Gbagbo: « Ouattara, Compaoré, Soro, Simone et moi »

Ses relations avec le Burkina et avec la France, les causes de la guerre, le rôle présumé de son entourage dans les escadrons de la mort… Le chef de l’État ivoirien n’élude aucune question. Entretien exclusif.

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 31 minutes.

J’ai fait la connaissance de Laurent Koudou Gbagbo au début des années quatre-vingt dans une ville normande, où j’étais étudiant. Il faisait alors le tour des campus de province pour répandre la bonne parole et plaider la cause d’une «alternative démocratique» dans son pays, la Côte d’Ivoire.
L’universitaire gouailleur et l’opposant contraint à l’exil avait (déjà) le sens de la formule. Il parlait « peuple », dans un langage accessible à tous, ponctué d’anecdotes drôles et généralement assassines. Sa cible préférée ? Félix Houphouët-Boigny, le « père de l’indépendance » de la Côte d’Ivoire, dont il fut pendant près d’un quart de siècle le plus célèbre adversaire politique.
Aujourd’hui, au terme d’un long parcours du combattant – l’exil, les privations, la répression et, à plusieurs reprises, la prison -, Gbagbo est désormais chef d’État, installé depuis octobre 2000 dans le « fauteuil » et les palais d’Houphouët, d’où certains de ses adversaires rêvent de le déloger, au besoin par les armes. Même à la tête d’un pays émergeant péniblement de six mois de guerre civile et (encore) coupé en deux, l’ancien professeur d’histoire a conservé son punch et sa bonne humeur. C’est dans l’une des résidences d’Houphouët, à Yamoussoukro, la capitale administrative et politique de la Côte d’Ivoire, qu’il nous reçoit. Chemise Pathé O’, calé dans un fauteuil bourgeois, au milieu de tableaux de maître (« Je les ai trouvés en arrivant. C’est un célèbre avocat socialiste français qui s’occupait de ce type d’acquisitions pour Houphouët », confie-t-il), il répond à nos questions. Et n’en esquive aucune. Sur les origines de la guerre, les chefs rebelles, Alassane Dramane Ouattara, les « escadrons de la mort », ses relations avec la France, ses rapports passés avec le président burkinabè Blaise Compaoré, sa « fortune », sa conversion au protestantisme, et sur son épouse, Simone Ehivet-Gbagbo…

JEUNE AFRIQUE/L’INTELLIGENT : S’achemine-t-on vers une solution définitive de la crise dans votre pays ?

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Laurent Gbagbo : Je l’espère. Il y a eu tellement d’initiatives en faveur de la paix depuis le début du conflit qu’il ne peut en être autrement. Accra, Lomé, Marcoussis, Kléber, encore Accra. J’en oublie certainement…

JAI : Vous avez mis du temps à accepter l’accord signé à Marcoussis le 24 janvier 2003…

LG : Aujourd’hui encore, je ne vois toujours pas la logique qui a conduit à cette table ronde entre partis politiques et mouvements rebelles à Marcoussis, mais je suis un chef d’État. Et, à ce titre, mon principal objectif est de sortir la Côte d’Ivoire non seulement de la guerre, mais aussi de l’état de belligérance. J’ai donc décidé d’entériner les accords de Marcoussis et d’Accra (7 mars 2003). Mais il a fallu, d’abord, parler à la population, aux travailleurs, à l’armée, expliquer aux uns et aux autres que la paix passe par des concessions réciproques. Ce fut plutôt dur. Je crois être parvenu à convaincre même les plus réticents. Dans la foulée, j’ai pris un décret pour déléguer certains de mes pouvoirs au Premier ministre Seydou Diarra afin qu’il puisse mettre en application les résolutions prises à Marcoussis et à Accra, créer le Conseil national de sécurité et convoquer le premier Conseil des ministres du gouvernement de réconciliation nationale. Cela a peut-être pris du temps, mais j’ai fait ce que j’avais à faire…

JAI : Comment expliquez-vous l’échec des médiations africaines et le fait qu’il a fallu passer par un conclave dans un centre de rugby en banlieue parisienne pour parvenir à un accord ?

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LG : C’est bien la preuve patente du sous-développement politique de notre continent. On aurait bien pu mener ces discussions en Côte d’Ivoire. Au départ, j’ai proposé au groupe de contact de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] qu’elles se tiennent à Tiébissou, une ville située à équidistance de Yamoussoukro et de Bouaké. Cette proposition n’a pas été retenue. Je ne voulais pas apparaître comme celui qui bloque les médiations en cours pour sortir mon pays de la guerre. J’ai donc laissé faire, même les initiatives que je trouvais pour le moins maladroites.

JAI : Vous n’avez pas beaucoup d’amis dans le « syndicat » des chefs d’État africains…

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LG : Détrompez-vous ! Beaucoup de mes homologues m’ont aidé au cours des derniers mois. Je peux ainsi citer les présidents Gnassingbé Eyadéma du Togo, Olusegun Obasanjo du Nigeria, Amadou Toumani Touré du Mali, le Sud-Africain Thabo Mbeki, le Guinéen Lansana Conté. Mais la palme d’or revient à mon ami et voisin ghanéen, John Kufuor, qui n’a ménagé aucun effort pour ramener la paix en Côte d’Ivoire. J’envisage d’ailleurs de lui décerner la plus haute distinction ivoirienne…

JAI : Les ministres du Rassemblement des républicains [RDR] et des mouvements rebelles n’ont pas voulu assister au premier Conseil hebdomadaire des ministres, jeudi 13 mars…

LG : Des représentants du RDR et des rebelles étaient pourtant à Yamoussoukro, deux jours plus tôt, pour prendre part à la séance inaugurale du Conseil national de sécurité, dont la création a été décidée par l’accord d’Accra pour régler les difficultés liées à l’attribution des ministères de la Défense et de la Sécurité. L’atmosphère était détendue.

