Guy Sorman, avocat de l’islam

L’auteur de La Solution libérale se penche sur les maux des sociétés musulmanes. Une enquête fouillée qui incrimine le politique plus que le religieux.

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

De prime abord, on hésite sur le titre, qui évoque plutôt un roman. Quand on a compris qu’il s’agit d’un essai sur le monde islamique, on se pose une autre question : que va nous raconter Guy Sorman, essayiste français plus connu pour ses plaidoyers en faveur du libéralisme économique que pour ses idées sur l’islam ?
Rapidement, pourtant, le lecteur est intéressé, sinon séduit par la démarche de cet intellectuel non conformiste, collaborateur du Figaro et proche de la droite française, mais qui a démontré qu’il ne craignait pas de nager à contre-courant et de bousculer les idées reçues. Un intellectuel qui ne produit pas seulement du jus de cerveau, mais se frotte au terrain. Les Enfants de Rifaa sont le fruit d’enquêtes dans une dizaine de pays, du Maroc à la Malaisie, en passant par le Golfe, la Turquie ou encore l’Iran.
Pour lui, peu importe ce que dit le Coran sur tel ou tel sujet. On peut lire une chose et son contraire dans un texte religieux. L’islam, par exemple, conduit aussi bien au respect des femmes qu’à leur asservissement. Si l’on s’en tient aux seuls textes, le judaïsme est beaucoup plus répressif. Ce qui compte, ce sont les hommes et les femmes qui vivent concrètement la religion. Or, dans leur immense majorité, les musulmans n’aspirent qu’à la paix et à l’amélioration de leur vie matérielle.
Le mal des sociétés arabo-islamiques, ce n’est donc pas la religion, mais la dictature. Et celle-ci ne procède pas d’un quelconque déterminisme culturel, mais de circonstances historiques précises, comme le montre l’exemple égyptien. C’est de là qu’il faut partir, puisque Rifaa el-Tahatawi est un cheikh égyptien envoyé en France de 1826 à 1831 par le pacha Mohamed Ali pour étudier les « secrets de la supériorité technique et scientifique de l’Occident ». Au terme de son séjour, il conclut que la synthèse entre l’islam et le progrès est tout à fait possible. De retour dans son pays, il s’emploiera à moderniser l’Égypte en s’inspirant de son expérience européenne. De Taha Hussein à Naguib Mahfouz et Gamal Ghitany, beaucoup d’intellectuels égyptiens du XXe siècle se considéreront comme les enfants de Rifaa.
Pendant la première moitié du XXe siècle, le pays des pharaons a été gouverné par une monarchie parlementaire. Il a connu des élections libres dans les années vingt et c’est un véritable parti, le Wafd, qui a mené le combat contre le colonisateur britannique.
Le mouvement de démocratisation a été brisé net en 1952 lors de la prise du pouvoir par l’armée. Les intellectuels sont devenus suspects. Universitaires, journalistes, artistes ont eu le choix entre la geôle ou l’exil. Depuis cette époque, les prisons égyptiennes sont peuplées de détenus politiques autant que de droit commun. L’époque était au socialisme d’État et au nationalisme à tout crin. Entrepreneurs et experts étrangers ont dû partir. Deux cents ans de civilisation cosmopolite ont été effacés du jour au lendemain.
Ce scénario d’élimination des élites s’est reproduit un peu partout dans la région, notamment en Syrie et en Irak. Bien qu’ayant échoué sur tous les plans, les militaires ont réussi à s’accrocher au pouvoir grâce à leur maîtrise des techniques de répression.
Si l’islam n’explique pas la dictature, il n’explique pas non plus la pauvreté et le sous-développement. Guy Sorman se plaît à signaler que la religion musulmane semble a priori plus prédisposer au capitalisme que le christianisme. Le Prophète fut un grand commerçant, et le Coran prône l’enrichissement individuel. « Comme une représentation symbolique de cette alliance entre Dieu et le commerce, peut-on lire sous sa plume, dans toutes les grandes cités musulmanes classiques – Istanbul, Ispahan, Le Caire, Damas -, le bazar jouxte la moquée ; les marchands opèrent sur le parvis du temple avec la bénédiction des oulémas. » On sait, par comparaison, ce que représentent les mêmes marchands du temple pour les chrétiens.
Même l’interdit du prêt à intérêt n’est pas un obstacle à l’essor du capitalisme. Il est contourné par d’autres pratiques, tel le partage des profits, et n’a pas empêché un pays comme la Malaisie d’atteindre le niveau de prospérité qu’on sait.
