Pénurie de médicaments en Tunisie : les racines du mal
Voilà près de huit mois que certains médicaments sont peu disponibles en Tunisie, voire introuvables. Une situation qui a atteint son paroxysme ces derniers jours, nécessitant l’intervention du Premier ministre. Retour sur les origines de cette pénurie.
La Tunisie est en pleine crise sanitaire. Mercredi 6 juin, un message de détresse a créé la panique sur les réseaux sociaux : le cardiologue Faouzi Addad publiait sur sa page Facebook la photo d’une ampoule thérapeutique. La toute dernière dose de Xylocaïne, un anesthésiant local, de l’hôpital Abderrahman Mami de l’Ariana. Les médecins, désemparés, ont dû annuler toutes les interventions nécessitant l’utilisation du produit. Le cas est pourtant loin d’être isolé. Depuis plusieurs mois, les professionnels de la santé tirent la sonnette d’alarme et craignent une pénurie.
Plus de 220 produits sont en rupture de stock ou en quantités réduites. Une situation sans précédent en Tunisie, résultat d’un système d’approvisionnement public devenu défaillant avec, à sa tête, la Pharmacie centrale, qui détient le monopole en matière d’importation de médicaments.
Chahed, à la rescousse
L’émotion suscitée par la publication du docteur Faouzi Addad a hâté le Premier ministre jusqu’à l’hôpital de l’Ariana, lundi 11 juin. Dans la foulée, un Conseil des ministres d’urgence a été convoqué et plus de 500 millions de dinars devraient être débloqués par le gouvernement afin de rembourser la dette de la Pharmacie centrale. Mardi 12 juin, l’hôpital a été fourni en anesthésiants locaux.
Une gestion éclair qui peine pourtant à compenser des mois de non-réactivité des autorités, selon des professionnels du secteur.
Déjà, fin mars 2018, Abdelmonem Ben Ammar, secrétaire général adjoint du syndicat de base de la Pharmacie, alertait sur l’état du stock stratégique des médicaments, passé de 3 mois à 1 mois et un jour. « Certains médicaments risquent de devenir indisponibles dans le pays », avait-il alors prévenu. En vain. L’alerte n’avait à l’époque abouti à aucune action concrète du gouvernement pour pallier à ces manques.
Ce mercredi 13 juin, le ministre de la Santé Imad Hammami a d’ailleurs indiqué « qu’il existe des lobbies qui font des pressions » sur le secteur et qu’« une orchestration » seraient tous les deux derrière l’interruption de l’approvisionnement en médicaments. Tenu par son « devoir de réserve », il a notamment indiqué qu’il ferait des révélations « au moment venu ».
Par le passé, Imad Hammami avait affirmé qu’« aucun médicament n’était en rupture de stock » et qu’il « n’existait pas de problème financier lorsqu’il s’agit de la santé des Tunisiens ». Il avait également révélé que l’État tunisien avait déboursé d’importantes sommes d’argent aux fournisseurs européens de la Pharmacie centrale afin d’éviter qu’elle ne soit classée sur une liste noire, en raison de l’accumulation de ses dettes.
Un problème de gestion à l’origine de la crise ?
Mais alors, d’où vient le problème ? Car si la pénurie de médicaments s’explique principalement par l’endettement de l’institution, qui ne parvient plus à rembourser ses fournisseurs étrangers, dont certains refusent de poursuivre l’approvisionnement, cet anesthésiant local est, lui, bien fabriqué en Tunisie…
« Ce qu’il s’est passé à l’hôpital de l’Ariana n’est pas dû à un problème de paiement, mais à un problème de planification », explique à Jeune Afrique Ridha Charfeddine, PDG du laboratoire Unimed, le fabricant de Xylocaïne. La Pharmacie centrale, responsable de l’achat des produits hospitaliers et de leur distribution, n’aurait transmis un bon de commande au laboratoire qu’en avril 2018.
En tant que laboratoire, nous ne pouvons pas anticiper ce type de manque à la place des autorités », souligne Ridha Charfeddine
« Après à sa réception, nous disposons d’un délais de trois mois pour la fabrication et la livraison du produit. C’est aux autorités concernées de mieux gérer les stocks des hôpitaux. En tant que laboratoire, nous ne pouvons pas anticiper ce type de manque à leur place », conclut Ridha Charfeddine.
Plus de 220 produits touchés
« Aujourd’hui, en Tunisie, un patient doit faire plusieurs pharmacies avant de trouver son traitement, si jamais il le trouve… », déplore Mustapha Laroussi, le président du syndicat des pharmaciens des officines. En effet, selon lui, aucun stock n’a encore atteint le niveau zéro dans l’ensemble du pays. De nombreux produits, tels que certains antibiotiques, antidépresseurs ou antiépileptiques seraient présents mais en rares quantités.
En effet, le Xylocaïne n’est que la partie émergée de l’iceberg : le médecin Maha Ben Moallem Hachicha a décidé de mener sa propre enquête auprès de ses collègues et de répertorier sur sa page Facebook les différents médicaments en rupture ou en manque flagrant. Une liste vertigineuse qui comporte au total plus de 220 produits.
Créances non-remboursées
Aux racines du mal, se trouvent deux problèmes majeurs, selon Mustapha Laroussi : le non-droit à la substitution des médicaments en Tunisie et le système des caisses sociales.
Contrairement à d’autres pays, un pharmacien basé en Tunisie peut uniquement donner au patient le médicament mentionné sur son ordonnance et ne peut le substituer par un générique fabriqué en Tunisie. « Cette interdiction réduit drastiquement notre champ d’action en tant que pharmacien. Si cela était possible, nous pourrions, en ces temps durs, substituer les traitements nécessitant des produits étrangers indisponibles par leurs génériques présents sur le marché national », explique le syndicaliste.
Selon lui, cela allégerait les préoccupations de la Pharmacie centrale, qui pourrait alors se focaliser sur l’acheminement des médicaments non fabriqués en Tunisie. Un projet de loi sur le droit de substitution est au point mort depuis 2008.
S’agissant du système des caisses sociales, l’endettement de la Pharmacie centrale s’explique selon lui par une boucle de non-paiement. En effet, la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et la CNRPS (Caisse de retraite du secteur public) doivent 3 milliards de dinars tunisiens à la CNAM (Caisse d’assurance maladie), qui attend toujours une restructuration de l’ensemble de son système. La CNAM, ainsi que les structures hospitalières, doivent à la Pharmacie centrale plus de 820 millions de dinars. Qui, elle, doit à son tour plus de 500 millions de dinars à ses fournisseurs étrangers. La somme octroyée par le gouvernement, mardi 11 juin, est donc loin d’être suffisante et ne règle pas le problème à sa source.
Un projet de réforme des caisses sociales est encore en cours d’élaboration. Il prévoit notamment le recul de l’âge de la retraite, l’augmentation des cotisations et la diversification des sources de financement. Toutefois les divergences entre l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT, principal syndicat du pays), et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, syndicat du patronat) sur de nombreux points, tels que la baisse du salaire de référence, retardent la finalisation de ce projet de loi, pourtant devenu urgent.
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