Arabes, si vous saviez !

Comment sortir de l’arabo-centrisme ? Un historien et journaliste libanais donne sa réponse.

Publié le 31 janvier 2005 Lecture : 5 minutes.

« Il ne fait pas bon être arabe de nos jours. » Si l’affirmation n’a rien d’un scoop, elle gagne à être étayée. Ce à quoi s’attelle Samir Kassir, dans un petit livre incisif intitulé Considérations sur le malheur arabe. D’abord, en énumérant les symptômes de ce malheur : déficit démocratique, conservatisme religieux, défaites militaires successives – de la guerre de Kippour à celles du Golfe -, crises idéologiques, remise en question des acquis de la femme, absence de maîtrise technologique, manque d’initiative dans les relations internationales…
Parcourant un à un les États de la Ligue arabe, Kassir établit un bilan sans pitié. L’Égypte ? Incapacité à gérer les ressources humaines, économie combinant les désavantages du capitalisme d’État avec ceux de l’ultralibéralisme… La Libye ? Gelée dans le Kadhafisme depuis trente ans. L’Irak et la Syrie ? Dictature et culture de la peur. Le Liban ? Un « singulier voyage à reculons ». Les pays du Golfe ? Modernisation en trompe l’oeil, financement du djihadisme, train de vie somptuaire de milliers de princes, impossible équilibre entre le pouvoir politique et l’institution religieuse, scandaleuse inégalité entre les sexes. Et tous les autres pays à l’avenant.
Quant à la rue arabe, elle pèche par le peu de crédit qu’elle accorde aux institutions et par son ignorance de l’État de droit. L’homme arabe n’a pas de prédisposition culturelle « pour » ou « contre » la démocratie. Son malheur vient du fait « de n’être plus après avoir été », autrement dit de sa manie – consciente ou non – de mesurer l’impuissance actuelle « à la nostalgie d’une gloire oubliée et toujours fantasmée ». Par conséquent, ce malheur tient moins à des conditions économiques défavorables qu’à un état d’esprit et à une perception du monde, à une absence d’initiative consentie aux peuples conjuguée à la menace extérieure sans cesse brandie – qu’elle s’appelle Israël ou les États-Unis -, « prétexte d’un état d’urgence permanent ».
L’islamisme résulte de l’échec de l’État moderne. À l’origine, il vise davantage à se réapproprier le champ politique intérieur qu’à faire la guerre contre les « infidèles ». Toutefois, utilisé pour canaliser la frustration et véhiculer la demande de changement, il est moins une solution qu’un symptôme supplémentaire de l’impasse arabe. Il consacre la supériorité de la victime, censée « gagner par-là le paradis », et donne raison à l’Occident en lui fournissant l’occasion d’employer « tous les moyens que lui permet sa capacité technologique pour maintenir sa suprématie sur les Arabes ».
Comment envisager un terme à ce malheur ? Les pessimistes affirment que les Arabes y sont installés pour longtemps ; pour les islamistes, en revanche, ce ne serait qu’un « mauvais moment à passer ». Samir Kassir tente de lancer un débat d’idées à défaut de solutions sûres. Il pousse à trouver un « équilibre » en l’absence d’une sortie de crise immédiate. Ses propositions sont les suivantes :
– Dépasser l’idée d’un passé inégalable, d’un âge d’or de l’islam qui fige les Arabes « dans une image anti-historique », afin de retrouver et de valoriser la totalité de leur histoire en la désenclavant du seul cadre religieux : celle-ci ne commence pas avec la Révélation coranique, mais s’étend de l’époque antéislamique au XXe siècle.
– Réinterpréter comme un moment historique important l’effort de modernisation contenu dans la Nahdha, mouvement réformateur du XIXe siècle. « Fille de l’idée de progrès et des lumières européennes », initiatrice des luttes d’émancipation, qui d’Istanbul à Tunis ont signifié une renaissance culturelle, des réformes politiques, l’adoption des acquis de la civilisation technique, la Nahdha fit long feu, mais elle continue de vivre dans les esprits.
– Relativiser l’emprise de l’islamisme djihadiste, qui, s’il possède un puissant effet d’entraînement, « est loin d’être l’idéologie dominante qu’on se représente souvent dans les médias occidentaux ».
– Aller contre l’image véhiculée d’un monde arabe fermé à l’Occident : « Beaucoup plus que le Japon, où la modernisation s’est concentrée sur la reproduction des mécanismes technologiques et militaires, puis financiers de la suprématie occidentale, le monde arabe […] s’est ouvert à tous les débats d’idées venus d’Europe », de l’émancipation de la femme à la théorie de l’évolutionnisme en passant par toutes les variantes du socialisme. À cela s’ajoutent l’effort d’adaptation et de modernisation des moeurs, l’existence d’une pensée laïque, la participation aux courants d’art occidentaux – le cinéma égyptien ! – qui démontrent qu’il « ne s’agit nullement d’une impossibilité à être après avoir été ».
– Jouer Lévi-Strauss contre Huntington, autrement dit refuser la théorie du « choc des cultures » pour affirmer que l’humanité est une et repose sur un fond commun. Pour cela, les intellectuels arabes doivent entreprendre une sérieuse remise en question, un effort pour sortir de l’arabo-centrisme, s’extirper de la logique culturaliste d’affrontement et accepter, enfin, l’idée que les valeurs démocratiques sont devenues un patrimoine commun de l’humanité.
– Sortir du rôle de la victime : « Le monde arabe est la région où l’Occident n’a pas cessé de se comporter en maître, que ce soit directement ou à travers Israël. Il n’empêche que la prise de conscience de la menace n’est pas la complaisance dans la victimisation. » Cette entreprise n’implique pas une logique de puissance ou un esprit de revanche, mais la mise en exergue de l’idée que « le XXe siècle a apporté aux Arabes nombre d’acquis grâce auxquels ils peuvent participer à la marche du monde ».
– Envisager la possibilité de renaissance d’une élite qui se libérerait de sa position en « sandwich » entre des pouvoirs non démocratiques et des courants islamistes.
L’optimisme mesuré de Kassir s’appuie sur les signes rassurants de la continuité de la culture arabe : la circulation dynamique des idées et des biens culturels ; un début d’intégration du champ culturel arabe dans la mosaïque mondiale, grâce à l’installation en Occident de nombreux créateurs arabes ; l’existence de figures intellectuelles d’envergure internationale ; la révolution des médias électroniques qui marque l’incursion fatale de l’Autre dans le monde arabe et situe celui-ci dans une géographie mondiale composite.
Et l’auteur de conclure : « Si le retour des Arabes dans l’histoire universelle a été possible voici une quarantaine d’années, rien ne devrait empêcher que leur sortie du malheur le soit aussi. » Inch’allah !

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