoralisante, pourrait aussi – c’était un point essentiel pour les dirigeants irakiens – émouvoir l’opinion internationale, troubler l’opinion américaine, susciter au-dehors des réactions qui mettraient les États-Unis en posture d’accusés et peut-être même provoquer des actions armées contre les positions américaines dans le monde.
Des deux côtés, on se prépare donc à une « bataille de Bagdad ». Et on la prépare à partir des mêmes réflexions et des mêmes analyses. Du côté américain, on a étudié soigneusement le volumineux rapport sur les opérations menées dans les villes et les batailles de rue (Doctrine for Joint Urban Operations), commandé par le Comité des chefs d’états-majors et son président le général Myers, et remis le 16 septembre dernier par le lieutenant général d’origine libanaise John P. Abizaid. Mais, du côté irakien, on connaît aussi ce rapport accessible sur Internet, et dont plusieurs exemplaires se trouvent sur les bureaux des généraux chargés des directives stratégiques en vue de la guerre annoncée.
Tout doit donc se jouer à Bagdad. Mais beaucoup dépendra alors de la configuration de la ville. Bagdad, avec ses cinq millions d’habitants, occupe une immense superficie qu’il faut deux heures pour traverser en voiture. C’est le contraire de la « forteresse » décrite par certains journaux occidentaux : il n’y a pas de limite précise entre la ville elle-même et ses banlieues, et rien qui ressemble à des fortifications ou même à un périmètre défendable. Sa caractéristique principale est d’être composée, pour la plus large part, par des habitations basses, en général des maisons individuelles, de sorte qu’une vue cavalière de la ville donne l’impression que les bâtiments verticaux, immeubles administratifs, « palais » gouvernementaux ou immeubles d’habitation sont comme des pointes isolées au milieu d’une immense étendue d’habitations n’ayant qu’un rez-de-chaussée ou pas plus de un ou deux étages. De plus, la ville est percée de très larges avenues et de vastes carrefours, et le Tigre la traverse de part en part, enjambé par de grands ponts reconstruits après la guerre de 1991.
Telle est la configuration de Bagdad. Et elle pose aux deux camps des problèmes très différents de ceux qu’auraient posés des villes d’une autre structure. À première vue, les défenseurs n’y auront pas les mêmes avantages qu’ailleurs : pas de ruelles enchevêtrées permettant de tromper la vigilance des attaquants, pas d’immeubles liés les uns aux autres par où l’on peut passer, d’où l’on peut sortir, où l’on peut entrer sans être repéré, pas de quartiers très denses où se perdre dans la population, mais, au contraire, de grandes artères où l’attaquant peut surveiller et interdire facilement les déplacements des défenseurs, des croisements dégagés par où l’on peut prendre en enfilade des quartiers entiers, bref, une topographie qui, au total, n’est pas apparemment favorable à la défense irakienne.
Le commandement américain, connaissant cette configuration de la ville, en a déduit la tactique à suivre. Mais il doit surmonter d’abord un premier obstacle : l’étendue de Bagdad et la difficulté d’en fixer les limites obligent, pour l’encercler, à déployer de considérables effectifs. Ceux dont dispose le commandement américain sur place sont-ils suffisants ? Dès maintenant, on peut être assuré que l’offensive américaine pour la prise de la capitale irakienne va devoir supporter deux graves handicaps :
Contrairement à ce que prévoyaient les plans préparés avant la guerre, Bagdad ne va pas être l’objet d’une attaque concentrique par des forces venant du Sud, à partir du Koweït et du Golfe, et du Nord, à partir de la Turquie. Celle-ci, on le sait, a refusé le déploiement de forces terrestres américaines sur son territoire, de sorte que, durant les neuf premiers jours de la guerre, il n’y a pas eu de front Nord. Malgré l’utilisation plus intense que prévu de la base américaine établie dans la zone désertique de l’est de la Jordanie et de points d’appui plus discrets en Israël, et malgré les remarquables capacités de l’armée américaine en matière de logistique, il n’a pas été possible de suppléer à la brusque défaillance de la Turquie. Des aérodromes militaires ont été construits au pied levé dans la zone kurde du nord de l’Irak où il n’en existait que deux, à Soulaymaniya et à Harir, mais c’est seulement dans la nuit du 26 au 27 mars qu’un millier de rangers ont été parachutés entre Madiya et Dohouk. Il est clair qu’il ne s’agissait encore là que de très faibles renforts pour la bataille de Bagdad. La 4e division d’infanterie, avec ses 12 000 hommes et femmes et ses régiments blindés qui devaient être expédiés en Turquie avant le déclenchement des opérations, n’a finalement quitté sa garnison de Fort Hood que le 27 mars, afin de rejoindre ses équipements technologiques ultramodernes prépositionnés à bord de la flotte américaine de Méditerranée, et de faire, pour gagner l’Irak, un long détour par la mer Rouge, l’océan Indien et le Golfe.
– À quoi s’est ajoutée la résistance imprévue des villes du sud de l’Irak, Oum Qasr, Bassora, Nassiriya, Nadjaf, Kerbala. Cette résistance est une surprise pour ceux qui croyaient savoir, au vu des images satellitaires et aériennes, mais aussi par le « renseignement humain », que le dispositif irakien au Sud était réduit à presque rien après le bombardement des installations radars et anti-aériennes. C’est une surprise plus grande encore pour les analystes américains qui pensaient que la communauté chiite, qui peuple tout le sud du pays jusqu’à Bagdad, accueillerait avec faveur – certains disaient même avec enthousiasme – les forces d’invasion. Mais cette résistance des villes du Sud résulte d’un choix délibéré du commandement irakien. Spéculant, avec raison, sur la détermination du commandement américain à foncer vers Bagdad sans perdre un jour, il a laissé sur place des noyaux de résistance, abrités parmi la population des villes : dès qu’ils se sont manifestés, le commandement américain a décidé de les contourner. Pour maintenir le rythme de la marche sur Bagdad. Mais pour éviter que les unités irakiennes, subsistant dans les villes du Sud, ne mènent des opérations de harcèlement sur les arrières des forces américaines et sur leurs voies de communication et d’approvisionnement, il a dû laisser sur place des effectifs non négligeables, qui manquent aujourd’hui aux abords immédiats de la capitale.
Il n’est donc pas sûr, loin de là, que les forces déployées autour de Bagdad soient suffisantes, et il faudra très probablement les compléter par des renforts qui mettront quelque temps avant d’être là. Pourront-elles cependant mener à bien leur mission grâce aux résultats des bombardements entamés dès le commencement de la guerre ? Le fait est que les pilonnages ont duré jusqu’ici beaucoup moins longtemps que lors des conflits précédents, où s’appliquait déjà la doctrine stratégique américaine impliquant la destruction préalable des infrastructures politiques, militaires et, le cas échéant, économiques de l’adversaire avant tout déclenchement d’opérations terrestres. Durant la guerre du Golfe de 1991, il y eut 43 jours d’offensive aérienne et 4 jours d’opérations terrestres, et, pour la guerre du Kosovo, il y eut 78 jours de campagne aérienne avant une occupation, sans combat, de la province par les forces de la coalition atlantique. Sans doute les bombardements, cette fois, ont-ils été plus intenses, comportant parfois le lancement d’un millier de missiles de croisière en un seul jour. Il ne fait aucun doute qu’il en est résulté des dégâts matériels considérables, la densité des tirs ayant pour but de détruire les sous-sols des infrastructures politiques et militaires, où l’on croit que sont abrités les équipements et le personnel nécessaires à la chaîne de commandement irakienne. Mais, jusque-là, celle-ci a fonctionné, donnant des ordres qui ont été exécutés. Le pouvoir politique irakien a pu s’exprimer, à commencer par le président Saddam Hussein, et ce n’est que le 26 mars qu’a été détruite la principale antenne de diffusion de la télévision irakienne.
Au point où on en est, comment l’état-major américain peut-il réduire la résistance de Bagdad ? Il a prévu de découper la ville en trois :
– Les quartiers kurdes, où il estime avoir, sans difficulté, l’appui de la population et où, peut-être, des unités spéciales ont été déjà déployées clandestinement.
– Les quartiers chiites, les plus étendus et les plus peuplés, où il a été prévu, dès les préparatifs de la guerre, que l’accueil de la population serait favorable et où il ne serait donc pas nécessaire de lancer des opérations offensives.
– Les autres quartiers de la ville, à prépondérance sunnite, qu’il faudrait alors encercler aussi rigoureusement que possible afin d’obtenir la reddition des unités combattantes de la Garde présidentielle et de la Garde républicaine, ou d’attendre leur dispersion après que le renversement du régime les aura découragées ou démoralisées.
Dès maintenant, ce plan se heurte à de sérieux obstacles. Il n’est pas sûr que les quartiers kurdes soient acquis aux forces américaines : les Kurdes de Bagdad sont, en partie, ceux qui ont voulu échapper à l’emprise exclusive des partis politiques maîtres du nord du pays, l’UPK et le PDKI, ou même du parti des Kurdes de Turquie, le Kadek (ex-PKK), ou de la milice islamiste Komal. Nul ne peut plus compter sur l’accueil favorable des quartiers chiites après l’expérience faite dans les villes du Sud : le plus probable est que la population y est divisée, que souvent elle se tiendra sur la réserve, mais que rien ne s’opposera à l’action des groupes résistant à l’occupation américaine. De plus existent à Bagdad de nombreux quartiers mixtes, de sorte que la plus grande partie de la ville pourrait servir de base aux unités combattantes décidées à poursuivre la lutte aussi longtemps que possible.
Comment surmonter ces obstacles ? S’il veut échapper aux lourdes contraintes d’une longue bataille de rue, à la durée imprévisible, aux pertes humaines qu’elle provoquera, le commandement américain peut, en s’en tenant à sa tactique de découpage de la ville en quartiers plus ou moins hostiles, les réduire par l’emploi de moyens de destruction massifs qui briseraient toute résistance. Les conséquences politiques, d’abord à l’extérieur, puis pour la formation d’un nouveau pouvoir en Irak, en seraient évidemment considérables et négatives.
En définitive, tout dépendra, pour l’avenir de la résistance irakienne, du comportement des hommes. Dans ce type de combat où un commandement central ne s’exerce plus que très difficilement, l’essentiel est dans l’initiative, la rapidité des déplacements, la souplesse des manoeuvres, la volonté de lutter aussi longtemps que possible, les motivations personnelles. Les combattants irakiens y sont-ils préparés, alors que le pays vit depuis des décennies dans un régime où tout vient d’en haut, le meilleur comme le pire ? Jusqu’aux premiers jours de la guerre, la réponse aurait été : non. Après la capacité de résistance dont ils ont fait preuve depuis, la réponse pourrait être tout autre.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires