Pourquoi Ben Bella reprend du service

L’ancien président de la République est désormais à la tête de la Commission nationale de l’amnistie générale. À 88 ans, il assure ne nourrir aucune ambition politique. Qu’est-ce qui l’a décidé à assumer cette responsabilité ?

Publié le 31 janvier 2005 Lecture : 4 minutes.

Nul n’est prophète en son pays. Ahmed Ben Bella, premier président de la République de l’Algérie indépendante, incarnation de la « Révolution du million et demi de martyrs » – nom donné au Machrek à la guerre de libération -, porté au pouvoir en 1963 par l’armée, qui l’a renversé le 19 juin 1965, embastillé jusqu’en 1981, vit aujourd’hui en Suisse. Accueilli comme un chef d’État à Tripoli, Caracas ou Bagdad (avant la chute de Saddam Hussein), Ben Bella était superbement ignoré en Algérie. Adulé hors de son pays, Ben Bella a pour amis Fidel Castro, Mouammar Kadhafi ou encore Hugo Chávez. Altermondialiste, il parcourt la planète de Porto Alegre à Davos, dénonçant l’impérialisme, les inégalités Nord-Sud et l’Occident corrupteur.
Son parti, le Mouvement démocratique algérien (MDA, de tendance islamo-démocrate), a subi le même sort que le Front islamique du salut (FIS) : dissous par la justice. Pourquoi ? Ben Bella était le seul homme politique à revendiquer ouvertement la réconciliation nationale au début des années 1990, alors que les Groupes islamiques algériens (GIA) multipliaient les actes d’horreur. Réconciliation nationale signifiait alors trahison de la République, complicité avec les intégristes. Pis : capitulation face à la menace terroriste.
Quinze ans plus tard, le même concept sert de principal argument électoral à Abdelaziz Bouteflika, qui brigue un deuxième mandat, en avril 2004. Reconduit avec 85 % des suffrages, le chef de l’État évoque une amnistie générale, le 31 octobre suivant. Dans la foulée, il reçoit deux de ses prédécesseurs : Ahmed Ben Bella et Chadli Bendjedid. Friand d’images fortes, Bouteflika voulait sans doute montrer que la réconciliation commençait par le haut de la pyramide. Artisan du putsch qui a renversé le premier, en 1965, il a été la principale victime de la chasse aux sorcières engagée par le second, en 1980.
Réhabilité, Ahmed Ben Bella accepte la suggestion que lui lance Bouteflika : diriger la Commission nationale pour l’amnistie générale (CNAG). Il devient le président d’honneur de cette structure aux attributions floues. Superbe revanche pour celui qui a été privé durant quarante ans de son activité favorite : les bains de foule. L’homme qui n’avait plus droit de cité dans les manuels d’histoire fait désormais l’ouverture du Journal télévisé de la chaîne publique. Il passe l’aïd al-Adha avec les orphelins de Bentalha, petit village de la périphérie d’Alger sorti de l’anonymat en 1997 à la suite d’un massacre commis par les GIA. Il multiplie meetings populaires et conférences de presse.
L’insistance des intervieweurs n’y peut rien : il ignore les questions relatives au passé, préférant répondre : « Regardons vers l’avenir. » Son credo ? « Afa Allah an ma salaf » (« Dieu pardonne les erreurs passées »). Cela peut étonner dans la bouche d’un héros national de 88 ans qui a eu pour compagnons de lutte le Marocain Allal el-Fassi, le Tunisien Salah Ben Youssef ou le Cubain Ernesto Che Guevara, dont les mentors ont été l’Égyptien Nasser et le Yougoslave Tito et qui a passé seize longues années dans les geôles de l’Algérie indépendante, dans des conditions parfois inhumaines. Aujourd’hui, sa philosophie s’exprime dans ces interrogations : « Que pèse ce que j’ai eu à endurer face à l’horreur vécue par le peuple algérien ces dernières années ? Pourrais-je lui demander de pardonner et de tourner la page sans en être capable moi-même ? »
Lors d’un forum à l’hôtel El-Aurassi d’Alger, le 24 janvier, l’ancien président a donné quelques indications sur son rôle à la tête de la CNAG. Il a ainsi affirmé être en contact avec certains membres de l’ex-Armée islamique du salut (AIS) afin de trouver « un traitement à un certain nombre de problèmes en suspens ». Il a par ailleurs récusé l’idée selon laquelle l’amnistie générale englobe la question des harkis, des pieds-noirs et des juifs.
En acceptant la proposition d’Abdelaziz Bouteflika, « l’homme politique le moins nuisible » selon sa formule, Ahmed Ben Bella retrouve un créneau politique comme il les aime. Une cause pas trop compliquée, des moyens considérables et l’occasion de revenir en Algérie par la grande porte, préparant ainsi une meilleure sortie de l’Histoire. Mais l’homme est assez imprévisible. C’est un familier des déclarations intempestives, et le président Abdelaziz Bouteflika pourrait être mis dans l’embarras. Lors d’une interview accordée à la chaîne qatarie Al-Jazira, en 2004, il avait tenu des propos insultants à l’égard de l’ancien président tunisien Habib Bourguiba ou encore à l’égard d’Abane Ramdane, idéologue de la guerre de libération, le qualifiant de traître à la cause, provoquant un tollé au sein de la « famille révolutionnaire » – terme désignant toutes les organisations satellites qui gravitent autour du FLN.
Face à une caméra et un micro, l’ancien président de la République est incontrôlable. Bouteflika en est bien conscient. C’est pourquoi les observateurs estiment pour la plupart que son choix était réfléchi. Le concept d’amnistie générale est encore flou et nul n’est aujourd’hui en mesure d’esquisser les contours que voudrait lui donner le chef de l’État. En confiant « le bébé » à une telle figure, même si elle est controversée, Bouteflika semble avoir trouvé quelqu’un, non pas pour faire campagne – il a prouvé qu’il n’avait besoin de personne pour cela, pas même de l’armée -, mais pour assumer la responsabilité historique de régler les contentieux liés aux épisodes les plus tragiques qu’a vécus le pays : la crise de l’été 1962, quand l’armée des frontières avait affronté les maquisards de l’intérieur ; le conflit avec les Kabyles, en 1963, lorsque Hocine Aït Ahmed était entré en rébellion armée contre le pouvoir central ; les liquidations physiques, durant les années 1960, des anciens dirigeants du FLN (les assassinats de Krim Belkacem, de Mohamed Khider) ; les méfaits de la Sécurité militaire, la police politique de l’ère Boumedienne ; les disparus des années 1990 et les non-dits des accords entre l’armée et l’AIS, branche militaire du FIS, en 1997.
Ahmed Ben Bella assure qu’à son âge il n’a aucune ambition politique, mais son retour ne sera assurément pas de tout repos.

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