Retrouvailles de raison

La visite officielle de Jacques Chirac à Dakar, la première depuis l’accession d’Abdoulaye Wade au pouvoir, va-t-elle mettre un terme aux rumeurs d’incompréhension entre les deux hommes ?

Publié le 31 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Novembre 2004 : la France vient de perdre neuf de ses soldats dans un bombardement à Bouaké, et se retrouve prise au piège à Abidjan. Des combats de rue opposent les militaires de l’opération Licorne aux patriotes fanatisés et pillards de Charles Blé Goudé. Abdoulaye Wade, le président sénégalais, est l’un des premiers chefs d’État africains à appeler au téléphone Jacques Chirac pour l’assurer de son soutien. Quelques jours plus tard, publiquement cette fois, il déclare : « Si la France se retire de Côte d’Ivoire, ce sera le chaos. » Son homologue français apprécie. Même si leurs rapports ont été parfois frappés du sceau de l’incompréhension, dans l’épreuve, Wade s’est rangé sans ambiguïté du côté de Paris. Le malaise qu’on avait pu discerner entre les deux pays est bel et bien dissipé. Le voyage que Jacques Chirac effectuera du 2 au 4 février 2005, et qui sera sa première visite officielle au Sénégal depuis l’accession du leader du PDS à la magistrature suprême, en mars 2000, en apportera une confirmation supplémentaire. Jacques Chirac emmènera avec lui André Parant, son ancien conseiller pour le monde arabe et le Moyen-Orient, qu’il vient de nommer ambassadeur à Dakar, en remplacement de Jean-Didier Roisin, dont Abdoulaye Wade a demandé et obtenu le départ.
Les deux chefs d’État, qui ont fini par se connaître et se tutoyer, auront mis du temps avant de se comprendre. L’ombre d’Abdou Diouf, l’ancien chef de l’État sénégalais, ami personnel de Jacques Chirac, qui est le parrain de sa fille Yacine, a longtemps plané sur leurs rapports. « C’est vrai, reconnaît un familier des arcanes de la politique sénégalaise, entre eux, au départ, rien n’a été simple. Wade est aux antipodes de Diouf, en termes de tempérament et de style. Chirac a eu du mal a le cerner. Assez légitimiste dans les rapports franco-africains, il n’est pas connu pour avoir le feeling avec les opposants. Wade, de son côté, était convaincu que le gaulliste ne pouvait pas s’entendre avec lui, parce qu’il était l’ami de Diouf. Il s’est laissé persuader par ses proches que la France allait soutenir Diouf quoi qu’il arrive. Et il a laissé son ami Alain Madelin, l’ancien ministre français de l’Industrie puis des Finances, un libéral, comme lui, monter au créneau quelques jours avant la présidentielle sénégalaise pour mettre en garde les autorités françaises contre des fraudes massives. Ce qui était pour le moins maladroit. Par la suite, quand Chirac s’est mis en tête de faire élire son ami Diouf, devenu « retraité de la politique sénégalaise », au secrétariat général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), Wade a encore cru y déceler une manoeuvre hostile. Et il s’est longtemps fait prier avant de soutenir la candidature de son prédécesseur, craignant que celui-ci n’utilise la Francophonie comme un tremplin en vue d’un éventuel come-back en 2007…
Pendant tout le temps où il était chef de file de l’opposition, Wade a eu le sentiment d’être traité en paria par les autorités françaises. Malgré sa francophilie affichée, malgré son épouse française, Viviane, malgré des séjours fréquents dans l’Hexagone, il n’était pratiquement jamais reçu, ni au Quai d’Orsay, ni à la cellule africaine de l’Élysée. Les rares fois où on lui accordait une audience, il rencontrait des diplomates de rang subalterne. Même problème avec le personnel politique français : portes closes tant du côté des gaullistes que des socialistes, exclusion des coteries politiques influentes. Le « réseau politique français » d’Abdoulaye Wade s’est longtemps limité à Alain Madelin et à Jean-Pierre Pierre-Bloch, l’ancien député UDF, un ami de longue date, qui a partagé avec lui sa permanence de la rue des Poissonniers, dans le 18e arrondissement de Paris. Résultat : Wade a eu, non sans quelques raisons, l’impression d’être méprisé et snobé par la France officielle, et en a conservé jusqu’à aujourd’hui de l’amertume. Bien qu’il ait réservé à la France et à Jacques Chirac sa première sortie officielle, aux lendemains de son élection, le chef