Hémorragie cérébrale

Depuis cinq ans, des milliers de techniciens et d’ingénieurs ont choisi de monnayer leurs compétences à l’étranger. Et l’État paraît impuissant à endiguer cette coûteuse « fuite des cerveaux ».

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

Casablanca, un lundi matin ordinaire. Dans l’une de ces centaines d’entreprises vouées aux nouvelles technologies de l’information, un bureau reste vide. Aucune nouvelle de son occupant habituel. Très vite, la rumeur se répand parmi ses collègues et parvient jusqu’aux oreilles du patron : un technicien, encore un, est parti tenter sa chance ailleurs… Où ? Sans doute au Canada, en Allemagne, aux États-Unis ou en France.
Karim Zaz, directeur de Wanadoo Maroc, se souvient encore de ce jour de 2000 où son chef de studio est parti sans crier gare pour le Québec. Et ce n’est pas un cas isolé. Sur les dix membres de son équipe de développeurs de programmes et de graphistes, quatre ont suivi le même chemin. Idem pour Hassan Ammor, président de l’Association des professionnels des nouvelles technologies de l’information (Apebi) et patron de Microdata, une entreprise qui emploie quarante personnes : quatre de ses salariés ont largué les amarres.
Selon les résultats d’une récente enquête, 88,7 % des étudiants qui poursuivent leurs études en France ont l’intention d’y rester. Plus de sept cents chercheurs marocains travaillent, toujours en France, pour le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ces pertes sèches de compétences sont aggravées par les départs de techniciens, ingénieurs et informaticiens formés localement. « L’hémorragie a commencé en 1998 et a connu un pic en 2000-2001 », explique Ammor. Conséquence de la montée de la bulle spéculative sur Internet et les nouvelles technologies de l’information, alors en plein essor en Amérique du Nord et en Europe, elle a agi « comme un véritable aspirateur », selon l’expression de Zaz.
Les bacs +2 ou +3 ne sont pas seuls concernés par le phénomène. Les ingénieurs d’État eux-mêmes, qui ont pourtant bénéficié d’une formation élitiste et pointue, préfèrent souvent commencer leur carrière sous d’autres cieux. Les 250 ingénieurs que forme annuellement le pays coûtent en moyenne à l’État près de 130 000 dirhams (13 000 euros), soit 500 000 dirhams pour l’ensemble de leur cursus (quatre ans). À l’Institut national des postes et télécommunications (INPT), l’un des établissements supérieurs les plus prestigieux du royaume avec l’École Mohammedia des ingénieurs et l’École nationale supérieure d’informatique et d’analyse des systèmes (Ensias) – dont Salma Bennani, l’épouse de Mohammed VI, est diplômée -, la totalité de la promotion 2000, soit 34 ingénieurs, a ainsi fait défection. Le coût total de leur formation s’est élevé à 15,3 millions de dirhams (1,5 million d’euros).
« L’aspect financier est l’une des principales causes de ces départs en masse, explique Karim Zaz. En France, un technicien débutant gagne souvent 2 000 euros net par mois. Quatre fois plus que ce qu’il peut espérer au sein d’une entreprise marocaine. » Autres causes de départ : les déficiences des systèmes de sécurité sociale, de transport et de santé. « Il est essentiel d’améliorer les conditions de vie de nos jeunes diplômés », estime Hassan Ammor. Il préconise, par exemple, de diminuer l’IGR, l’impôt sur le revenu, payé par les techniciens et ingénieurs spécialisés dans les nouvelles technologies de l’information. Ledit impôt étant prélevé à la source, cela permettrait d’augmenter leur salaire net.
Depuis 2002, l’exode s’est néanmoins ralenti. Et l’on assiste même à quelques retours. Pour certains exilés, la désillusion est grande : pour eux, l’Amérique du Nord et l’Europe n’ont pas été l’eldorado annoncé. L’éclatement de la bulle Internet, après quelques années de spéculation, a beaucoup contribué au marasme. Les attentats du 11 septembre 2001 aussi. Désormais, les employeurs, surtout outre-Atlantique, se montrent plus circonspects dans leur politique de recrutement et hésitent, par exemple, à embaucher un Marocain. De toute façon, la conjoncture économique est morose, et ce n’est pas la guerre en Irak qui risque d’améliorer les choses.
La tendance est donc actuellement inversée. Mais pour combien de temps ? « Aujourd’hui, les opérateurs en télécommunications sont tous exsangues, commente Abdelfattah Cherif Chefchaouni, directeur de l’INPT. Si 20 % de nos diplômés réussissent à partir cette année, ce sera un exploit. Mais tout risque de changer à nouveau avec l’arrivée de la troisième génération des nouvelles technologies de l’information, qui va imprimer un nouvel essor au secteur, en Occident. Dans les télécommunications, par exemple, après les technologies GSM et GPRS, voici que l’UMTS pointe le bout de son nez… »
D’où la nécessité de mettre en oeuvre une politique globale qui permette, sinon d’arrêter, du moins de réduire le flux des migrants. C’est ce que propose l’Apebi, un lobby très actif qui réunit cent seize sociétés marocaines, dont l’objectif déclaré est de « participer activement au développement des technologies de l’information au Maroc ». L’association est favorable à un programme « urgent » de développement du secteur, afin de « garder les compétences formées et d’attirer les compétences installées à l’étranger ». L’État, selon l’Apebi, doit notamment s’efforcer de soutenir la création d’entreprises, d’améliorer les conditions de travail et de mettre en place une politique d’informatisation de l’administration…
Aujourd’hui, certains chantiers ont été lancés, comme l’informatisation de l’administration des Douanes, mais les réformes restent toujours, à l’heure actuelle, timides. « Les ingénieurs que nous formons vont être amenés à travailler pour la fonction publique : des offices et des ministères, comme celui des Finances ou de la Justice, vont être informatisés, explique Abdelfattah Chefchaouni, mais il manque encore une politique concertée et globale dans ce domaine. »
Hélas ! la « stratégie e-Maroc », ce plan de développement du secteur élaboré par Nasser Hajji, l’ancien secrétaire d’État aux Postes et Technologies de l’information, est aujourd’hui tombé aux oubliettes. Rachid Tabi Alami, le nouveau titulaire du poste, a également sous sa coupe le Commerce et l’Industrie, deux secteurs clés qui accaparent l’essentiel de son temps. Au mois de janvier, lors du forum annuel de l’INPT, il s’était montré très optimiste : il y a, avait-il indiqué, « beaucoup de chantiers en préparation, beaucoup de stratégies déjà arrêtées. Nous allons passer à l’action […] et nous nous apprêtons à lancer le commerce électronique, l’administration en ligne, la formation à distance, etc. » L’ennui est que ces projets ne sont pas unifiés en une stratégie globale. Lors de cette même interview, le ministre avait contesté la réalité de la fuite des cerveaux, préférant parler d’un « échange de connaissances ». On aimerait croire qu’il ne s’agit pas là d’une politique de l’autruche.

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