Un trou sans fond

Entre le début de l’occupation américaine et juin 2004, la défunte Autorité provisoire de la coalition a englouti quelque 20 milliards de dollars. Hors de tout contrôle et, souvent, sans justification. Une gabegie propice à toutes les fraudes…

Publié le 31 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Lorsqu’ils y ont intérêt, les responsables américains s’affichent en gardiens sourcilleux de l’orthodoxie et de la transparence financières. Leurs adversaires politiques ont alors tout intérêt à se montrer inattaquables sur ce point, comme Kofi Annan en fait l’expérience depuis plusieurs mois. Après avoir longtemps fermé les yeux sur les approximations de la gestion onusienne du programme « Pétrole contre nourriture », l’administration Bush a pris conscience de leur caractère intolérable dès le moment où le secrétaire général a publiquement jugé « illégale » l’intervention des troupes américaines en Irak. La vertu ressemble parfois à la géométrie : elle est variable.
Leur intransigeance serait assurément plus justifiée si les Américains daignaient s’appliquer à eux-mêmes les règles qu’ils prétendent imposer au monde entier. On en est loin. Les détournements de fonds et les affaires de corruption auxquels, sous leur direction, le chantier de la reconstruction de l’Irak donne lieu sont au « Kofigate » ce que le casse du siècle est au vol à l’étalage.
Du côté de Bagdad, l’anarchie est totale – et pas seulement sur le plan de la sécurité. Profitant de la disparition des institutions de l’État baasiste (armée, police, parti unique) et de l’absence d’un système bancaire digne de ce nom, chacun fait à peu près ce qu’il veut, sans contrôle ni sanction d’aucune sorte. Sauf exception. L’utilisation de l’argent public paraît n’être soumise qu’à une seule loi, celle de la jungle. Il est vrai que l’exemple vient de haut : dès lors que 75 % des contrats de la reconstruction sont attribués sans appel d’offres préalable, que les heureux bénéficiaires sont presque tous américains et que, parmi eux, le groupe Halliburton, que dirigea le vice-président Dick Cheney avant son installation à la Maison Blanche, se taille la part du lion, on voit mal pourquoi les Irakiens se gêneraient.
L’argent dont disposait l’Autorité provisoire de la coalition (CPA) – dissoute en juin 2004, celle-ci a été remplacée par un gouvernement intérimaire – provenait essentiellement de deux sources : les subventions allouées par le Congrès américain (18,4 milliards de dollars) et le Fonds de développement pour l’Irak (FDI), qu’alimentent le produit des ventes de pétrole, le rapatriement des avoirs à l’étranger – longtemps gelés – des membres de l’ancien régime, les fonds de tiroir du programme « Pétrole contre nourriture », ainsi que les biens (argent liquide, tapis, bijoux, etc.) confisqués aux dignitaires baasistes par les forces américaines, en Irak même. Le versement des subventions américaines étant tributaire des lenteurs de la bureaucratie et leur utilisation soumise à un strict contrôle parlementaire, la CPA n’y puisait qu’avec parcimonie : seul 1,2 milliard de dollars a été dépensé d’avril 2003 à juin 2004. Le FDI, en revanche, a été allégé de quelque 20 milliards depuis le début de l’occupation. Soit plus que le Produit intérieur brut irakien. Pour quoi faire et au bénéfice de qui ? Mystère, le plus souvent.
En théorie, les projets de dépenses de l’Autorité provisoire étaient soumis à un organisme de contrôle, la Commission d’examen du programme (Program Review Board), chargé de statuer sur l’attribution des contrats, de vérifier l’utilisation des fonds et, de manière générale, de veiller à la transparence des opérations. Dans les faits, c’est une autre histoire… Les huit membres de la Commission disposant du droit de vote ne se sont jamais signalés par leurs exceptionnelles compétences. Et encore moins par leur assiduité aux réunions. De nombreux projets ont été adoptés les yeux fermés, sans procès- verbaux des délibérations ni contrats en bonne et due forme. Ne parlons pas de la vérification de la qualité – voire de la réalité – des prestations…
À l’initative des Nations unies, un Groupe international consultatif de contrôle (International Advisory and Monitoring Panel) a été constitué. Regroupant des membres du FMI, de la Banque mondiale, de l’ONU et du Fonds arabe de développement économique et social (Fades), il est chargé de superviser l’ensemble des opérations. De contrôler les contrôleurs, en somme. Des désaccords persistants avec l’administration américaine sur l’étendue de ses compétences ont malheureusement beaucoup retardé sa mise en place. À son arrivée à Bagdad, le Groupe a découvert avec effarement une incroyable gabegie, propice à toutes les fraudes et à tous les abus. Vingt-sept cas avérés de corruption impliquant des membres de l’Autorité provisoire ont été découverts. Encore ne s’agit-il sans doute que de la partie visible de l’iceberg… Deux affaires récentes illustrent les moeurs en vigueur dans l’Irak occupé.
– Au cours de ses deux derniers mois d’existence, la CPA a ainsi versé 1,8 milliard de dollars au gouvernement régional kurde, son allié (et celui des Américains). Hors de tout circuit budgétaire habituel, la somme a été acheminée au Kurdistan sous forme de liasses de billets de 100 dollars, à bord de trois hélicoptères. Au total, l’encombrant « colis » pesait pas moins de 14 tonnes ! Selon le porte-parole kurde, il s’agirait d’une partie du reliquat dû par l’ONU dans le cadre du programme « Pétrole contre nourriture ». Admettons. Mais pourquoi, dans ces conditions, les experts onusiens n’ont-ils pas été autorisés à consulter les pièces comptables prouvant la véracité de ses dires ? Selon toute apparence, d’autres opérations du même type ont eu lieu. Au total, près de 8 milliards auraient été versés aux Kurdes, en deux mois.
Reste à savoir ce que leur gouvernement envisage de faire de ce pactole. Selon la presse anglo-saxonne, il serait en pourparlers avec plusieurs banques internationales en vue d’en transférer une partie en Suisse. Il serait conseillé par un cabinet de lobbying dont les liens avec le parti de George W. Bush sont notoires.
– Plus troublant encore, Hazem Chaalane, le ministre irakien de la Défense, se trouve au centre d’une affaire d’évasion de fonds révélée par Ahmed Chalabi, le patron du Conseil national irakien (CNI). La réputation exécrable de ce dernier n’enlève rien à la véracité, au moins partielle, de ses accusations. Ex-banquier condamné en Jordanie pour faillite frauduleuse, Chalabi fut longtemps le chouchou du Pentagone et de la CIA, qui le financèrent généreusement avant d’imposer sa présence au sein de l’Autorité provisoire, après le renversement de Saddam Hussein. Finalement évincé, il s’est depuis beaucoup rapproché de l’Iran. Chaalane et lui conduisaient des listes rivales lors du scrutin du 30 janvier.
Que dit Chalabi ? Que le ministre, naguère collaborateur des services de renseignements baasistes, aurait acheminé à l’étranger une somme de 500 millions de dollars prélevés sur le budget de son ministère. Le 21 janvier, dans Sharq al-Awsat, un quotidien saoudien publié à Londres, Chaalane a violemment répliqué, menaçant de faire arrêter son accusateur et de le traduire en justice pour diffamation. Selon lui, il se serait borné à transférer en Jordanie une somme de 100 millions de dollars destinée à acheter des hélicoptères et des armes légères, en Pologne. Pour gagner du temps, il aurait demandé aux Américains « d’assurer l’acheminement des fonds jusqu’aux banques concernées ». Mais le ministre va plus loin. À l’en croire, toute l’opération aurait été montée par Téhéran dans le but de le discréditer : n’a-t-il pas dénoncé récemment l’immixtion de la République islamique, de concert avec la Syrie, dans les affaires irakiennes ?
En fait, il apparaît aujourd’hui, grâce à un article d’Al-Hayat, un autre quotidien saoudien de Londres, que Chaalane a bel et bien fait transférer par la Banque centrale irakienne, en l’absence de son gouverneur, 200 millions de dollars en espèces dans deux banques libanaise et jordanienne. Officiellement, il s’agissait d’acheter divers « équipements ». Le gouvernement n’avait apparemment pas été consulté. Découvrant le pot-aux-roses à son retour à Bagdad, le gouverneur Sinan al-Chebaïbi aurait précipitamment fait rapatrier les fonds.
Y a-t-il eu tentative de détournement ? En dehors de Chalabi, personne, à Bagdad, ne le prétend. Ce qui, naturellement, ne prouve rien.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires