Algérie – Riad Aït Aoudia : « Le ramadan, c’est jusqu’à 50 % des revenus publicitaires annuels des chaînes de télévision »

Production locale, concurrence des chaînes, pic d’audience… Le directeur de l’agence Media Algeria, spécialisée dans l’achat d’espaces publicitaires, analyse les enjeux de la production audiovisuelle durant le ramadan.

Le casting de El Khawa, dont la saison 2 doit être diffusée pendant le Ramadan, en Algérie. © DR / DIA-TV

Le casting de El Khawa, dont la saison 2 doit être diffusée pendant le Ramadan, en Algérie. © DR / DIA-TV

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Publié le 13 juin 2018 Lecture : 8 minutes.

Jeune Afrique : Qu’est-ce qui caractérise la production algérienne de cette année ?

Riad Aït Aoudia : En matière de production télévisuelle algérienne, la période du ramadan se distingue du reste de l’année. Hors ramadan, les productions étrangères sont beaucoup plus représentées que ce soit dans la catégories des fictions – séries turques, films étrangers,… – ou du divertissement, avec des formats internationaux adaptés localement – Deal or no deal ; Vendredi tout est permis ; MasterChef

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Durant le mois sacré, deux grandes catégories se détachent. La première, avec des productions basées sur le registre de l’humour : caméras cachées, sitcoms et séries. Ce sont des rendez-vous familiaux, qui existent depuis plusieurs années. Le deuxième type de production, et là c’est un phénomène un peu plus nouveau, ce sont les séries algériennes qui visent des standards internationaux, avec un bond qualitatif en terme de moyens de production, de scénarios et de choix des acteurs. Ces séries présentent une image franchement moderne, ou si je devais employer un langage de publicitaire, « aspirationnelle », dans le sens où les personnages représentent une classe aisée assez glamour. Pour autant, leur message n’est à mon sens ni plus sociétal ni plus politique qu’auparavant.

On voit émerger un « star system » qui booste l’intérêt pour les productions locales et qui en assure ainsi la pérennité

Le téléspectateur s’y reconnaît-il ?

Oui, on relève une certaine fascination du public, en particulier chez les jeunes. Ces séries mettent en valeur de nouvelles catégories sociales : des stars, des acteurs, des mannequins, des chanteurs, des Youtubeurs. Le récit se fait via les épisodes de la série mais largement aussi sur les réseaux sociaux utilisés pour la promotion. Phénomène nouveau : on voit émerger un « star system » qui booste l’intérêt pour les productions locales et qui en assure ainsi la pérennité.

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Quid de la représentation de ce qu’on pourrait appeler « l’Algérie profonde » ?

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Bien entendu, on retrouve toujours ces séries présentant les classes populaires urbaines ou rurales, qui en général mettent en scène des acteurs de formation plus classique. Mais force est de constater qu’elles n’exercent plus la même fascination. Les nouvelles productions reflètent davantage l’air du temps.

La concurrence introduite par l’émergence des chaînes de télévision privées amène de nouvelles considérations. Au-delà de la recherche d’un certain esthétisme et de la volonté de délivrer un message consensuel, socialement acceptable, voire naïf parfois, les producteurs s’attachent à démontrer leur maîtrise des techniques de production et de post-production. Cette nouvelle génération, issue du web, a intégré l’idée de « faire des vues », du « buzz », du « trend ». Cela implique parfois une transgression, plus ou moins assumée, et plus ou moins maîtrisée, des codes traditionnels. Ce qui se veut être de l’humour parfois caustique et débridé peut alors basculer dans une certaine forme de violence.

Il existe une distinction fondamentale dans le système algérien entre ce que l’on peut regarder seul et ce que l’on peut regarder en famille ou en société

Qui s’accompagne de son lot de polémiques…

La liberté de ton tolérée sur Internet pose étrangement problème lorsqu’elle est transposée sur le « petit » écran. Il existe une distinction fondamentale dans le système algérien entre ce que l’on peut regarder seul et ce que l’on peut regarder en famille ou en société, au cinéma par exemple. La norme morale impose un cloisonnement strict et formel entre les sexes et les générations. Les chaînes ont adopté des lignes différentes mais des antennes particulièrement conservatrices et d’autres plus licencieuses ont chacune leur public. Cela veut certainement dire aussi que l’on évolue vers une société davantage plurielle.

Regarder la TV Algérienne pendant ramadan c’est un peu notre Super Bowl, sauf que ça dure trente jours !

Comment expliquer que l’audience se porte davantage vers les chaînes algériennes, plutôt qu’étrangères, pendant le ramadan ?

C’est une tradition installée depuis des décennies. Et c’est une tendance qui s’observe sur l’ensemble des catégories sociales, même celles qui ne regardent pas la télévision algérienne en dehors de l’année. Juste avant le ftour [la rupture du jeûne, ndlr], dans chaque foyer, on allume la TV pour l’appel à la prière, ensuite on dîne en famille devant elle et on en profite pour jeter un coup d’œil aux programmes de ramadan. C’est un mois où les valeurs familiales et traditionnelles sont exacerbées. D’une certaine façon, regarder la TV Algérienne pendant ramadan c’est un peu notre Super Bowl, sauf que ça dure trente jours !