Pour Guy Sorman, nul doute que la pauvreté est l’oeuvre du despotisme. Dans le cas des pays musulmans, il date de près de dix siècles, mais s’est renforcé au XXe siècle, souvent au nom du socialisme d’État, parfois aussi dans un cadre féodal. L’exemple du Maroc est à cet égard édifiant. Au moment de l’indépendance, en 1956, les habitants du royaume étaient pauvres, mais les écarts sociaux restaient raisonnables, tous les espoirs devenaient possibles. Quarante ans après, à l’extrême richesse de quelques-uns s’oppose la misère absolue du plus grand nombre. Tout a commencé au moment du départ des colons français : les terres ont été confisquées par la famille royale, qui en a conservé une partie et redistribué le reste à des notables, clients de la monarchie. Idem en 1973. Sous couvert de « marocanisation », les entrepreneurs étrangers (ainsi que juifs) ont été dépossédés au profit des proches du souverain et de ses vassaux. En substituant aux règles de l’économie un système de prébendes contre-productif, le pouvoir a condamné le pays à la stagnation.
S’il condamne toutes les formes de despotisme, Guy Sorman manifeste une mansuétude inattendue à l’égard des pétromonarchies du Golfe. Le bilan de la dynastie saoudienne lui apparaît très supérieur à celui d’autres États aussi bien dotés par la nature. Si elle a enrichi jusqu’à l’extravagance les princes, la rente pétrolière a profité au peuple, logé, soigné, éduqué, employé (mal, certes, tout le monde travaillant dans la fonction publique). Bien sûr, l’Arabie saoudite n’est pas une société libérale : le conformisme social y est étouffant, les codes sexuels incompréhensibles pour les étrangers. Mais c’est aussi l’une des nations les plus sûres au monde. S’il arrive que l’on coupe la main d’un voleur, les prisons sont quasiment vides. Une société totalitaire, peut-être, mais un totalitarisme plus intériorisé qu’imposé par une violence d’État.
L’Iran des mollahs, en revanche, ne trouve aucune grâce aux yeux de l’auteur de La Solution libérale. Vingt-trois ans d’islamisme ont conduit à un rejet de l’islam lui-même. Et, s’il fallait une preuve de l’échec de la Révolution khomeiniste, « la réouverture des lupanars, comme au temps du shah, suffirait ».
L’islamisme, justement, menace-t-il la Turquie, comme pourrait le laisser craindre l’accession au pouvoir du Parti de la justice et du développement de Recep Tayyip Erdogan ? Nullement, répond Guy Sorman, qui explique : « Les intégristes ne se définissent jamais par leur programme, inexistant, mais par opposition à un État illégitime et à la misère. Or, en Turquie, l’État est ancien et légitime ; il n’a pas été imposé par un colonisateur ; il n’est pas aux mains d’un tyran. » Non seulement la victoire de ceux que Sorman appelle les « démo-musulmans » ne menace pas la démocratie turque, mais elle va la conforter. En intégrant ces islamistes modérés dans le système, à la manière dont la démocratie chrétienne réussit au début du XXe siècle, en France, à réconcilier les chrétiens avec la République.
Guy Sorman en profite pour plaider en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Cette dernière « loin de participer à un conflit des civilisations, illustrerait leur coexistence harmonieuse à la manière dont y parvint dans ses meilleurs moments l’Empire ottoman ».
Ce voyage dans le monde arabo-musulman s’achève… en Israël. Et ce n’est pas la moins intéressante des escales de l’auteur, qui, bien que juif, est un antisioniste convaincu : « L’État d’Israël est une erreur historique. [Il] annonce la fin du peuple juif en tant que nation singulière, parce qu’il n’existe pas plusieurs manières de gouverner ni d’être soldat : un politicien israélien ou un soldat israélien ne sont plus que des Israéliens d’État. En quoi sont-ils encore juifs ? » Ce que Sorman reproche à Israël, ce n’est pas tant d’être devenu le 51e État américain que sa prétention à incarner tout le destin juif.
On le voit, l’auteur n’a pas peur des paradoxes, voire des provocations. N’affirme-t-il pas que le Koweït est une monarchie constitutionnelle plus démocratique que les Pays-Bas ou le Royaume-Uni ? Mais, au final, il nous délivre une belle leçon d’optimisme, réduisant l’islamisme à sa juste proportion, un courant conservateur qui tente d’enrayer la marche inéluctable des sociétés islamiques vers le progrès et la démocratie.

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