Zouglou, reggae et « patriotes »

Qu’ils fassent l’éloge du pouvoir en place à Abidjan, ou qu’au contraire ils fustigent ses dérives xénophobes, les artistes sont entrés avec fracas dans le débat politique ivoirien. Revue de détail.

Publié le 31 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

Face à la montée en puissance de l’ivoirité, concept ultranationaliste développé sous la présidence d’Henri Konan Bédié (1993-1999), le chanteur de reggae Alpha Blondy laisse éclater sa colère en 1998 dans son album Yitzhak Rabin. Voici ce qu’on peut entendre dans le morceau « Guerre civile » : « Dans un pays avec plusieurs ethnies / Quand une seule ethnie monopolise le pouvoir / Pendant plusieurs décennies et impose sa suprématie / Tôt ou tard, ce sera la guerre civile / Le pouvoir absolu corrompt absolument / Le président élu ne peut-être élu indéfiniment / Un jour ou l’autre, le peuple voudra un changement et alors ce sera la guerre civile… »
Ces paroles prémonitoires de Blondy marquent la fin d’une époque : celle des artistes complaisants qui faisaient les louanges de dirigeants décriés. Une nouvelle tendance musicale explose, se fixant comme but la dénonciation des dérives politiques tout en cherchant à peser sur les décisions du pouvoir. Désormais, les chanteurs s’invitent dans le débat public national au point d’y disputer la vedette aux politiciens et aux partis.
Si Alpha Blondy opte pour la finesse et la subtilité en « généralisant » ses critiques, l’autre star du reggae ivoirien, Tiken Jah Fakoly, préfère, lui, les textes corsés pour rompre avec « le musicalement correct ». En 2000, dans l’album Le Caméléon, il invite le général Robert Gueï, au pouvoir après le coup d’État de décembre 1999, à « retourner dans les casernes comme [il] avait promis ». Qui plus est, il dresse un bilan accablant de l’action du général-président dans « Le pays va mal » : « Avant, on ne parlait pas de Nordistes ni de Sudistes / Mais aujourd’hui, tout est gâté / L’armée est divisée / Les étudiants sont divisés / La société est divisée / Même nos mères au marché sont divisées… » Reprenant la balle au bond, Alpha Blondy, quatre jours avant la présidentielle du 22 octobre 2000, au cours d’un concert à Paris lance devant un public fanatisé : « Nous disons non à cette fusilcratie / La voix des urnes contre la voix des armes ». Sous-entendu, « il faut voter contre Gueï pour que le civil Laurent Gbagbo soit élu ».
En s’engageant ainsi dans le débat politique, Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly étaient loin d’imaginer qu’ils venaient d’ouvrir une brèche dans laquelle leurs collègues ivoiriens allaient s’engouffrer. Trois ans plus tard, en effet, la crise refait surface dans le pays, atteignant son point culminant avec la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002, évoluant par la suite en une rébellion armée.
L’événement donne du souffle à d’autres artistes. À la différence de Blondy et de Tiken, ceux-ci sont favorables au pouvoir en place et font de la « défense des institutions républicaines » leur thème de prédilection. Est-ce l’envie de lutter pour une cause nationale ou sont-ce des préoccupations essentiellement matérielles qui ont poussé ces musiciens à mettre sur le marché plus d’une centaine d’albums « patriotiques » ? Les deux à la fois.
Dès le lendemain du 19 septembre, un groupe d’artistes ivoiriens vivant en France, baptisé « éléphants-chanteurs » (symbole national du pays), sortait l’album Tous ensemble soutenons la Côte d’Ivoire. Parmi les six titres plus évocateurs les uns que les autres : « Plus jamais ça ! », « Côte d’Ivoire je t’aime » ou encore « Pays de joie ». Autant de chansons destinées à rallier des Ivoiriens à la cause des « Jeunes patriotes » partisans du président Laurent Gbagbo. Conséquence, les marches de soutien au régime organisées par lesdits patriotes mobilisent de plus en plus de manifestants. C’est aussi sur ces airs de patriotisme tropical que les partisans du pouvoir « affronteront » les éléments du contingent français de la force Licorne lors des événements tragiques de novembre 2004.
