Al-Jazira rappelée à l’ordre… moral

La chaîne qatarie s’est vu reprocher de diffuser les images de prisonniers américains. Ses responsables ont préféré ne pas polémiquer…

Publié le 2 avril 2003 Lecture : 3 minutes.

La guerre n’est jamais propre, et les chaînes de télévision qui acceptent d’en diffuser les images consentent donc à se souiller un peu. D’autant que, dans leur quête effrénée du scoop, elles s’autorisent parfois quelques entorses à la déontologie, au droit ou même à la morale. Al-Jazira, dont la couverture de l’actualité internationale a souvent alimenté des polémiques au cours des trois dernières années, en sait quelque chose. Ne lui a-t-on pas reproché, pendant la guerre d’Afghanistan, en 2001, d’être devenue une tribune pour les talibans et Oussama Ben Laden ? Sachant qu’elle était attendue au tournant, la chaîne satellitaire qatarie n’a pas lésiné sur les moyens pour assurer la meilleure couverture possible de la guerre en Irak. Elle a ainsi déployé au pays de Saddam un « bataillon » de reporters et de techniciens (une cinquantaine au total) et d’importants moyens techniques.
Le résultat est-il à la hauteur des attentes ? On serait tenté de répondre par l’affirmative. Car, quelques jours seulement après le début de la guerre, et malgré la concurrence des autres chaînes arabes et occidentales (voir encadré), Al-Jazira a pu marquer, une nouvelle fois, sa différence grâce au professionnalisme de ses équipes, à leur omniprésence sur le terrain et, surtout, à leur « science » du scoop.
Mais, pour avoir diffusé, le 23 mars, les images de soldats américains morts et des interviews d’autres militaires de la coalition, dont une femme, capturés par l’armée irakienne à Nassiriya, dans le sud de l’Irak, la chaîne s’est retrouvée au centre d’une nouvelle polémique. Les responsables américains, dont le ministre de la Défense Donald Rumsfeld, n’ont pas manqué de condamner la diffusion de ces images, qui constituent, selon eux, une violation de la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. De son côté, le président George W. Bush a exigé de l’armée irakienne qu’elle traite humainement les soldats faits prisonniers.
Les responsables d’Al-Jazira, qui s’attendaient à ce genre de réactions, avaient demandé à leurs journalistes, avant même le début des hostilités, de ne pas prêter attention aux critiques t et de se concentrer sur leur travail. Ils pensaient sans doute que ces critiques allaient venir, comme d’habitude, des dirigeants arabes, notamment ceux du Koweït, de l’Arabie saoudite et de la Jordanie, qui n’ont jamais pardonné à la chaîne son ton libre voire irrévérencieux à leur égard. « Le fait que les réactions de mécontentement soient venues, cette fois, des responsables américains ne nous a pas surpris, explique l’un des présentateurs de la chaîne. Ils n’ont pas fait mystère de leur volonté de cacher la vérité sur ce qui se passe réellement en Irak. En exerçant pleinement notre droit d’informer, nous avons contrarié leur stratégie de communication. Nous comprenons leur dépit, mais nous sommes obligés de continuer notre mission. »
Les responsables d’Al-Jazira ont préféré ne pas polémiquer avec les Américains. Mais des experts indépendants n’ont pas manqué de faire le parallèle entre les images de prisonniers de guerre américains et celles des prisonniers talibans et des combattants d’el-Qaïda détenus dans la base cubaine de Guantánamo, diffusées par les télévisions du monde entier. La Convention de Genève ne s’applique-t-elle qu’aux soldats américains ? Pourquoi CNN ou Fox News n’ont-elles pas été rappelées à l’ordre lorsqu’elles ont diffusé les images des prisonniers irakiens ?
Cette controverse a été l’occasion pour les adversaires de la guerre d’opposer le droit (et la liberté) d’informer invoqué par les médias présents sur le front à la volonté des belligérants de cacher la vérité, de falsifier les faits ou de colporter de fausses nouvelles. Elle a permis aussi de redorer le blason d’Al-Jazira, quelque peu terni le 11 février, lorsque le secrétaire d’État américain Colin Powell a annoncé, au cours d’une audience devant la commission du budget du Sénat, que la chaîne qatarie était en possession d’une nouvelle bande sonore de Ben Laden, quatre heures avant que la chaîne ne la diffuse. On avait alors évoqué l’existence d’un accord secret entre Washington et Doha en vertu duquel Al-Jazira s’engageait à soumettre les messages du chef d’el-Qaïda aux responsables américains avant de les diffuser.
Pour les millions de téléspectateurs arabes qui suivent la guerre d’Irak à travers Al-Jazira, ces réserves n’ont aucune raison d’être. La chaîne qatarie a déjà gagné leur estime. Pour la simple raison que ses journalistes ont su trouver les mots justes pour exprimer les frustrations des Arabes face à l’impuissance de leurs dirigeants et à l’arrogance de l’axe israélo-américano-britannique.

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