JAI : La conférence des chefs d’État qui s’est tenue, les 25 et 26 janvier 2003, dans le sillage de Marcoussis, à l’avenue Kléber [Paris], a donné lieu à toutes sortes d’interprétations. Y a-t-il eu, oui ou non, un « accord » à Kléber ?

LG : Un accord est un document écrit et signé entre parties en présence. Pour autant que je sache, il n’y a rien de tel au sortir de la conférence de Kléber. À Paris, à la fin janvier, j’ai été reçu à l’Élysée, au Quai d’Orsay, et j’ai pris part à la conférence de Kléber. Il y a eu des discussions portant notamment sur les modalités de formation du gouvernement de réconciliation nationale. Rien de plus.

JAI : Avez-vous été « maltraité » à Kléber ?

LG : Je n’étais pas content, ça c’est sûr.

JAI : Selon plusieurs témoins, le chef de la diplomatie française Dominique de Villepin vous aurait parlé de manière cavalière…

LG : Ne m’obligez pas à tenir des propos désobligeants sur ce monsieur ! Je préfère m’en tenir à ce que je viens de vous dire : à Kléber, je n’étais pas content, mais pas du tout…

JAI : Début janvier, vous avez laissé certains de vos partisans manifester bruyamment dans la cour du palais présidentiel contre la présence de Villepin à Abidjan ? Était-ce un acte prémédité ?

LG : Soyons sérieux ! Ceux qui racontent de telles inepties sont soit de mauvaise foi, soit des apprentis politiciens. Si Villepin est venu en Côte d’Ivoire, c’est avec mon accord. J’aurais bien pu n’en rien faire, ne pas m’entretenir avec lui ou demander à mon ministre des Affaires étrangères de le recevoir… À partir du moment où j’accepte qu’il fasse le déplacement, il n’y avait aucune raison que je lui réserve pareil accueil. Ceux qui me connaissent savent que je ne m’embarrasse pas d’artifices ni de faux-semblants…

JAI : Pourquoi ne pas avoir attendu d’être revenu à Abidjan pour prendre le décret de nomination de Seydou Elimane Diarra au poste de Premier ministre ?

LG : Le nommer à Paris ou à Korhogo n’aurait rien changé à l’affaire. J’ai annoncé sa nomination dans les locaux de l’ambassade de Côte d’Ivoire en France, donc en territoire ivoirien.

JAI : Vous êtes finalement un président atypique ?

LG : Sans doute ! Cela rend quelque peu difficile ma position. Cette difficulté ne vient d’ailleurs pas des Africains, mais des étrangers. Ces derniers ont une vision tronquée et surannée de notre continent, mais aussi de ses dirigeants. Être atypique, à leurs yeux, ne consiste pas seulement à s’habiller, comme je l’ai toujours fait, en tenue décontractée, de sortir incognito du palais certains soirs pour me rendre dans les quartiers populaires ou de refuser de sacrifier au conformisme ambiant. Le simple fait d’avoir des idées novatrices, d’adopter une approche alternative des problèmes du continent et de la manière de les résoudre leur déplaît énormément. Tenez ! Mon ambition depuis le début, c’est de ne pas laisser les pauvres sur le bord du chemin. Pour cela, j’ai initié une politique de décentralisation pour rapprocher l’État du pays profond. Il s’agit d’éviter que les populations ne viennent à dire, comme par le passé, que le pouvoir central néglige telle ou telle région au profit d’une autre. L’autre projet qui me tient également à coeur est l’assurance-maladie universelle. Si nous réussissons à la mettre en place, la Côte d’Ivoire deviendra le premier pays africain et le deuxième du Tiers Monde, après le Costa Rica, à se doter d’un tel système. Ce serait une révolution. L’assurance-maladie universelle peut être financée par un prélèvement sur les recettes cacaoyères qu’on reverserait dans une caisse. Nous devions démarrer par le monde rural, en janvier, mais cette sale guerre nous a fait prendre du retard… Dans le même ordre d’idées, savez-vous que, depuis deux ans, l’école primaire est entièrement gratuite pour nos enfants, que l’uniforme n’est plus obligatoire dans nos établissements scolaires ?

JAI : Pourquoi ?

LG : Le port d’une telle tenue obligeait beaucoup d’écoliers, de collégiens et de lycéens, dont les parents sont démunis, à rester à la maison. J’ai moi-même failli abandonner mes études en terminale parce que les miens n’avaient pas de quoi me payer l’uniforme. Lorsque j’ai été élu député, en 1990, le premier problème auquel j’ai été confronté dans le monde rural, c’était celui-là. Il a fallu aider financièrement certains à acheter l’uniforme pour leurs enfants…

JAI : La guerre civile, inimaginable il y a quelques années encore, vous a empêché de mener à terme tous ces projets…

LG : Ils ont été interrompus, mais je ne les abandonne pas pour autant…

JAI : Quelles sont, selon vous, les causes profondes du conflit ?

