Délit de fuite

Le Chant de la noria, du cinéaste tunisien Abdellatif Ben Ammar : un conte philosophique.

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 2 minutes.

En trente ans de métier, Abdellatif Ben Ammar a réalisé quatre longs-métrages. Mais chacun d’eux a marqué l’histoire du cinéma tunisien. Pour cet artiste qui aime prendre son temps, pas question de céder à la mode ni de sacrifier « à la démocratie de Monoprix qui préside à la composition des commissions ». Son dernier film, Le Chant de la noria – qui vient de sortir sur les écrans tunisiens -, fut conçu en 1983 et six fois rejeté par la commission d’aide au cinéma. Qu’à cela ne tienne. Ben Ammar a fondé sa propre entreprise de production et engagé une équipe de comédiens et de techniciens afin de mener à bien son projet. Résultat : un long-métrage cousu de main de maître.
Le Chant de la noria raconte l’équipée d’un homme et d’un femme à travers la Tunisie. Zeineb a 30 ans, et son divorce récent lui ouvre les portes de la liberté. C’est du moins ce qu’elle croit. M’hamed, archéologue de formation, rêve de partir à l’étranger. Tous deux se sont connus et aimés quand ils étaient enfants. Ils se retrouvent et décident de partir, sans destination précise. Le hasard met sur leur route un hâbleur nommé Ali, revenant d’Amérique avec, dans ses bagages, les mille et un attributs d’une réussite fictive. Commence alors un road movie à la tunisienne dans une décapotable américaine lancée à travers des paysages d’une époustouflante beauté. La caméra se fait tour à tour amoureuse et contemplative, traduisant à la perfection les sentiments d’enracinement et d’évasion, évinçant le pittoresque et tout ce qui fait « couleur locale ».
Devant cette fuite sans fin, la question revient, obsédante : qu’est-ce qui fait courir cet étrange trio ? Est-ce son incapacité à affronter la liberté ? Sa quête d’une destinée différente, qui ne serait pas une fuite vers un Occident devenu imposture et mensonge ? Le voyage aboutit dans le Sud, chez Mouldi l’instituteur et Zohra son épouse, un couple nourri de la lumière du désert et de ses vérités nues. On apprend alors que la vraie vie n’est pas nécessairement ailleurs et que le bonheur ne réside pas toujours dans l’aventure. Mais qu’il pourrait bien se cacher dans l’expérience quotidienne d’un petit précepteur de campagne – magnifiquement interprété par Ahmed Snoussi – qui enseigne Verlaine par 40 °C à l’ombre, désire sa femme comme au premier jour et sait rendre hommage à Salah Garmadi, un brillant universitaire décédé en 1985.
En bout de course, le trio ne trouvera pas ses attaches. Et la hantise du vide le gagnera à nouveau : « Pas de moyens, pas de projets, pas d’escapades. » Ni racines, ni famille, ni repères chronologiques.
Nul modèle, point de slogans ! Ce qui n’était que le malaise d’un couple préfigure celui d’une génération, d’un pays, confrontés aux exigences nouvelles de la liberté. Ce trouble n’est pas étranger au contexte actuel. Le monde arabo-musulman est aux prises avec une sorte de Mai 68 spécifique, où se fissure la forteresse des certitudes et où surgit une question existentielle : comment donner un sens à sa vie ? Une question qui annonce la mort du clan et la naissance de l’Individu.

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