Faut-il y croire ?

Lors de sa récente tournée sur le continent, Gordon Brown, ministre britannique de l’Économie et rival de Tony Blair, a présenté les grandes lignes du programme proposé par Londres pour sortir les pays subsahariens de l’ornière.

Publié le 31 janvier 2005 Lecture : 7 minutes.

Gordon Brown, fils de pasteur, chancelier de l’Échiquier et principal rival de Tony Blair, est allé au-devant de l’Afrique en bras de chemise. Quatre sauts de puce, mi-janvier, entre le Kenya, la Tanzanie, le Mozambique et l’Afrique du Sud. Des rencontres soigneusement planifiées : la Prix Nobel de la paix 2004 Wangari Maathai, le Premier ministre du Mozambique Luisa Diogo, la figure tutélaire du continent Nelson Mandela… Des poignées de main, des embrassades et des danses avec la population dans les bidonvilles de Kibera, à Nairobi, et de Langa, au Cap, dans une toute nouvelle école à Chahwa, en Tanzanie… Des paroles de réconfort pour des malades du sida. Et un concept marketing bien étudié pour « vendre » la politique africaine du Royaume-Uni : un nouveau « plan Marshall » à l’adresse du continent. Qu’importe si l’analogie entre l’Europe de 1945 et l’Afrique de 2005 est plus que douteuse ! Qu’importe si l’aide reçue par le continent depuis cinquante ans équivaut à plusieurs « plans Marshall » ! L’important n’est-il pas de montrer sa bonne volonté ? Le discours de Gordon Brown est empreint de bons sentiments. « Au rythme actuel, en Afrique subsaharienne, l’éducation primaire pour tous ne sera pas possible en 2015 comme le prévoyaient les Objectifs du millénaire, mais en 2130 – soit 115 ans trop tard. La réduction de la pauvreté, comme le promettaient les pays riches, n’adviendra pas en 2015, mais en 2150 – soit 135 ans trop tard. » L’homme, qui dirige l’économie britannique depuis le 2 mai 1997, se dit touché au coeur par les difficultés du continent et notamment par les yeux d’une orpheline de 12 ans atteinte du sida. « Durant ces quelques journées, confie-t-il, j’ai vu une pauvreté cauchemardesque, abjecte, implacable. Nous avons aperçu la douleur des millions de laissés-pour-compte. Mais aussi l’espoir dans les yeux des enfants et des jeunes. » Avant d’ajouter : « Il est juste de dire au G8, aux ministres des Finances et aux politiciens que si nous n’agissons pas, les promesses que nous faisons aux enfants, aux mères, ne seront jamais tenues. »
Avec Tony Blair, Gordon Brown compte profiter de la présidence britannique du G8 pour mettre l’accent sur la protection de l’environnement et l’aide à l’Afrique. Il a d’ores et déjà annoncé une série de mesures (lire ci-contre) que viendront compléter, en mars, les propositions de la Commission pour l’Afrique (www.commissionforafrica.org), le groupe de réflexion mis en place pour l’occasion. Paris ne s’est pas privé de faire part de ses réserves (voir encadré, p. 92). Ancienne puissance coloniale rivale du Royaume-Uni, la France cherche à conserver son rôle dans la région et craint que le tandem Blair-Brown ne tire la couverture à lui. Washington, pour l’instant, se contente de faire la sourde oreille.
D’autres voix discordantes se font entendre. Louis Michel, commissaire européen au Développement et à l’Action humanitaire, a ainsi déclaré : « L’aide publique au développement [APD] doit être doublée pour atteindre 0,7 % du PIB des pays donateurs. Or, lors de l’avant-dernier conseil européen, je n’ai pas réussi à convaincre l’Union de se fixer pour objectif 0,6 % du PIB d’ici à 2006. Donc un plan Marshall, je veux bien, mais avec quel argent ? » De même, en Afrique, la presse se montre parfois dubitative. « Voilà M. Brown qui vient nous sauver ! Une nouvelle fois ! Si j’apparais irrité et irrespectueux, c’est parce que j’en ai marre et que je suis fatigué de ces visites en Afrique que font tous les prétendants au pouvoir », écrit un éditorialiste de l’East African, en faisant allusion aux ambitions de Gordon Brown. Et, pour un journaliste mozambicain, les propositions britanniques « rentrent parfaitement dans le cadre d’une puissante campagne entreprise par Londres pour redorer une image ternie par la politique poursuivie en Irak ». Mais au-delà des bisbilles politiciennes et des effets d’annonce, il conviendrait peut-être de s’interroger sur le principe même de l’aide et de son efficacité.

Trois grands axes
« Ce plan pour l’Afrique est aussi audacieux que le plan Marshall des années 1940 », qui avait permis la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. On ne peut pas dire que Gordon Brown pèche par modestie en osant cette comparaison pour qualifier le travail effectué par la « Commission pour l’Afrique ». Le document final doit être présenté en mars, mais la récente tournée africaine du ministre britannique a été l’occasion d’en présenter les grandes lignes. Reprenant les objectifs du Millénaire adoptés par 160 pays en septembre 2000, ce plan vise surtout à dégager les moyens financiers nécessaires à la réalisation du premier d’entre eux : réduire de moitié l’extrême pauvreté d’ici à 2015. Aujourd’hui, plus de 1 milliard d’individus vivent avec moins de 1 dollar par jour.

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1- Financer les Objectifs du millénaire
Pour mener à bien une mission qualifiée « d’encore faisable » par Jeffrey Sachs, le conseiller spécial de Kofi Annan pour les Objectifs du millénaire, à condition « que les pays riches prennent leurs responsabilités », le chancelier de l’Échiquier insiste sur la mobilisation nécessaire de fonds supplémentaires, d’autant que l’APD plafonne à 65 milliards de dollars, soit 0,25 % du PIB des pays membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), bien loin des 0,7 % promis d’ici à 2015.
Pour accélérer la marche, l’argentier britannique propose la création, d’ici à 2015, d’un mécanisme de financement international (International Finance Facility, IFF) doté de 50 milliards de dollars par an. Ce mécanisme permettrait par ailleurs d’emprunter de l’argent sur les marchés financiers pour le consacrer à l’aide au développement et aux investissements nécessaires (transport, énergie, eau, santé, éducation et télécommunications). L’IFF profiterait également aux petites et moyennes entreprises en alimentant le microcrédit. Après de nombreuses études et expériences, le microcrédit (une sorte de banque de proximité destinée aux pauvres) a prouvé son efficacité pour stimuler une économie locale balbutiante et nourrir un esprit d’entreprise échappant au secteur informel. En contrepartie, les pays bénéficiaires seraient dans l’obligation de respecter des engagements en matière de bonne gouvernance, de lutte contre la corruption, de transparence dans l’utilisation des fonds et d’efficacité dans l’administration.

2- Dette et commerce
Le deuxième étage de la fusée Brown concerne l’annulation de la dette. Si les institutions de Bretton Woods défendent toujours un processus d’allègement, essentiellement articulé autour de l’Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE), Gordon Brown, lui, plaide pour l’effacement, à hauteur de 80 milliards de dollars, de la dette des pays les plus pauvres envers la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque africaine de développement. « Le remboursement de la dette extérieure représente un tiers de notre budget, vous vous rendez compte de ce qu’on pourrait faire avec ça ! » explique Daniel Njankouo Lamere, ministre délégué camerounais chargé des Programmes. De fait, sans le fardeau de la dette, les gouvernements profiteraient de nouvelles marges de manoeuvre pour investir dans le développement et mener de véritables politiques sociales en direction des populations les plus démunies. Les priorités étant la santé et l’éducation. C’est mathématique ! Encore faut-il convaincre les bailleurs de fonds, au premier rang desquels le Club de Paris, qui regroupe dix-neuf des principaux pays créanciers.
Soucieux de montrer le bon exemple et de prouver sa bonne foi, Londres a pris les devants. Lors de sa tournée africaine, Gordon Brown a annoncé l’effacement de la dette de la Tanzanie et du Mozambique à l’égard du Royaume-Uni. Il a aussi annoncé que son pays prenait en charge 10 % de la dette de ces deux pays envers les institutions internationales. Ces deux mesures cumulées représentent une économie de 74 millions de dollars pour Dar es-Salaam et de 150 millions pour Maputo.
Par ailleurs, Gordon Brown n’a pas de mots assez durs pour dénoncer les règles commerciales imposées par les pays riches. « Il faut mettre fin à l’hypocrisie du protectionnisme des pays développés », tempête-t-il, alors que l’Afrique ne représente que 2,4 % du commerce international. Derrière les beaux discours en faveur d’une libéralisation des échanges, les exportateurs africains se heurtent à toutes sortes de barrières (douanières, sanitaires, réglementaires…) lorsqu’ils souhaitent pénétrer les marchés européens et américain. Sans oublier les subventions agricoles qui provoquent une baisse des cours mondiaux et s’apparentent à de la concurrence déloyale. L’exemple le plus frappant étant celui du coton, qui a provoqué l’échec du dernier sommet de l’Organisation mondiale du commerce, à Cancún, au Mexique, en septembre 2003.

3- Éducation et santé
Troisième et dernier étage de la fusée Brown : des programmes spécifiques de lutte contre le sida et l’analphabétisme. « Il est tout bonnement inacceptable à notre époque que le reste du monde se désintéresse de centaines de millions d’enfants qui n’ont pas la chance d’avoir accès à l’éducation », a déclaré l’argentier britannique lors d’une visite à l’école primaire de Kibera, le plus grand bidonville de Nairobi. Et de promettre « que les pays développés alloueraient, pendant les dix prochaines années, les ressources nécessaires pour recruter des enseignants, construire des écoles et fournir des livres ». Coût estimé : 10 milliards de dollars.
Un budget identique sera nécessaire pour relancer la lutte contre le sida, qui a tué 2,3 millions de personnes sur le continent en 2004. Selon les chiffres communiqués par l’Onusida, l’Afrique subsaharienne compte 25,4 millions de séropositifs. « Je pense que la génération qui fournira les fonds nécessaires pour combattre, guérir et éradiquer la maladie la plus meurtrière du monde […] aura mérité le titre de grande génération », proclame Brown, un tantinet lyrique. Avec 10 milliards de dollars, il deviendra possible de financer les campagnes de sensibilisation, renforcer les services de soins dans les hôpitaux, acheter des médicaments, mais aussi accélérer la recherche pour un vaccin.
L’Histoire a prouvé avec le plan Marshall que les arrière-pensées américaines en Europe ont été l’un des éléments clés dans la reconstruction d’un continent dévasté par cinq années de conflit. Difficile pour l’instant de dire quel sort sera réservé à ce « plan Marshall pour l’Afrique », mais force est de constater que Gordon Brown est, pour le moment, incontournable sur la scène internationale dès qu’il s’agit de lutte contre la pauvreté. Certains y verront un marketing humanitaire à usage personnel, d’autres l’expression d’une réelle volonté. À moins que ce ne soit un peu des deux.

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