LG : J’ai rencontré, à plusieurs reprises, ceux qui l’ont déclenché, mais, jusqu’à ce jour, je n’ai toujours pas compris leurs réelles motivations… Ils avancent généralement des explications vagues qui n’emportent pas la conviction. Un mécontentement lié à des frustrations ? Possible. Mais s’il y a un gouvernement dont la priorité est de s’y attaquer, c’est bien le mien. Comment expliquer qu’ils aient pris les armes au moment même où je m’attaquais aux causes profondes de ces inégalités ? Tout cela paraît illogique et irrationnel…

JAI : Connaissiez-vous les principaux chefs de la rébellion ?

LG : Pas tous ! J’ai rencontré pour la première fois Guillaume Soro lorsqu’il était secrétaire général du syndicat des étudiants…

JAI : On dit qu’il fut membre de votre parti, le Front populaire ivoirien (FPI) ?

LG : Pas à ma connaissance ! Cela dit, comme le FPI est un grand parti, son président ne connaît pas forcément tous les militants de base.

JAI : Que pensez-vous de Soro ?

LG : Son cas n’est pas isolé. Il appartient, au même titre que Martial Ahipeaud, Blé Guiraou, Eugène Djué ou Charles Blé Goudé, à la génération de ceux qui ont dirigé, chacun à leur tour, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci). Du jour au lendemain, ces jeunes sont devenus des stars. Je suis persuadé que cette aura fulgurante et précoce a tourné la tête à certains d’entre eux. Un garçon comme Soro n’a pas su concilier ce capital avec ses études. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Blé Guiraou, qui milite actuellement à l’UDPCI [Union pour la démocratie et le progrès en Côte d’Ivoire, le parti de feu le général Robert Gueï, NDLR], a pris soin de terminer ses études. Il est aujourd’hui professeur de mathématiques. Même s’il n’est pas membre de mon parti, je trouve qu’il s’en est bien sorti. Moi-même, j’aurais pu ne pas me remettre de l’activisme militant. Dans ma jeunesse, j’étais une star à l’université d’Abidjan, mais cela ne m’a jamais empêché de bosser mes cours. J’avais décidé qu’étant issu d’une famille pauvre, mes seuls compagnons devaient être mes diplômes. J’ai donc travaillé dur pour les décrocher. Et j’étais très fier lorsque j’ai perçu mon premier salaire d’enseignant…

JAI : Comment cela se passe-t-il lorsque vous rencontrez Soro ?

LG : Généralement bien, mais il n’est pas le seul que je connais au sein de la rébellion. Je peux vous citer le colonel Bakayoko, qui est du génie militaire. Ce sont ses hommes qui ont construit ma maison, parce que cela revenait moins cher. Il y a, bien entendu, Louis Dacoury-Tabley, mon ami d’enfance, qui a longtemps milité à mes côtés au FPI. Mais chacun étant comptable de ses propres choix, nos routes se sont séparées il y a plusieurs années. Ainsi va la vie !

JAI : Les considérez-vous toujours comme vos frères ?

LG : Certainement ! Ce sont des Ivoiriens, même s’ils font appel à des mercenaires étrangers, libériens et sierra-léonais notamment, pour déstabiliser leur propre pays.

JAI : Ils invoquent l’exclusion des ressortissants du Nord et la politique dite de l’ivoirité pour justifier le recours aux armes…

LG : Ce sont des arguments fabriqués de toutes pièces et a posteriori. Nous avons librement débattu des problèmes qui minent la Côte d’Ivoire lors du Forum pour la réconciliation nationale qui s’est tenu d’octobre à décembre 2001 à Abidjan. Ma conviction, c’est qu’ils ont voulu faire un coup d’État, dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, mais qu’ils ont échoué dans leur projet. Notre armée a pu les repousser d’Abidjan, mais n’a pas réussi à les bouter hors de Côte d’Ivoire. Ils ont alors installé leur QG à Bouaké, une ville-carrefour entre le Nord et le Sud, coupant la Côte d’Ivoire en deux.

JAI : Vous n’êtes donc pas persuadé que les ressortissants du Nord sont exclus du jeu politique ?

LG : Cette thèse ne résiste pas à une analyse sérieuse. Laissez-moi vous dire qu’aujourd’hui la plupart des grandes institutions de la République sont dirigées par mes compatriotes du Nord. Le Premier ministre Seydou Diarra est du Nord. Tout comme le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly, le président du Conseil économique et social Laurent Dona Fologo, le grand chancelier de l’Ordre national Issouf Koné. Les seuls présidents de grandes institutions qui ne soient pas du Nord sont Laurent Gbagbo, qui est du Centre-Ouest, et Tia Koné (Cour suprême), originaire de l’Ouest. Tout ce qu’on raconte n’est donc pas vrai. Je suis d’une ethnie minoritaire, les Bétés. Pour autant, je n’ai jamais invoqué, alors que l’Histoire m’en donnait la possibilité, le fait que les gens de mon ethnie étaient marginalisés en Côte d’Ivoire pour justifier mon combat politique contre Félix Houphouët-Boigny et Henri Konan Bédié. J’étais porteur d’un projet socialiste pour la Côte d’Ivoire et je me suis battu pour le défendre, avec des gens venus de différents horizons. Mes compagnons les plus proches étaient Aboudrahamane Sangaré, Simone Ehivet, Laurent Akoun, Pascal Affi Nguessan, Jean Kadio Moroko, son épouse Françoise Kadio Moroko, etc. Ceux qui tiennent de tels propos ne gagneront jamais les élections dans ce pays, surtout s’ils persistent dans cette voie. En revanche, s’ils font de la politique, il n’est pas exclu qu’ils se retrouvent, demain, au pouvoir.

JAI : Laurent Gbagbo n’est donc pas raciste ?