On assiste aujourd’hui à une professionnalisation du secteur en Algérie

C’est ce qui explique l’émergence d’une production algérienne pendant le ramadan ?

Je préfère parler de renaissance. Si l’on met de côté les années 1990, la production algérienne est ancienne et a toujours été relativement riche et porteuse de sens pour la société. Sur certains points, comme l’écriture, le jeu des acteurs ou l’adéquation aux problématiques sociales, la production actuelle dans sa globalité n’a pas encore su dépasser l’âge d’or des années 60 et 70. Globalement, on assiste aujourd’hui à une professionnalisation du secteur. Les boites de production sont de plus en plus compétitives et cela se ressent sur la qualité et la variété des programmes.

Et du coup, comment l’expliquer ?

Il y a une conjonction de facteurs depuis le milieu des années 2000 : le retour à la stabilité, l’ouverture de l’économie au secteur privé, une certaine aisance liée à l’émergence du marché publicitaire et dans une moindre mesure au retour de jeunes algériens de l’étranger, prêts à investir et habités par cette envie de faire des choses. Certains acteurs locaux, issus du monde du conseil en communication et de l’achat d’espaces, ont aussi réinvesti leurs profits dans ce secteur d’activité. Et je crois que c’est une démarche qu’il faut soutenir car elle demande des efforts et une prise de risque considérable.

Le coût de la main-d’œuvre qualifiée explose pendant le ramadan

Cela coûte-t-il cher de produire algérien ?

Le problème des liquidités est central en Algérie. Et la difficulté de la production culturelle locale, c’est qu’elle n’est pas – du moins à de très rares exceptions -, exportable sur d’autres marchés, pour des raisons linguistiques et aussi parce qu’elle est plus chère. Contrairement aux idées reçues, la rareté des talents, des techniciens, l’absence de studios et de syndication des moyens techniques, font que les coûts sont souvent plus élevés ici qu’ailleurs. C’est particulièrement vrai pendant le ramadan, où le coût de la main-d’œuvre qualifiée explose !

En outre, le public algérien a accès aux bouquets satellitaires internationaux et aux catalogues de fictions étrangères. Les chaînes du groupe MBC proposent gratuitement des films et séries récentes. Pour se différencier, les chaînes algériennes n’ont d’autre choix que de proposer un contenu algérien de qualité. D’où, aussi, le boom de la production.

Le ramadan est crucial pour une télévision algérienne

Quels sont les enjeux publicitaires durant le mois de ramadan ?

Le ramadan est crucial pour une télévision algérienne. Aussi bien du point de vue économique – le ramadan peut représenter jusqu’à 50 % des revenus publicitaires annuels – qu’en terme d’image. Avoir diffusé une série à succès a des retombées énormes sur les audiences le reste de l’année.

Du point de vue des annonceurs, le ramadan est une période clé sur deux aspects. Cela correspond d’abord à un pic de consommation pour certaines marques agroalimentaires – boissons, fromage fondu, café… Il s’agit donc d’être visible pour engendrer l’achat, même si évidemment chaque contexte est particulier et il n’existe donc pas d’obligation de communiquer.

Du point de vue de l’audience, c’est là que les annonceurs peuvent atteindre le plus grand nombre de consommateurs, toutes catégories confondues, et notamment au sein des catégories aux revenus les plus élevés, plus difficilement atteignables le reste de l’année. C’est donc une période capitale pour faire connaître la marque et construire son image.

Cela reste-t-il aussi simple avec la multiplication des chaînes ?

C’est vrai que l’enrichissement du paysage audiovisuel algérien a fragmenté les audiences. D’où l’importance d’avoir recours à des agences de planning disposant d’outils professionnels. Autre souci que l’on rencontre : la longueur des tunnels publicitaires, jusqu’à 20 minutes sur certaines chaînes ! Cela limite l’efficacité publicitaire et risque de nuire aux chaînes. Leur prochain défi, c’est de mieux équilibrer entre recettes publicitaires et qualité du prime time pour le téléspectateur.

Le secteur a encore besoin d’être soutenu publiquement

Est-ce que la télévision est devenue un business comme un autre en Algérie ?

À bien des égards, oui. Les dynamiques concurrentielles et les lois de l’offre et de la demande s’y appliquent réellement. Il n’y a plus de monopoles. L’introduction du privé aux côtés des ex-monopoles publics a été positive. Mais c’est aussi un secteur déjà fortement challengé par les évolutions technologiques, l’entrée de nouveaux géants de la publicité comme Google et Facebook. La prospective, l’agilité et la capacité d’adaptation en seront demain les facteurs clé du succès.

Cela dit, le secteur a encore besoin d’être soutenu publiquement. La création des contenus est aussi importante que la création de canaux de diffusion. L’accompagnement devrait se recentrer justement sur l’aide à la création, pourquoi pas via des incitations fiscales et foncières, pour les lieux de tournage. Des facilités administratives peuvent être envisagées pour les producteurs étrangers et les ressortissants algériens désireux de partager leurs contenus ou de créer des filières de formations techniques et créatives. Des statuts spécifiques doivent être envisagées, celui d’intermittent du spectacle par exemple. Mais je n’ai aucun doute sur le fait que face aux bouleversements attendus, l’Algérie arrivera à relever ce défi des contenus audiovisuels.

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