[Tribune] Le retour de la dette pose la question de l’efficacité de la dépense publique
Entrepreneurs, faites-vous un peu macroéconomistes. Certes, vous êtes souvent mal à l’aise en politique monétaire. Vous n’êtes pas sûrs d’être des experts en franc CFA ni en dollar. Mais il y a un domaine dans lequel il est recommandé d’avoir des opinions : c’est celui de la dette publique.
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Jean-Michel Severino
Président d’Investisseurs & Partenaires (I&P)
Publié le 21 juin 2018 Lecture : 5 minutes.
Cette dette publique, nous pensions en effet tous l’avoir vue fondre avec les grands programmes d’annulation de la fin des années 1990 et du début des années 2000, aux acronymes poétiques : PPTE, IADM…, et plusieurs initiatives d’allégement de la dette bilatérale.
La dette publique africaine était devenue la plus faible du monde, que ce soit en valeur absolue ou en proportion des PIB. Depuis une bonne dizaine d’années, elle remonte régulièrement, passant par exemple de 32 % en 2014 à 45 % en 2017, soit près de 40 % d’augmentation accompagnée d’une forte hausse des taux d’intérêt et d’un faible niveau de recouvrement des recettes publiques.
Chantier(s)
C’est en soi normal : l’allégement de la dette a libéré un espace de réendettement qui doit être occupé à financer les infrastructures dont le continent africain a tant besoin.
>>> À LIRE – L’Afrique doit doubler ses investissements dans les infrastructures
Les bailleurs de fonds publics, les banques nationales et internationales et les acteurs de marché ont donc souscrit des montants croissants de dette africaine. Les créanciers bilatéraux ont aujourd’hui des profils divers, et nombre d’entre eux, en particulier la Chine, l’Inde, l’Arabie saoudite et le Koweït, ne sont pas membres du Club de Paris.
Mais voilà l’ajustement structurel, tel un spectre, projetant à nouveau son ombre sur l’économie africaine
Les résultats sont visibles sur le terrain : partout, le continent africain est un chantier. Routes, barrages, centrales, aéroports… repoussent enfin après vingt ans d’arrêt sur image lié au fameux « ajustement structurel », que l’on croyait oublié. Mais le voilà, tel un spectre, projetant à nouveau son ombre sur l’économie africaine à la faveur de la baisse des cours des matières premières.
Les pays pétroliers et miniers seraient les seuls concernés, et le mal, déjà profond : misère des populations atteintes par les coupes dans les services sociaux, arrêt des grands chantiers, mais aussi perplexité vis-à-vis des marchés financiers, de la solidité et des perspectives de long terme des économies africaines, avec les redoutables conséquences que l’on connaît sur les investissements directs étrangers comme l’investissement privé national.
Et à cela les organisations internationales, du FMI à la BAD, ajoutent un doute croissant sur la stabilité économique des autres pays. Certes, les pays non pétroliers demeurent raisonnablement endettés, mais l’évolution de leurs engagements inquiète.
Investissements
Qu’est-ce qui mettra fin au glissement progressif de nombre d’économies vers la non-soutenabilité de leurs dettes ? Derrière cette question réside celle, récurrente, de l’efficacité de la dépense publique et, en premier lieu, de celle des investissements en infrastructures, dont le FMI doute de plus en plus.
La liste des projets infructueux menés depuis vingt ans est longue
Des routes qui ne mènent nulle part, ou qui sont emportées par la première saison des pluies, des stades improductifs, des hôtels vides, des hôpitaux sans médecins et des maisons du peuple et de la culture sans public… La liste des projets infructueux menés depuis vingt ans est longue. Et ils laissent un goût plus amer encore lorsqu’ils sont financés par des montages obscurs ou gagés sur des ventes de pétrole ou de minerais.
De plus, la complexification de la structure de la dette (financements commerciaux, obligations, PPP, prêts garantis et souscription de prêts par une structure publique assortie d’une garantie étatique) pose à l’évidence de vrais enjeux de transparence. Or, pour que le service de la dette publique demeure supportable, il faut qu’elle serve à financer des investissements porteurs de croissance.
Partout, il faut, si l’on veut vaincre la pauvreté, des croissances de 7 à 9 % et pas seulement de 5 à 6 %, compte tenu d’un taux d’accroissement de la population bien souvent de 2 à 3 %.
>>> À LIRE – L’Afrique face à sa démographie
Pour cela, sur un continent encore si pauvre et dont l’équipement est si limité, on ne peut que souhaiter que les budgets publics augmentent, en même temps que la croissance rapide d’un PIB épaulé par une dette elle-même en croissance, mais soutenable.
Les PME en première ligne
Les entrepreneurs africains sont les premiers intéressés par tout cela. Ils sont les premières victimes des coupes budgétaires. Ils sont les premiers sacrifiés sur l’autel des coups de frein aux projets d’infrastructure. Ils figurent en bas de liste de ceux que l’on consent à payer quand les arriérés intérieurs des États s’empilent.
Plus fragiles financièrement que les grandes entreprises, moins bien connectées pour défendre leurs intérêts, les PME ne peuvent faire prévaloir qu’elles sont pourtant partout la clé de l’accès à l’emploi formel.
Surveiller l’évolution des finances publiques se révèle donc fondamental pour les entrepreneurs
Dans un nombre croissant de pays, les entrepreneurs observent actuellement une nouvelle dégradation des conditions de paiement sur les marchés publics, tandis que les arriérés reconnus ou non reconnus tendent leur trésorerie.
Surveiller l’évolution des finances publiques se révèle donc fondamental pour les entrepreneurs. La situation est bien sûr variable suivant les pays. Mais partout, la qualité de l’investissement public est un sujet essentiel. Elle commande la capacité des infrastructures à générer de la croissance puis, à travers une fiscalité efficace, à rembourser la dette.
>>> À LIRE – Stratégie : le temps des PME
Leur financement doit être le moins possible souscrit par les banques locales, qui préfèrent souvent la fausse sécurité des emprunts publics au soutien aux PME. À regret, tant les besoins des populations sont grands ; si la dette continue d’augmenter, il faudra limiter la croissance des dépenses publiques.
Le temps des États
Du côté des États, il est également impératif que s’opère un renversement des priorités. S’ils veulent soutenir l’essor d’un tissu domestique de PME et d’entrepreneurs, gages de l’appropriation du développement, de l’emploi et de la justice sociale, il faut payer en priorité leurs entreprises nationales, ne pas laisser les arriérés intérieurs ravager leur tissu économique, et ne pas évincer leurs propres entreprises du marché du crédit national par leur politique financière et monétaire.
Gouvernements, faites-vous entrepreneurs !
Relire les politiques macroéconomiques des dernières décennies sous cet angle est instructif. Très peu de pays échapperont au constat d’une insuffisante prise de conscience des intérêts de leurs propres entreprises.
Lançons donc ce défi : gouvernements, faites-vous entrepreneurs ! Et pour le prouver, avant la mise en œuvre de toute politique ambitieuse, commencez par faire l’essentiel : payez vos propres entreprises nationales.
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