LG : Même mes adversaires n’osent pas me faire ce reproche. Toute ma vie, j’ai combattu le racisme, qui est contraire à mes convictions philosophiques et politiques. Ma première épouse était française. C’est la mère de mon fils aîné Michel. Puis, en secondes noces, j’ai épousé Simone Ehivet, qui n’est pas bétée, mais akan de la région de Bassam. Par ailleurs, le dernier gouvernement dirigé par Affi Nguessan comptait trente-six membres, dont vingt Akans, sept Bétés, sept ressortissants du Nord et deux ministres appartenant à des groupes minoritaires. Il en va de même dans mon proche entourage. Mon directeur de cabinet est baoulé, son adjoint est du Nord. Le secrétaire général de la présidence de la République est un Baoulé, son adjoint, du Nord. Le secrétaire général du gouvernement est guéré. Les seuls Bétés autour de moi sont le directeur du protocole d’État, le chef de cabinet et son adjoint. Je n’ai pas grandi dans un milieu ethnique. Après avoir fait la Seconde Guerre mondiale en France, mon père est rentré au pays. Il y a d’abord travaillé comme cheminot (à ce titre, il a pris une part active, en 1947, à la célèbre grève des cheminots décrite par Sembène Ousmane dans son roman Les Bouts de bois de Dieu), puis comme policier. J’ai donc toujours vécu, avec mes parents, à la périphérie des villes coloniales, Agboville, Daloa, Sassandra, Dimbokro, qui sont très cosmopolites, très métissées. C’est ainsi que, jusqu’en 1991, je n’avais jamais séjourné plus d’un mois dans mon village natal, Mama. Je suis ouvert à toutes les communautés qui font la Côte d’Ivoire et, au-delà, l’Afrique et le reste du monde.

JAI : Qu’évoque pour vous le terme « ivoirité » ?

LG : C’est un mot, à mes yeux, dépourvu de sens. Il paraît qu’il a été créé en 1945 à Dakar, dans le sillage du concept de « négritude ». J’en ai entendu parler pour la première fois en 1994 ou en 1995. À Marcoussis, Bédié a expliqué de long en large ce qu’il entendait par ivoirité. Ce n’est pas mon problème. J’ai été élu par mon peuple pour veiller à l’application de la Constitution et des lois de la République. Et j’y veille.

JAI : Voilà une transition toute trouvée pour parler de l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara. Vous avez été, par le passé, des adversaires, puis des partenaires au sein d’un « Front républicain », puis, de nouveau, opposés…

LG : Tous les hommes politiques ont forcément des rapports conflictuels dès qu’il s’agit d’une élection à la magistrature suprême. On dit, chez nous, qu’il n’y a pas de « banc présidentiel » sur lequel tout le monde pourrait s’asseoir. Il y a, en revanche, un fauteuil présidentiel, qui est forcément fait pour une seule paire de fesses [rires]. Mais le problème est ailleurs. En démocratie, les rapports conflictuels sont organisés, civilisés. J’ai été opposant pendant trente ans. Marxiste tendance Mao pendant dix ans, socialiste clandestin pendant dix autres années, enfin, socialiste à la tête d’un parti légalement reconnu dix ans durant. Mais, jamais, je n’ai pris les armes. Nous avons eu de vifs débats avec nos camarades des autres pays africains sur la nécessité de recourir ou non à la lutte armée contre les pouvoirs en place. J’ai toujours défendu la thèse selon laquelle il était exclu que des civils s’allient à des militaires pour fomenter un coup d’État ou mener une guérilla. Pour moi, c’est celui qui tient le fusil, donc le militaire, qui a toujours le pouvoir. Le civil se trouve du côté du canon, le militaire, de celui de la crosse, avec le doigt constamment sur la gâchette. Je n’ai jamais été tenté par la lutte armée ni par les putschs. C’est pourquoi je suis triste de constater qu’il y a aujourd’hui des gens pressés en Côte d’Ivoire…

JAI : Vous semblez persuadé, si je vous comprends bien, que Ouattara est le cerveau des événements qui se déroulent en Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre ?

LG : J’en ai l’intime conviction, mais je ne vous en dirai pas plus.

JAI : Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?

LG : Je sais qu’il est le cerveau de cette tentative de coup d’État, mais je le répète, je ne vous en dirai pas davantage.

JAI : Avez-vous gardé le contact avec lui ?

LG : Je crois que ni lui ni moi n’avons envie d’une rencontre à deux. Et, pour ce qui me concerne, je ne m’en porte d’ailleurs pas plus mal.

JAI : Le considérez-vous comme un Ivoirien ?

LG : Ce n’est pas mon problème. C’est le sien. Je ne suis pas magistrat, ni membre du Conseil constitutionnel. Je fais de la politique. Avec mon parti, je me bats pour gagner des élections. Et j’affronte les adversaires que les juges me désignent. S’ils rejettent la candidature de quelqu’un, ce n’est pas mon affaire.

JAI : Vos adversaires en déduisent pourtant que vous avez été « mal » élu…

LG : Le scrutin présidentiel s’est tenu le 22 octobre 2000. Il y avait finalement cinq candidats sur les dix-neuf ayant déposé leurs dossiers auprès de la Cour suprême. Les cinq, dont moi, se sont affrontés et je l’ai emporté. Ce n’est pas moi qui ai organisé cette élection, mais le général Robert Gueï. Il y avait 5,3 millions d’inscrits, 2 millions de votants, 1,8 million de suffrages exprimés, 254 000 bulletins nuls, etc. Le taux de participation était de 37,42 %, ce qui représente la moyenne des taux de participation à des consultations en Côte d’Ivoire depuis 1945. À titre de comparaison, il est largement supérieur aux taux obtenus lors des présidentielles organisées, ces dernières années, dans la plupart des pays voisins. Et nul n’y a trouvé à redire…

JAI : Ni Alassane Ouattara ni Henri Konan Bédié n’étaient en lice en octobre 2000…

LG : Ce n’est pas mon problème. Les hauts magistrats ont dressé la liste de ceux qui étaient autorisés à figurer sur la ligne de départ. J’y étais et j’ai gagné. Après tout, Miss Monde n’est pas la plus jolie fille de la planète, mais c’est la plus belle parmi celles qui se sont présentées à l’élection. Lorsque vous êtes classé premier à un concours, cela ne signifie pas que vous êtes l’homme le plus intelligent de votre génération, mais cela veut dire que, de tous ceux qui ont concouru, vous avez été le meilleur.

JAI : Qui est derrière la rébellion ? Et qui la finance ?

LG : Nous avons saisi l’ONU pour qu’elle dépêche en Côte d’Ivoire une commission en vue de faire la lumière sur cette affaire. Nous avons également saisi le Conseil de sécurité pour qu’il demande à la Cour pénale internationale de diligenter une enquête. Nous avons été agressés et nous voulons savoir par qui. Qui a conçu l’opération ? Qui l’a financée ? À qui elle profite ? Et qui est responsable des malheurs qui en ont résulté ? Si nous parvenons à connaître les visages de nos agresseurs, cela peut être utile à d’autres pays.

JAI : Vous avez tout de même une idée de ceux qui ont apporté une aide matérielle et logistique aux rebelles ?

LG : Peut-être, mais je préfère laisser à l’ONU le soin d’établir les responsabilités et de faire la lumière sur cette affaire.

JAI : Certains de vos proches ont, à plusieurs reprises, montré du doigt le Burkina Faso…

LG : On n’a pas besoin de faire une enquête pour établir la responsabilité du Burkina dans l’agression contre la Côte d’Ivoire. Des preuves matérielles existent. Les assaillants sont venus de ce pays, ont traversé la frontière avec la Côte d’Ivoire. Ce n’est pas un secret. Nous connaissons avec exactitude les maisons où ils vivaient depuis au moins un an. Par ailleurs, d’autres assaillants sont venus du Liberia après avoir franchi notre frontière occidentale, au niveau de la ville de Danané. Ce sont des faits avérés. Ce que je demande à l’ONU, c’est d’établir qui est derrière toute cette machination.

JAI : Le président burkinabè Blaise Compaoré a menacé à deux reprises de vous envoyer devant la Cour pénale internationale. Vous n’avez pas réagi à ses propos…

LG : Je ne lui répondrai pas. Je préfère laisser le temps faire son oeuvre…

JAI : Vous étiez très liés, il y a quelques années encore…

LG : C’est vrai. Je l’ai fréquenté assidûment pendant une dizaine d’années. Pour être exact, de 1989 à 1999.

JAI : Ce qui s’appelait alors la Haute Volta vous a fait délivrer un passeport dans votre fuite vers la France, en 1982…

LG : Jusque-là, je me suis abstenu de répondre sur ce point, mais sachez que je n’ai jamais eu de passeport burkinabè. C’est une légende. Je ne sais pas pourquoi les gens se sentent obligés de tirer sur la corde pour se faire valoir. Par le passé, Blaise Compaoré m’a rendu des services. Et, pour tout vous dire, il m’a même donné de l’argent lorsque j’étais dans l’opposition. Il peut rendre publics ces aspects de nos relations sans risquer d’être démenti. Le reste, par contre, est faux, archifaux. Quand je partais en exil, il n’était même pas ministre. C’était en mars 1982. Cette histoire de passeport relève de la fable ou de la frime. Les deux dirigeants du Parti africain de l’indépendance que j’ai rencontrés sur le chemin de l’exil, c’était Philippe Ouédraogo et Arba Diallo. Et, à l’époque, le président de la République voltaïque, c’était Saye Zerbo.

JAI : Les dirigeants actuels du Burkina représentent-ils un danger pour la Côte d’Ivoire ?

LG : Ce qui représente un réel danger pour la Côte d’Ivoire, c’est la conviction que certains, en Afrique de l’Ouest, tirent du fait que leurs parents ayant travaillé en Côte d’Ivoire ce pays est leur propriété. C’est absurde. C’est comme si moi je revendiquais des droits sur la France, parce que mon père y a fait la guerre, qu’il y a été fait prisonnier et qu’il a contribué à sa libération du joug nazi. Dès l’instant où j’ai choisi d’être ivoirien, la France n’est plus mon affaire. Elle appartient aux Français. C’est à eux de décider du sort de leur pays. Moi, je fais partie de ceux qui décident pour la Côte d’Ivoire. Nos frères des autres pays africains qui souhaiteraient devenir ivoiriens ont toujours la possibilité de le faire par un acte volontaire, la naturalisation, mais ils ne peuvent à la fois exiger le droit d’être électeurs et éligibles tout en conservant le statut d’étrangers.