Reprenant à leur compte les thèses xénophobes de l’ivoirité, ces musiciens ne font pas dans la dentelle, comme en témoignent les paroles d’une chanson de Petit Yodé : « On aime bien les étrangers mais vers la fin, on se préfère / Notre hospitalité nous impose l’amour des étrangers / Mais maman, méfions-nous des gens étranges… »
Parallèlement, une cascade de cassettes sont mises sur le marché par la nouvelle génération de chanteurs de « zouglou ». Ceux-ci n’ont pas le talent des musiciens congolais, les plus célèbres en Afrique, et leurs textes sont proches des thèses ultranationalistes. On entend alors sur les médias d’État et dans les night-clubs d’Abidjan les chansons « Libérez mon pays » du collectif zouglou (Petit Yodé, Espoir 2000, Petit Denis…), « Plus jamais ça… qui gouverne par l’épée périra par l’épée », « On est fatigués, arrêtez vos fusils-là » du groupe Youssoumbar.
Le footballeur-chanteur Saint-Joseph Gadji Celi (ancien capitaine de l’équipe nationale), icône de la jeunesse, associe sa voix et son talent à la cause « patriotique », allant jusqu’à chanter en 2003 dans son album En vérité, c’est ce qui est ça : « Ne touchez pas à mon pays, assaillants ! » On voit aussi le rasta Serge Kassy se convertir au « reggae patriotique ». Les cassettes de ces artistes se vendent comme des petits pains, à l’instar de La Camora de Christy B, écoulée à plus de 100 000 exemplaires. Les cinq grandes maisons de disques et de distribution d’Abidjan ont elles aussi saisi le phénomène pour améliorer leur chiffre d’affaires. Résultat : plus de 10 millions d’exemplaires vendus en sept mois.
Le président Laurent Gbagbo ne se prive pas de faire allusion à tous ces chanteurs qu’il cite dans ses discours, saluant leurs textes poignants et revigorants. Le pouvoir a su tirer profit de ce phénomène musical pour fustiger ses adversaires, convaincu du soutien sans faille d’une population « musicalement endoctrinée ».
Cependant, alors que les « Jeunes patriotes » descendent dans la rue pour manifester, parfois violemment, leur soutien au chef de l’État, d’autres chanteurs interviennent pour déplorer les errements du pouvoir. Un des porte-voix du genre « zouglou », Soum Bill, dénonce la gestion approximative du régime : « Aujourd’hui, on nous parle de « refondation » / C’est rouge perd, noir gagne / […] Aucune gestion concrète / Que des frustrations / Pendant ce temps, mon pauvre peuple se meurt… »
Tiken Jah Fakoly, encore lui, n’est pas en reste. Dans son dernier album, Coup de gueule, sorti en novembre 2004, l’artiste, établi aujourd’hui à Bamako, appelle le président Gbagbo à démissionner : « Mal élu / Président voyou / Tu as installé ta voyoucratie / Et plus personne n’est en sécurité / Les opposants toujours condamnés / Les journalistes assassinés / Et la crimocratie est en plein règne / Dans le pays de monsieur le démocrate / […] Je t’avais prévenu/ Que tu as été mal élu / Mais tu t’es accroché / Aujourd’hui, tout est gâché / Quitte le pouvoir / Je te dis quitte le pouvoir… »
On en vient à regretter qu’Alpha Blondy n’ait pas été entendu lorsque, en mars 2002, dans son album Merci, il lançait ce cri du coeur à la classe politique : « Vous jouez avec le feu / C’est vrai, je n’étais pas au courant que vous vous battiez / Je vous prie de me tenir loin de vos palabres / Vos querelles sempiternelles font la louange de la géhenne / Avec vos querelles personnelles / Vous nous éclaboussez de votre haine… »
Six mois après cet appel, la crise éclatait.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires