[Tribune] Église et repentance : la démission des évêques rwandais n’aura pas lieu
Alors qu’au Chili, après tant d’autres pays, l’Église catholique fait repentance face aux affaires de pédophilie, elle est étrangement silencieuse sur les responsabilités de ses membres durant le génocide perpétré au Rwanda, en 1994, contre les Tutsi, selon Jean-Pierre Karegeye.
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Jean-Pierre Karegeye
Jean-Pierre Karegeye (@jpksady) est docteur en littérature francophone à l’Université de Berkeley (Californie), affilié au département de philosophie au Dickinson College (Pennsylvanie) et professeur invité à l’American University of Nigeria (Yola).
Publié le 6 juin 2018 Lecture : 4 minutes.
Le 18 mai, après trois jours de « rencontre avec le pape », 34 évêques chiliens présentaient leur démission au souverain pontife, dans le contexte d’un rapport concernant un scandale de pédophilie. Dans leur déclaration, ils demandaient « pardon pour la douleur causée aux victimes, au pape, au peuple de Dieu et à [leur] pays pour les graves erreurs et les omissions […] commises ». Vingt-quatre ans après le génocide perpétré au Rwanda contre les Tutsi, l’Église est-elle prête à s’approprier les cas des prêtres et religieux condamnés pour génocide par des juridictions pénales ?
La pédophilie, chez des personnes qui ont fait vœu de chasteté, risque de donner raison au 168e aphorisme de Nietzsche : « Le christianisme a donné du poison à boire à Éros : il n’est pas mort mais il a dégénéré en vice. » En réalité, le christianisme n’a pas conjuré le sexe ; il l’a apprivoisé pour que l’interdit gère la relation de l’humain avec Dieu et indique l’horizon éthique. Le monstrueux s’est ainsi mué en icône. Trois mots délimitent l’action morale chez le consacré : pauvreté, chasteté et obéissance.
La violence contre les enfants avait déjà eu lieu au Rwanda, pendant le génocide
La condamnation des abus sexuels, bien que tardive et lente, trouve sa justification dans la tradition de l’Église. La violence contre les enfants avait déjà eu lieu au Rwanda, pendant le génocide. Des miliciens, en majorité des chrétiens catholiques, hurlaient, à propos des Tutsi et de leur progéniture : « Un serpenteau est un serpent ! » Femmes enceintes éventrées et bébés démembrés… Pourtant les évêques africains, réunis en synode au Vatican du 10 avril au 8 mai 1994, c’est-à-dire en plein génocide, n’ont pas prêté l’oreille aux cris des victimes.
Sanctions peu visibles
L’Église s’est souvent montrée sans concession sur les matières sexuelles. C’est peut-être dans ce sens que s’inscrit davantage la démission des évêques chiliens. En 1989, l’abbé Muvara s’était vu contraint de démissionner, trois jours avant son ordination épiscopale. En accusant faussement le prêtre d’adultère et de paternité, plusieurs personnalités politiques et religieuses, dont Mgr Vincent Nsengiyumva, alors archevêque de Kigali, visaient le nerf sensible de Rome : le sexe est le crime des crimes.
>>> A LIRE – Génocide au Rwanda : le repentir a minima de l’Église catholique
Les démissions successives des évêques Anastase Mutabazi, en 2004, et Kizito Bahujimihigo, en 2007 – pour malversations financières et relations douteuses avec des femmes chez le premier -, renforcent l’idée selon laquelle la foi a sa propre table des valeurs. En effet, jamais l’Église n’a sanctionné les ecclésiastiques compromis dans le génocide des Tutsi au Rwanda. Par contre, Mgr Misago, accusé de génocide par ses propres prêtres, par une religieuse et par la justice rwandaise, a été défendu par Rome, qui voyait dans le procès intenté au prélat un « acte de violence […] contre l’Église catholique ».
L’abbé Athanase Seromba avait intentionnellement affamé et fait massacrer plus de 1 500 personnes réfugiées dans sa paroisse de Nyange. Avec ses encouragements, les miliciens Interahamwe utilisèrent des machettes, des lances, des grenades et un bulldozer. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) l’avait déclaré coupable du crime de génocide et de crime contre l’humanité (extermination). En appel, le procureur avait requis contre lui la prison à vie.
Sœur Maria Kizito, reconnue coupable des charges d’homicides et de non-assistance à personnes en danger par la cour d’assise de Bruxelles, en juin 2001, a été libérée en 2007 après avoir purgée la moitié de sa peine. Elle vit tranquillement à l’abbaye de Maredret. Morale de l’histoire : l’extermination d’un peuple est un épiphénomène pour l’Église. Les drames humains ne pèsent pas tant qu’ils ne découlent pas de la sémantique du sexe.
L’économie du sexe
Trois considérations s’imposent. L’économie du sexe déborde la réalité corporelle. Elle est un condensé conceptuel, théorique et sémantique. Pratiquement, c’est un mode de gouvernement, un lieu absolu de commandement. Régenter le sexe, c’est contrôler la vie, l’action, l’esprit, le désir et le rêve dans un cercle vicieux de culpabilité et d’absolution.
En deuxième lieu, le sexe marque les limites des actions morales. D’où l’éradication de la pédophilie par/dans l’Église ne se fera pas tant que cette dernière entretiendra une relation iconique avec l’auto-référentialité du sexe, qui arrête au filtre des préservatifs et laisse passer l’extermination d’un peuple – si on parodie l’évangile. Enfin, esclavage, colonisation, racisme, antisémitisme, génocides, croisades, guerre de religion, etc., ont fait partie de la pratique culturelle chrétienne et européenne depuis le début du christianisme. Dès lors, la chasteté – autant que le puritanisme anglo-saxon – a composé avec la routine du meurtre, dans une sorte de morale oxymorique.
Le geste des évêques chiliens est certes louable. Mais l’Église du Chili est une synecdoque. Le mal toléré est diffus, endémique, historique et structurel dans l’Église tout entière. Le temps est venu de promouvoir une nouvelle « hiérarchie des vertus » (pape François).
En attendant, tant que la vision et la morale de l’Église seront dictées par l’économie du sexe, la démission des évêques rwandais n’aura pas lieu.
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