JAI : Beaucoup d’Africains sont persuadés que Gbagbo, le militant socialiste, le panafricaniste, devrait se montrer plus généreux que Félix Houphouët-Boigny et Henri Konan Bédié…

LG : Je crois toujours au panafricanisme et à l’intégration africaine, mais il y a des règles qui régissent les rapports entre les États et ce n’est pas moi qui les ai inventées. Il faut en prendre acte et travailler à la création d’un espace politique et économique commun. Député, je siégeais au Comité interparlementaire de l’Union économique et monétaire ouest-africaine [Uemoa]. J’ai proposé qu’on ait un passeport commun. J’ai fait de même, par la suite, au niveau de la Cedeao. Ainsi, dans l’espace Cedeao, chacun aura des droits, mais aussi des devoirs subséquents. Mais en attendant, tous ceux dont les aïeux ont travaillé en Côte d’Ivoire ne peuvent en déduire qu’ils sont de jure ivoiriens. Imaginons un seul instant que tous les Africains décident que la France est leur propriété et qu’ils peuvent y débarquer le jour du scrutin présidentiel et voter pour qui ils veulent ! Ce serait impossible, pour ne pas dire ridicule.

JAI : Pourquoi êtes-vous allé en visite officielle en Italie, en septembre 2002, alors que tout le monde savait qu’il se préparait « quelque chose » dans votre pays ?

LG : Cela fait longtemps que j’ai été informé qu’il se tramait quelque chose contre mon régime, mais j’ai continué de vivre et de travailler normalement. Je ne peux tout de même pas rester cloîtré au palais, simplement parce que certains rêvent de m’en déloger. À partir du 10 août 2002, sur la foi d’informations fiables, nous avons procédé à des interpellations préventives, mais je ne pouvais pas ne pas me rendre en visite officielle en Italie et au Vatican. Depuis que je suis arrivé au pouvoir, il y a des gens qui complotent contre moi, alors je vis avec et je fais comme si tout allait bien.

JAI : Il paraît qu’aux premières heures du coup d’État, Jacques Chirac vous a téléphoné à Rome pour vous demander de ne pas rentrer au pays et vous proposer de venir à Paris…

LG : Je ne risquais rien à revenir à Abidjan. Mon devoir m’appelait dans mon pays. J’ai donc pris la décision de rentrer et, comme vous pouvez le constater, je suis toujours en vie…

JAI : Vous aviez laissé vos collaborateurs à Rome…

LG : Je suis d’une culture où on n’appelle pas les gens pour aller au combat. Chez moi, on va au combat. Me suive qui veut !

JAI : Vous aviez promis de « bouter dehors les assaillants ». Mais vous vous êtes rendu compte que vous n’aviez pas d’armée…

LG : C’est une question que je ne souhaite pas aborder pour le moment.

JAI : Revenons donc à vos rapports avec la France. Le Quai d’Orsay a récemment décidé d’imposer des visas aux Ivoiriens détenteurs d’un passeport diplomatique et de service…

LG : La France est libre de prendre des mesures pour restreindre l’accès de son territoire aux Ivoiriens. Tout comme la Côte d’Ivoire est libre de faire jouer la règle de la réciprocité ou de ne pas réagir…

JAI : Y a-t-il toujours le « téléphone rouge » entre Abidjan et Paris ?

LG : Je n’en ai pas trouvé en arrivant aux affaires [rires]. Plus sérieusement, lorsque le président Jacques Chirac veut me parler, il m’appelle. Et lorsque je désire m’entretenir avec lui, je l’appelle. Rien n’a changé sur ce plan, même après Kléber.

JAI : Tout va donc bien avec l’Élysée. Il en va autrement, semble-t-il, avec le ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin…

LG : Je ne suis pas ministre des Affaires étrangères. Je ne suis donc pas le premier interlocuteur des ministres étrangers.

JAI : Il y a quelques semaines, vous lui donniez pourtant du « cher Dominique »…

LG : C’est vrai, mais ce genre de détails a finalement peu d’importance par rapport au drame que traverse actuellement la Côte d’Ivoire. Mon devoir, c’est de sortir mon pays de la mauvaise passe actuelle. Tout le reste est dérisoire.

JAI : Cela ne gêne-t-il pas le militant socialiste que vous êtes qu’il y ait des soldats français partout dans Yamoussoukro et dans d’autres villes du pays ?

LG : C’est moi qui ai fait appel à l’armée française pour assurer l’étanchéité de la ligne de cessez-le-feu qui passe tout près de Yamoussoukro. Bouaké est à 105 kilomètres d’ici. Nous leur avons également demandé de venir ici pour assurer la sécurité des leaders de la rébellion et des responsables du RDR [d’Alassane Ouattara] qui disent craindre pour leur vie.

JAI : Cela ne vous dérange donc pas qu’il y ait autant de soldats français dans votre pays ?

LG : Si le militant peut trouver cette présence fort de café, l’homme d’État, lui, est aux prises avec les réalités. Au moment où le cessez-le-feu a été signé, aucune force de la Cedeao n’était encore capable de venir en assurer le respect. L’idéal aurait été de disposer de l’armement nécessaire pour écraser la rébellion dès les premiers jours, mais dès l’instant où nous avons accepté le principe du cessez-le-feu, il fallait faire appel à une armée capable de le faire respecter. Le seul pays avec lequel nous avons des accords de défense et de coopération militaire, c’est la France. Nous avons donc tout naturellement fait appel à elle…

JAI : Comment expliquez-vous qu’en vertu des accords de défense la France n’ait pas repoussé les assaillants ?

LG : La France fait ce qu’elle veut. Moi, je n’ai pas pour habitude de me plaindre. Un président de la République, tel que je le conçois, est élu par son peuple pour faire le bien de celui-ci. Si nous autres, Africains, sommes incapables de le comprendre et de faire en sorte de parvenir rapidement à l’autonomie, tant pis pour nous ! Les dirigeants français n’ont pas été élus pour venir assurer la sécurité en Côte d’Ivoire. Toutes ces expériences nous montrent le chemin qu’il reste à parcourir pour devenir réellement indépendants.

JAI : Diriez-vous que la priorité aujourd’hui, pour les Africains, c’est la lutte pour la démocratie ou pour l’indépendance ?

LG : Il faut mener le combat concomitamment sur ces deux fronts. Qu’est-ce que la démocratie dans une nation assujettie ? Qu’est-ce l’indépendance dans un pays où les gens ne sont pas libres de s’exprimer ? C’est le mariage entre l’indépendance et la démocratie qui fonde les nations fortes. La démocratie aide une nation indépendante à développer ses secteurs vitaux, son économie…

JAI : On vous reproche d’avoir beaucoup investi, ces derniers mois, dans l’achat d’armement…

LG : Je trouve, pour ma part, que je n’en ai pas assez fait. C’est parce que mes prédécesseurs n’ont pas assez dépensé que j’ai été obligé de le faire dans l’urgence, donc au prix fort. Ils auraient dû équiper nos forces armées. Je dépenserai davantage pour acheter des armes, car il n’y a pas de nation développée sans armée capable de la mettre à l’abri d’une agression…

JAI : Les pays pauvres ont d’autres priorités que d’acheter des armes…

JAI : Est-ce à dire qu’ils doivent se laisser envahir sans riposter ? J’ai pris les rênes de ce pays avec un taux de croissance de – 2,3 %. Quand nous avons fait la revue avec le FMI, en septembre 2002, nous étions à un taux de croissance de + 3 %, c’est-à-dire que nous avions fait un bond de plus de + 5 %. C’était dix jours avant la tentative de coup d’État du 19 septembre. Ces événements nous ont fait revenir en arrière. Conclusion : il faut équiper notre armée pour garantir notre indépendance nationale et mettre notre économie à l’abri de toute aventure…

JAI : Où trouvez-vous l’argent pour financer l’effort de guerre ?

LG : En dépit de ses difficultés d’aujourd’hui, la Côte d’Ivoire n’est pas un pays pauvre. C’est le premier exportateur mondial de cacao et parmi les cinq premiers pour le café…

JAI : On vous reproche également d’avoir fait appel à des mercenaires…

LG : C’est nous qui avons été attaqués par des mercenaires libériens et sierra-léonais. Sam Bockarie, plus connu sous le surnom de Mosquito, sévit dorénavant dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. Tout le monde connaît les ravages qu’il a faits en Sierra Leone et au Liberia, les bras des populations civiles coupées pour les empêcher d’aller voter, les viols, les mines d’or et de diamant pillées au profit de certains chefs d’État de la sous-région…

JAI : Revenons à vos propres mercenaires !

LG : Ce que nous avons fait, c’est acheter des hélicoptères MI-24 et MI-35 en Europe de l’Est. Le problème qui s’est posé, c’est que nos pilotes, formés pour conduire des hélicoptères Puma français, n’arrivaient pas à les utiliser. Nous avons donc fait appel à nos vendeurs pour qu’ils nous prêtent des pilotes chargés de former des Ivoiriens. Leur formation est pratiquement terminée. Ce sont ces instructeurs blancs que nos adversaires appellent mercenaires. Ils oublient cependant qu’aujourd’hui encore il y a des Blancs dans certaines de nos administrations, mais il ne vient à l’idée de personne de les considérer comme des mercenaires… Les mercenaires, les vrais, sont de l’autre côté. Ils sont noirs. On a même trouvé sur certains d’entre eux des sacs de faux dollars…
Vous avez reçu récemment une délégation d’Amnesty International venue enquêter sur les crimes commis par des escadrons de la mort à Abidjan…
Le terme a été employé pour la première fois par le RDR. Je ne nie pas qu’il y ait eu des victimes à Abidjan, mais je trouve que cela profite trop à certains de mes adversaires pour qu’ils soient tout blancs dans cette série macabre. J’ignore qui a tué ces gens. Ce n’était pas des personnalités politiques de premier plan. Ils ne gênaient personne, en tout cas pas moi. À qui profitent ces crimes ? Benoît Dacoury-Tabley, pour ne prendre que cet exemple, n’a jamais fait de mal à personne. Pourquoi l’aurais-je fait exécuter ? Son frère a quitté le FPI depuis plusieurs années, sans que cela ne prête à conséquence…

JAI : Plusieurs personnalités ont été assassinées, ces derniers mois, à Abidjan…

LG : Mais je n’y suis pour rien ! Je suis devenu président de la République sans avoir jamais tué. Pourquoi le ferais-je maintenant ? À la limite, je veux bien qu’on m’accuse de faire tuer qui voudrait m’empêcher de conserver mon fauteuil, mais lorsque j’examine la liste des victimes, je n’en vois aucun. Je connaissais bien Émile Téhé [il s’agit du fondateur d’un petit parti d’opposition, le Mouvement populaire ivoirien, retrouvé mort le 17 octobre 2002, au lendemain de la signature d’un accord de cessez-le-feu, NDLR], avec qui j’ai fait de la prison en 1992, parce qu’on s’est retrouvés ensemble dans la même manifestation sur la voie publique. Il ne représentait rien au plan politique. Il n’a jamais été élu nulle part, il n’est pas riche et il n’y a pas foule dans son parti. Quel intérêt avais-je à le faire tuer ?

JAI : Que dites-vous des cas du docteur Benoît Dacoury-Tabley et de Yêrêfê Camara, dit « H »…

LG : Le docteur Benoît Dacoury-Tabley fut mon médecin personnel de 1982 à 1993. On a fait plusieurs tournées politiques à l’intérieur du pays ensemble. On est originaires de la même région, nos familles sont intimement liées et j’ai moi-même nommé deux de ses frères aînés à des postes de responsabilité : Michel Dacoury-Tabley est président du conseil d’administration du groupe de l’hôtel Ivoire, et Henri-Philippe Dacoury-Tabley, administrateur de la Côte d’Ivoire auprès de la Banque africaine de développement. Ce sont mes frères, et la plupart des membres de la famille sont, aujourd’hui encore, membres de mon parti, le FPI. En quoi la vie d’un tel homme, qui m’a soigné pendant plus de dix ans, est-elle gênante pour moi ? Quant à l’animateur de télévision Yêrêfê Camara, dit « H », je ne le connaissais même pas. Voilà un homme dont j’ignore tout, mais que j’aurais fait tuer ! On cherche à me faire porter le chapeau de crimes que je n’ai jamais commis. Dans ces conditions, la seule question qui vaille est celle-ci : qui a intérêt à l’assassinat de gens suffisamment marginaux pour ne pas déranger les équilibres politiques mais dont on peut se servir pour faire de la mauvaise publicité à mon régime ? Je constate seulement que tous ces assassinats sont intervenus au lendemain de grandes manifestations populaires de soutien à mon gouvernement, ou à la veille d’une grande initiative de paix, que ce soit à Lomé ou à Accra…

JAI : Comment expliquez-vous que l’État n’arrive pas, jusque-là, à mettre la main sur les auteurs de ces crimes ?

LG : Parce que l’État lui-même est à tout instant en danger depuis le début de cette sale guerre. J’ai demandé au secrétaire général des Nations unies de dépêcher à Abidjan un groupe d’enquêteurs. Je lui ai précisé de ne plus m’envoyer des « touristes » qui restent moins d’une semaine en Côte d’Ivoire et rendent un rapport léger, rédigé au conditionnel et rempli d’approximations. On ne peut traiter d’une question aussi grave avec des « touristes »…
Le fameux rapport de l’ONU cite des membres du proche entourage de votre épouse, Simone Ehivet-Gbagbo, parmi les responsables présumés des escadrons de la mort…
Je ne crois pas un traître mot de ces accusations. Dans cette affaire, c’est moi qu’on cherche à atteindre. On veut démontrer coûte que coûte que mon pouvoir est illégitime. On a d’abord dit que j’avais usurpé le pouvoir. Puis, quand mes adversaires en ont eu marre, ils ont dit que j’étais le responsable du charnier de Yopougon [proche banlieue d’Abidjan, NDLR], puis l’animateur d’un réseau d’enfants esclaves, alors qu’on emploie des gosses dans les plantations de cacao depuis le XIXe siècle. Puis, comme s’il fallait absolument que je sois coupable de quelque chose, les mêmes ont commencé à répandre le bruit selon lequel je vis au palais entouré de pasteurs protestants et d’un Raspoutine. Ceux qui ont quelque chose à reprocher à mon épouse peuvent toujours déposer plainte contre elle ! Mes adversaires ne font pas de la politique. Ils font de la communication. Certains d’entre eux ont même diffusé sur Internet des numéros de prétendus comptes bancaires que je posséderais en Suisse. Lamentable !

JAI : Vous n’avez donc pas, comme tout le monde, de comptes en Suisse ?

LG : Pour quoi faire ? Je ne suis pas venu à la politique pour gagner de l’argent. J’ai un seul compte. Il se trouve à la succursale de la Société générale, à la Rivieira, où j’habitais avant d’être élu président de la République. Par ailleurs, je n’ai ni plantations, ni commerces, ni villas en location. C’est aussi ça, être atypique.

JAI : Êtes-vous toujours catholique ?

LG : Non. Je suis protestant depuis 1998.

JAI : Adventiste ?

LG : Non. Évangélique.

JAI : Considérez-vous votre épouse comme une « Dame de fer » ?

LG : Pour l’être, il faudrait qu’elle soit amenée à prendre des décisions politiques. Or elle n’est pas à un poste d’autorité. Elle n’est pas membre du gouvernement. Elle est députée à l’Assemblée nationale, où elle préside le groupe parlementaire FPI. Les gens se trompent sur son compte…

JAI : Vous arrive-t-il, à tous les deux, d’être en désaccord ?

LG : Bien entendu, sinon elle ne serait plus une camarade. Simone est d’abord une camarade avant d’être mon épouse. Même dans le privé, il nous arrive d’être en désaccord, mais nous évitons d’étaler nos différends devant les enfants. Un jour, une de nos filles nous a même demandé : « Papa et maman, est-ce qu’il vous arrive parfois de faire palabres ? »

JAI : Êtes-vous un homme heureux ?

LG : Tout dépend de la définition qu’on en donne. Je fais un métier que j’aime. Mais sa dureté tient à tout ce qu’on ne contrôle pas, à la passion. Planifier, gérer, essayer d’améliorer le sort des plus démunis ne me pose aucun problème. Ce qui est difficile, c’est la méchanceté ambiante, l’atmosphère belliqueuse. Les gens deviennent subitement fous lorsqu’ils se mettent en tête de vous déposséder du pouvoir. Dès lors, tous les coups sont permis, même les plus sordides. Au cours de ma carrière politique, j’en ai beaucoup reçu. Mais je sais, moi aussi, en donner.

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