Un héros algérien

Alors que s’ouvre, le 30 octobre, le Salon du livre d’Alger, paraît en français la première biographie romancée du père de la nation algérienne. Entretien avec l’auteur, Waciny Laredj.

Publié le 30 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

C’est le premier roman sur l’émir Abdelkader, personnage fascinant et romanesque s’il en est ! Né en 1808 près de Mascara, dans l’Ouest algérien, il prend à 24 ans la tête de la guerre de résistance contre la conquête française de l’Algérie. Vaincu, il capitule en 1847, puis est emprisonné en France jusqu’en 1852. Il est exilé en 1855 à Damas, où il meurt en 1883. Le Livre de l’Émir, de l’écrivain algérien Waciny Laredj, se dévore comme un roman d’aventures, pimenté de scènes de batailles épiques exaltant le courage, la perspicacité et la sagesse d’Abdelkader. Mais l’ouvrage va bien au-delà du portrait de chef de guerre, facette la plus connue de l’Émir.
Au fil des pages, on découvre un homme érudit, poète et amoureux des livres. Un musulman soufi, favorable au rapprochement entre l’Orient et l’Occident, entre l’islam et le christianisme. D’ailleurs, Laredj fait tourner son récit autour de la relation particulière tissée entre l’Émir et Mgr Antoine Dupuch, premier évêque d’Alger. Les deux hommes se sont rencontrés en 1841 lors des négociations sur l’échange de prisonniers et ont développé un profond respect mutuel. L’écriture inspirée du romancier nous fait entrer dans la tête de l’Émir et au cur de cette époque troublée en France comme en Algérie. Pour écrire ce livre d’atmosphères et d’odeurs qui, selon l’écrivain, ont « leur propre histoire », il s’est rendu sur les lieux « habités » par Abdelkader en Algérie, au Maroc, en France et en Syrie. Il restitue le toucher d’une étoffe, le son du canon, le bruit des vagues, qui viennent lécher le port d’Alger, le goût amer de l’exil et de la prison. Auteur d’une dizaine de romans, Waciny Laredj, né près de Tlemcen en 1954, vit à Paris depuis 1994, où il est professeur de lettres à la Sorbonne. Il sera bien sûr présent au Salon du livre d’Alger (voir encadré), mais avant, il dévoile pour J.A. quelques-unes des multiples facettes de son illustre personnage.

Jeune Afrique : Pourquoi un roman sur l’émir Abdelkader ?
Waciny Laredj : Dans l’histoire de mon pays, c’est un peu notre Napoléon à nous, toutes proportions gardées ! C’est le fondateur de la nation algérienne. Je me suis rendu compte qu’il existait des centaines d’écrits sur lui, mais qu’il n’avait jamais inspiré un romancier. Cette absence a été le déclic.

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Comment vous êtes-vous documenté sur lui ?
J’ai effectué des recherches pendant quatre ans. J’avais des connaissances d’ordre général, notamment sur les débats contradictoires qui entourent le personnage. Pour la majorité des Algériens, c’est le père de la nation. Mais une minorité lui reproche de s’être rendu aux Français. Certains auraient souhaité qu’il continue la lutte jusqu’au martyre. Pour ma part, le fait de capituler, après dix-sept ans de guerre et se sachant condamné, est un acte de sagesse. Se rendre fait aussi partie de la guerre !

Vous centrez votre livre sur sa relation avec Mgr Dupuch, pourquoi ?
À l’époque, côté algérien, on assimilait la colonisation française aux chrétiens et, côté français, on assimilait l’Émir, le guerrier, à l’islam. Ce qui a entraîné beaucoup de malentendus. Malgré cela, Mgr Dupuch et lui ont pu négocier la libération de prisonniers en 1841. C’est le début d’un dialogue des civilisations ! La deuxième phase de ce dialogue se passe lors de la libération d’Abdelkader, intervenue grâce aux efforts de ses admirateurs français, mais surtout de Mgr Dupuch, qui n’a pas ménagé sa peine. La troisième phase, que je ne raconte pas dans mon livre, c’est lorsque l’Émir sauve 10 000 chrétiens à Damas, en 1860, pendant la guerre civile. Les idées de Mgr Dupuch ont perduré, le dialogue ne s’est pas arrêté, c’est fantastique ! Pour ma part, j’ai essayé de formuler une réponse aux questions du présent en m’appuyant sur l’histoire. J’ai voulu montrer qu’il est toujours possible de créer et de garder un lien entre les religions, même en temps de guerre, quand il existe des hommes exceptionnels.

Les deux hommes ont donc su dépasser leurs préjugés respectifs ?
Ce sont deux personnages extraordinaires pour leur époque, qui ne sont pas restés figés sur leur premier regard. Du côté de l’Émir, la vision qui prédomine au début est celle d’une guerre de religion. Mais après sa première bataille contre les Français, les « mécréants », il se rend compte que leur armée est organisée de façon moderne, qu’ils utilisent des armes nouvelles. Son objectif est alors de se battre avec un équipement moderne et de combattre aussi les tribus et leurs mentalités. Il tente de constituer une armée qui a comme but de libérer une terre, non de faire des razzias De l’autre côté, lorsque Antoine Dupuch débarque à Alger, il a en tête de christianiser l’Algérie. Il se rend compte peu à peu que la chrétienté dans ce pays est un fantasme et que les Algériens sont musulmans dans leur grande majorité. Les deux hommes vont s’accrocher aux transformations fondamentales du siècle. Un choix, assumé jusqu’au bout, qui leur coûte cher : Mgr Dupuch doit retourner en France, et Abdelkader se fait beaucoup d’ennemis parmi les tribus.

L’Émir est mort à Damas, mais il repose aujourd’hui à Alger
Mgr Dupuch est enterré à Alger, dans l’église du Sacré-Cur, à quelques kilomètres de l’Émir, dont la dépouille a été rapatriée de Damas en 1966. Récemment, dans El Watan, j’ai proposé qu’on les enterre ensemble, dans une même tombe. Il y a eu de très mauvaises réactions, des gens scandalisés qui n’ont pas compris la portée symbolique. Au début, l’Émir voulait retourner à Alger, puis il s’est résigné et a demandé à être enterré à côté d’Ibn Arabî, son maître spirituel. C’est un choix très fort, mystique et non plus politique. Le faire revenir en Algérie en 1966 était un acte politique. Le pays avait besoin de son père fondateur. Selon moi, il ne fallait pas le faire, mais, au contraire, respecter le choix de l’Émir.

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Vous êtes un fin francophone, pourquoi écrire en arabe ?
Je suis de la génération coloniale. À l’écrit, j’ai eu accès à la langue française avant l’arabe. Même si mon père est mort sous la torture en 1959, j’étais trop petit pour comprendre les implications politiques. Pour moi, l’école française était un espace de liberté. Je suis resté francophone jusqu’à 16 ans. C’est ma grand-mère qui m’a poussé vers l’arabe, car nos ancêtres sont des Maures arrivés d’Andalousie au XVIe siècle et, pour comprendre leur histoire, il fallait bien connaître cette langue.

Le Livre de l’Émir est publié en arabe depuis un an, notamment dans une édition algérienne de poche. Comment a-t-il été reçu en Algérie ?
Très bien ! On assiste en Algérie à un regain d’intérêt pour l’histoire et des figures comme saint Augustin ou l’émir Abdelkader. Le président Bouteflika a lu le livre et semble intéressé par un projet d’adaptation cinématographique. Malgré cela, lorsque nous avons déposé le projet avec le réalisateur, on nous a fait comprendre que certaines personnes haut placées ne sont pas forcément contentes que l’Émir soit montré comme un homme de culture ouvert au dialogue. C’est un nouveau regard qui dérange, une bataille d’idées qui va bien au-delà du film. J’espère que le projet se concrétisera, car c’est très important pour notre culture et notre histoire.

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