de l’État sénégalais a rapidement entrepris de « rééquilibrer » les rapports entre son pays et Paris. Sur la forme plus que sur le fond, car contrairement à ce que certains ont pu croire au Sénégal, il n’a jamais été question pour Wade de tourner le dos à la France et de remettre en cause une relation privilégiée ancienne et solide. Mais le nouveau président a tenu à faire savoir qu’il n’entendait pas se comporter « en tirailleur », et que l’époque du « pré carré » était terminée. Un discours sur l’indépendance et la « fierté retrouvée » qui paye auprès de l’opinion, surtout lorsque le geste est joint à la parole. Quand par exemple il décide, en 2003, de faire jouer la règle de la réciprocité et de refouler quelques Français en situation irrégulière, pour répondre à l’expulsion vers Dakar dans des conditions humiliantes de sans-papiers sénégalais ordonnée par Nicolas Sarkozy. Ou quand, la même année, il expulse avec fracas Sophie Malibeaux, la correspondante de Radio France Internationale, à qui il reprochait une couverture partiale des négociations de paix en Casamance. Mais c’est incontestablement dans le domaine de la politique étrangère que « l’effet Wade » s’est le plus fait ressentir.
Le chef de l’État sénégalais assume et revendique son américanophilie. Abdoulaye Wade s’est entiché de George W. Bush, avec lequel, dit-il, il est devenu ami. Les deux hommes se parlent régulièrement au téléphone, en anglais. Le président américain vient d’ailleurs d’appeler son homologue sénégalais pour lui présenter ses voeux à l’occasion de la fête de Tabaski. Dakar a été la seule étape francophone du périple de Bush sur le continent, en juillet 2003. Un geste interprété comme un remerciement pour l’appui apporté par le numéro un sénégalais pendant la guerre contre le terrorisme en Afghanistan, et pour la neutralité bienveillante de Dakar pendant celle d’Irak. Cheikh Tidiane Gadio, l’actuel ministre des Affaires étrangères de Wade, est le grand artisan du rapprochement entre le Sénégal et la première puissance du monde. Gadio, membre de la diaspora sénégalaise aux États-Unis (il y a vécu une quinzaine d’années), a mobilisé ses contacts à la Banque mondiale et au Congrès en faveur du candidat du PDS pendant la campagne. « Comme les relations manquaient singulièrement de chaleur avec Paris, Wade n’a pas eu de difficultés à se laisser convaincre de la nécessité de se trouver de nouveaux amis du côté de Washington et de Londres, se souvient notre source. Il a su se montrer réactif, en étant un des premiers à réconforter Bush après le 11 Septembre, et en l’assurant du soutien africain dans sa croisade antiterroriste. Cela lui a fait marquer des points. Il a aussi su s’imposer comme un des chefs de file du Nepad, même s’il n’en était pas directement l’initiateur. Les Américains sont pragmatiques. Ils ont vu en lui un leader régional africain, musulman de surcroît, et très bien disposé à leur égard. Cela a suffi. Ils l’ont récompensé, en ouvrant leur marché aux produits sénégalais, via le mécanisme de l’Agoa, ou encore en renforçant leur coopération militaire avec Dakar. »
Si Paris a pu, un moment, prendre ombrage du tropisme américain du président sénégalais, ce dernier s’est cependant bien gardé de braquer les Français. Abdoulaye Wade a toujours maintenu des contacts réguliers avec l’Élysée et ne s’est jamais brouillé avec Chirac. Il a au contraire, avec un brin de naïveté, proposé de jouer les intermédiaires entre le président français et George W. Bush, en 2003, au moment où les relations entre les deux hommes étaient au plus bas. Et la France est restée le premier partenaire du Sénégal, tant en termes de commerce que d’aide ou d’investissement. Ses intérêts à Dakar n’ont jamais été menacés, pas plus par les Américains que par d’autres. Elle dispose toujours de sa base militaire, forte d’un millier d’hommes. Mieux, depuis l’éclatement de la crise ivoirienne, les liens économiques se sont plutôt resserrés, beaucoup d’entreprises françaises ayant relocalisé leurs activités sur Dakar le temps que la situation se décante à Abidjan. Et comme les deux pays partagent la même analyse sur Laurent Gbagbo, il n’y a vraiment aucune raison pour que le voyage du président français à Dakar ne soit pas une réussite…

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