Front Nord : la poudrière kurde

En prenant pour alliés les pechmergas, ennemis jurés des Turcs, Washington a allumé un nouveau foyer de tensions dans la région.

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

«Nos seuls amis sont les montagnes », clament les pechmergas (combattants kurdes), hantés par leur histoire, faite de massacres et de trahisons. Mais, depuis le 22 mars, ils ont repris espoir, lorsque les premiers bombardements américains se sont abattus sur Mossoul et Kirkouk, frappant également les positions irakiennes le long de la ligne de démarcation qui sépare ces deux villes du Kurdistan autonome. Simultanément, un millier d’hommes de la 173e brigade de l’armée de terre ont été parachutés dans la région d’Erbil.
À ces préparatifs s’ajoute l’appui aérien apporté par les Américains aux Kurdes de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) en lutte contre les milices d’Ansar el-Islam, à l’est de Soulaymaniya. Ce mouvement islamiste, fort d’environ 800 hommes, se signale depuis plus de deux ans par des assassinats et des attentats suicide. Rien d’étonnant donc à ce que les Américains devinent, derrière ces actions, l’ombre d’el-Qaïda et s’emploient à « nettoyer » cette région frontalière de l’Iran.
Le front Nord tant désiré par les stratèges du Pentagone est donc en train de s’ouvrir. Mais il est loin d’être, par son ampleur, celui qu’ils escomptaient. Après avoir essuyé un cinglant refus de la Turquie, les Américains ont d’autant plus besoin des Kurdes irakiens, des alliés qu’il convient toutefois de manier avec précaution, sous le regard sourcilleux des Iraniens, des Syriens et des Turcs. Pis encore, ces derniers, ennemis héréditaires des Kurdes, n’excluent pas d’intervenir, faisant craindre l’apparition d’une « guerre dans la guerre ».
Si l’équation est bien plus compliquée que prévu, les Américains n’avaient, depuis le départ, qu’une certitude : le moyen le plus sûr de vaincre rapidement, et avec le minimum de pertes, était de prendre l’Irak en tenaille, en l’attaquant par le Sud et par le Nord.
Mais à force d’en faire l’alpha et l’oméga de sa stratégie, l’administration Bush a oublié l’essentiel : pour déployer son armada au Nord, il lui fallait l’accord de la Turquie. Bagatelle, à ses yeux, tant il était impensable que ce fidèle allié, membre de l’Otan, ose refuser. Et pourtant… Le Parlement d’Ankara a rejeté, le 1er mars, une motion autorisant le déploiement des 62 000 soldats américains sur le sol turc. Tout au plus a-t-il ouvert, le 20 mars, l’espace aérien du pays aux avions de la coalition.
Il reste donc à Washington un front Nord réduit à une peau de chagrin et, pour alliés, dans le Kurdistan autonome, quelque 60 000 pechmergas qui ne disposent que de kalachnikovs, de fusils-mitrailleurs et de lance-roquettes antichars. De ces combattants, les Américains aimeraient faire l’équivalent de ce que furent les Tadjiks, les Ouzbeks et les Hazaras en Afghanistan, une « Alliance du Nord » à l’irakienne. Il est vrai qu’entre les Afghans de 2001 (15 000 hommes en armes) et les pechmergas d’aujourd’hui, la comparaison est tentante. Outre le guidage et le renseignement, ces farouches montagnards rompus à la guérilla sont déjà utilisés pour combattre les forces de Saddam Hussein, avec l’appui de l’aviation américaine. Reste à savoir jusqu’à quel point ils le seront, et surtout jusqu’à quelles villes, l’un des lieux les plus sensibles étant Kirkouk.
Chez les Kurdes, en tout cas, la volonté d’en découdre est forte. Oubliée, semble-t-il, la rancoeur envers les Américains qui, après les avoir encouragés à se soulever contre le régime en 1991, les avaient ensuite abandonnés aux terribles représailles de Saddam. Surmontée, aussi, la frayeur que leur inspire le tyran. Pour une raison bien simple : ils ont un territoire à défendre, une zone autonome, instituée en 1991 par l’ONU au nord du 36e parallèle. De cette enclave protégée par l’aviation anglo-américaine, et qui bénéficie de 13 % des revenus pétroliers du pays, les 3,7 millions de Kurdes irakiens qui y vivent ont fait une sorte de modèle : infrastructures en bon état, écoles rouvertes, presse libre…
Mais avec les Kurdes, les Américains ne tiennent pas une « Alliance du Nord » tout à fait conforme à leurs voeux. À la différence des Afghans, qui résistèrent des années durant à l’envahisseur soviétique, les pechmergas sont beaucoup moins expérimentés. Et ils ne représentent que deux forces politiques de la région : l’UPK de Jalal Talabani et le Parti démocratique kurde (PDK) de Massoud Barzani. En dépit de l’existence d’un Parlement régional commun, élu en 1992, ces deux mouvements administrent séparément le nord et le sud du Kurdistan. Ils se sont même livré, entre 1994 et 1998, une guerre fratricide, les premiers avec la complicité des Iraniens, les seconds allant jusqu’à appeler… Saddam Hussein à la rescousse ! Leur réconciliation, obtenue par l’administration Clinton en 1998, a été officialisée en octobre 2002 par la première réunion du Parlement, au moment où les menaces américaines se précisaient. Elle pourrait ne pas résister à l’après-guerre, même si, dans l’immédiat, Barzani et Talabani réclament en choeur la constitution d’un « État fédéral et démocratique » et ne veulent pas d’une administration militaire américaine. C’est avec ces deux chefs de clans, matois et finassiers, qui tirent profit d’un trafic frontalier jusque-là florissant, que les Américains vont devoir traiter, aussi bien dans les opérations militaires que dans l’après-Saddam Hussein.
Or, dans les deux cas, la Turquie estime avoir son mot à dire. Au grand dam de Washington, qui craint une confrontation entre Kurdes et Turcs. D’autant que les efforts diplomatiques déployés depuis décembre dernier par Zalmay Khalilzad, l’envoyé spécial de George W. Bush dans la région, n’ont pas, pour le moment, été payants.
Les mises en garde répétées de la Maison Blanche, les protestations de la Russie et de l’Union européenne, jointes à la menace de l’Allemagne et de la Belgique de retirer leur soutien à la Turquie dans le cadre de l’Otan, ont, semble-t-il, tempéré les ardeurs d’Ankara. Mais l’état-major turc se réserve encore le droit d’intervenir dans le nord de l’Irak. Officiellement « pour des raisons humanitaires », notamment pour empêcher un afflux massif de réfugiés, et dans une zone-tampon de 20 kilomètres. Mais plus sûrement pour empêcher la création d’un État kurde indépendant susceptible de raviver les tentations séparatistes des Kurdes de Turquie.
Le détonateur pourrait être la prise des villes de Mossoul et de Kirkouk, avec leurs champs pétrolifères propres à assurer la viabilité à un État indépendant. Les Turcs, invoquant le passé ottoman de la région, menacent périodiquement et sans trop y croire d’exhumer des documents attestant de leurs droits sur ce pétrole. Ils entendent surtout « défendre les intérêts » de la minorité turkmène, martyrisée par Saddam Hussein et victime de sa politique d’arabisation, avec son cortège de déplacements forcés. La protection de cette population – estimée à 500 000 personnes par les Irakiens, entre 2 et 3 millions par les Turcs… -, qui entretient de mauvaises relations avec les Kurdes, pourrait justifier une action unilatérale d’Ankara.
Le 26 mars, après avoir inspecté ses troupes, le général Hilmi Özkök, chef des forces armées turques, a lu à Diyarbakir, dans le Sud-Est anatolien, une déclaration au ton apaisant. Il a notamment promis de ne pas agir sans l’aval des autorités américaines. Parmi les menaces pouvant justifier une intervention turque, il a néanmoins cité « un afflux massif de réfugiés, une instabilité due à des combats entre des forces locales armées ou une attaque de l’une d’elles contre la population civile ». Les prétextes, donc, ne manqueraient pas en cas de nécessité… Pour bien le rappeler, le général avait d’ailleurs revêtu son treillis de combat.
Les États-Unis doivent donc compter, dans la conduite des opérations, avec les 100 000 soldats turcs massés le long de la frontière et les 15 000 autres déjà présents ou infiltrés récemment au Kurdistan. C’est la raison pour laquelle les pechmergas hésitaient jusque-là à dégarnir leur frontière nord pour descendre au sud du 36e parallèle. Mais la tentation aura été la plus forte : le 28 mars, ils ont franchi une étape en se rapprochant de Kirkouk, que les forces irakiennes semblaient, elles aussi, bien décidées à défendre chèrement. Reste à savoir si cette manoeuvre audacieuse ne forcera pas les Américains à maintenir, après le conflit, une force d’interposition. Quoi qu’il en soit, la région est déjà déstabilisée. Et pour longtemps.

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