Tunisie – Youssef Cherif : « Ce n’est pas le bon moment pour changer le gouvernement Chahed »

Alors que beaucoup appellent au départ de Youssef Chahed, notamment pour de mauvaises performances et des tensions sociales persistantes, changer de gouvernement ne mettrait pas un terme à la crise, selon l’analyste politique Youssef Cherif.

Le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, le 6 décembre 2016. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, le 6 décembre 2016. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Publié le 13 juin 2018 Lecture : 4 minutes.

Dans un contexte politico-économique tourmenté, la Tunisie peine à mettre en place ses réformes et est impactée par de profonds déséquilibres qu’une croissance de 2,5 % ne parvient pas à juguler. Sur fond de grogne sociale – avec 7,7 % d’inflation et une pénurie de médicaments –, les Tunisiens, impactés de plein fouet, désignent le gouvernement comme responsable de cette crise majeure et critiquent sa faible capacité d’anticipation.

Alors que le pays bénéficie notamment d’aides du Fonds monétaire international (FMI), l’exécutif est sur la sellette. Son départ est demandé par des instances nationales et certains partis. Mais est-il judicieux de remplacer le gouvernement Chahed ? Pour Youssef Cherif, analyste politique et consultant en affaires internationales, cette éventualité desservirait le pays.

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Jeune Afrique : Est-il opportun de changer le gouvernement Chahed ?

Youssef Cherif : Sur les huit dernières années, les gouvernements n’ont cessé de se succéder, sans réel autre effet qu’une dégradation notable de la situation. Changer de gouvernement n’est pas une manœuvre rapide : au mieux, une nouvelle équipe ne peut-être mise en place qu’à la fin de l’été, puisqu’il faut compter quelques semaines de tractations entre partis. Il faut aussi lui laisser le temps d’être opérationnelle. Dans le contexte actuel, ce n’est pas le bon moment.

Changer de gouvernement va engendrer des retards sans améliorer les choses

En Italie, la situation est similaire mais les institutions fonctionnent alors que les politiciens font de la politique. En Tunisie, tout est relié au politique, si bien que changer de gouvernement va engendrer des retards sans améliorer les choses. Un remaniement signifie également escompter des changements avec des résultats à l’appui, ce qui sera impossible à réaliser au vu des échéances électorales de 2019.


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En 2014, nous avons eu une expérience d’un exécutif de courte durée avec le gouvernement de transition de Mehdi Jomâa, mais le contexte était différent et les institutions internationales soutenaient le processus tunisien. Aujourd’hui, le pays est pointé du doigt et serait desservi par un grabuge politique supplémentaire, d’autant qu’actuellement la société civile est absente de la scène.

Les résultats des élections municipales a eu l’effet d’un détonateur

La crise politique actuelle est-elle justifiée ?

Elle était en germe depuis quelques temps et repose sur une multiplication des conflits autour du chef du gouvernement, notamment avec la direction de son parti, le président de la République et la Centrale syndicale de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Toutes les dissensions, les rancœurs et les divergences n’attendaient qu’un déclencheur pour s’exprimer au grand jour : les résultats des élections municipales a eu l’effet d’un détonateur.

Une occasion pour tous de régler leurs comptes, notamment pour Nidaa Tounes, qui s’est désolidarisé du chef du gouvernement Youssef Chahed sans parvenir à l’écarter. Une crise au sommet du pouvoir, qui se répercute sur le gouvernement et la société de manière plus générale.

La bataille de l’UGTT contre Youssef Chahed est-elle fondée ?

C’est encore une question de divergences fondamentales. L’UGTT reproche à l’exécutif d’appliquer presque à la lettre les demandes du Fonds monétaire international (FMI) et des organisations internationales, d’être proche des cercles diplomatiques en Tunisie au détriment de l’intérêt des Tunisiens. Pourtant la Tunisie, qui a besoin de l’aide internationale, ne peut faire, à moins de prendre en compte l’avis de ses partenaires internationaux. Ce que rejette en bloc l’UGTT au nom de la souveraineté nationale. L’inscription de la Tunisie sur deux listes noires par l’Union européenne (UE) a été une alerte pour l’exécutif tunisien, qui a dû montrer sa volonté de réforme et de bonne gouvernance.

Dans l’objectif d’écarter Youssef Chahed et de manière tacite, l’UGTT s’est même rapprochée de Hafedh Caïd Essebsi, directeur exécutif de Nidaa Tounes. Reste à savoir si l’UGTT va durcir le ton, faire dans la surenchère et pousser à la chute du gouvernement en soutenant des mouvements sociaux à la rentrée. Un compromis est-il possible ? Là est toute la question.

En laissant faire les rumeurs sur un coup d’État présumé de Lotfi Brahem, ministre de l’Intérieur limogé le 6 juin, et qui aurait été déjoué, le gouvernement ne tente-t-il pas de masquer les priorités ?

Ce n’est pas l’exécutif en lui-même mais le fait de partis participant au gouvernement, dont Ennahdha et les sphères d’influence du Qatar. On construit des interprétations, on abouti à des conclusions et amplifie des faits sans qu’ils ne soient avérés ou en lien les uns avec les autres. Le gouvernement laisse faire et en tire avantage. Cela plait à ceux qui soutiennent Youssef Chahed, tout comme ils ont été enthousiasmés par ses déclarations contre Hafedh Caïd Essebsi, même s’il outrepassait son rôle de chef du gouvernement.

Depuis 2013, le pays se fragilise et risque d’aller vers un scénario de crise comme en Grèce ou en Argentine

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En dehors d’Ennahdha et Nidaa Tounes, les formations politiques semblent plutôt passives par rapport à la rixe politique, pourquoi ?

C’est une fausse impression, Afek Tounes donne de la voix et propose des alternatives, le Front populaire aussi. Mais les bases de ces partis politiques, qui ont aussi perdu des sources de financement, se sont réduites, si bien qu’ils ne sont plus réellement représentatifs et ne peuvent agir. À défaut d’avoir les moyens d’être promoteurs de propositions, ils s’expriment à travers les médias avec une position critique propre à l’opposition.

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Un statu quo jusqu’aux législatives et présidentielle de 2019 est-il envisageable ?

Il est tributaire de contingences qui ne sont pas le fait des politiques et du gouvernement, comme un retour du terrorisme ou encore l’âge et la santé du président. Le pays survit malgré une situation chaotique, mais il suffit qu’un élément extérieur interfère pour aggraver la crise. D’année en année depuis 2013, le pays se fragilise et risque d’aller vers un scénario de crise comme en Grèce ou en Argentine, plutôt que vers une guerre civile ou une banqueroute.

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