Élections en Turquie : « Erdogan est sur la défensive »

À quelques jours des élections législatives et du premier tour de la présidentielle, le 24 juin, l’économiste et politologue franco-turc Ahmet Insel décrypte les enjeux de cette échéance pour Recep Tayyip Erdogan.

Recep Tayyip Erdogan, président turc, le 20 février 2018 lors d’une réunion avec les députés de son parti au Parlement, à Ankara. © Burhan Ozbilici/AP/SIPA

Recep Tayyip Erdogan, président turc, le 20 février 2018 lors d’une réunion avec les députés de son parti au Parlement, à Ankara. © Burhan Ozbilici/AP/SIPA

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Publié le 16 juin 2018 Lecture : 5 minutes.

Voulus par le président Recep Tayyip Erdogan et approuvés par référendum en avril 2017, les changements constitutionnels qui ont mis fin au régime parlementaire entreront en vigueur lors des législatives, ce 24 juin, et de la présidentielle (même jour, et le 8 juillet en cas de second tour). Le chef de l’AKP pourra-t-il cumuler tous les pouvoirs et l’emporter sur une opposition qui, pour la première fois depuis 2002, est unie contre lui ?

Ahmet Insel, économiste et politologue franco-turc, chroniqueur au journal Cumhuriyet, et auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte, 2017), livre son analyse à Jeune Afrique.

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Jeune Afrique : Pourquoi le président Erdogan a-t-il convoqué des élections anticipées ?

Ahmet Insel : D’abord, il s’est rendu compte qu’il n’était plus dans une phase ascendante : au référendum constitutionnel d’avril 2017, il n’a remporté qu’une courte victoire, contestée, et le non l’a même emporté dans les grandes villes. Or, selon le calendrier initial, les municipales de mars 2019 devaient précéder de huit mois la présidentielle et les législatives. Il a craint que, dans l’éventualité où il perdrait les municipales, notamment les villes d’Ankara et d’Istanbul, il n’y ait un effet domino.

Et puis, l’économie s’essouffle. Le taux d’endettement augmente, la livre turque a perdu 20% de sa valeur depuis le début de l’année. La Turquie est très dépendante des capitaux extérieurs et l’ingérence d’Erdogan dans la politique monétaire irrite les investisseurs internationaux.

Pour la première fois depuis 2002 Erdogan a besoin d’un allié, en l’occurrence le MHP

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En quoi ce double scrutin est-il différent des autres ?

Pour la première fois depuis 2002 Erdogan a besoin d’un allié, en l’occurrence le MHP. En 2017, il n’a obtenu que 51% malgré le soutien de ce parti d’extrême droite. Ce dernier est de surcroît affaibli par la dissidence de Meral Aksener, qui a fondé le Iyi Parti et qui, aujourd’hui candidate à la présidentielle, siphonne ses voix. Et puis, Erdogan a commis des erreurs…

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Lesquelles ?

Voyant que le MHP risquait de passer sous la barre des 10% (éliminatoires pour entrer au Parlement), il a modifié le Code électoral pour voler au secours de son allié, en autorisant les partis à nouer des alliances pour les législatives.

Erreur fatale, qui a suscité une dynamique de l’opposition inédite à ce jour ! Désormais, le CHP (kémalistes laïques), Iyi Parti (nationalistes de droite), le DP (centre droit) et le Saadet (islamistes) se sont coalisés contre lui pour les législatives, et se rangeront derrière celui de leur candidat qui sera le mieux placé à la présidentielle en cas de second tour le 8 juillet. Face à ce large éventail de partis, auxquels s’ajoute le HDP (prokurde), Erdogan ne peut plus jouer sur la polarisation grâce à laquelle il l’emportait sans coup férir.

Ne s’est-il pas lié les mains en couplant les deux scrutins ?

En effet, la nouvelle Constitution telle qu’il l’a voulue, et qui instaure un régime présidentiel, associe obligatoirement une présidentielle (au scrutin majoritaire à deux tours) et des législatives (à la proportionnelle à un tour). Si Erdogan n’est pas élu chef de l’État au premier tour, ce sont les législatives qui détermineront les résultats du second tour de la présidentielle !

Il n’y a plus de séparation des pouvoirs : le président est à la fois le chef du gouvernement et celui de la majorité parlementaire

Que se passe-t-il si Erdogan gagne la présidentielle et son parti, l’AKP, les législatives ?

De facto il n’y a plus de séparation des pouvoirs : le président est à la fois le chef du gouvernement et celui de la majorité parlementaire. C’est déjà le cas aujourd’hui sous l’état d’urgence, mais cela deviendrait permanent et déboucherait sur une autocratie.

Le gouvernement ne serait plus responsable devant le Parlement. Justice, armée et médias seraient sous son contrôle. Erdogan n’aurait plus pour freins qu’une éventuelle crise économique, un échec en politique extérieure ou la résistance de la société civile.

Deuxième scénario : il perd les deux scrutins…

Renversement inattendu, mais pas impossible. Dans ce cas, le nouveau président forme un gouvernement d’union nationale, qui prépare un changement constitutionnel pour revenir à un régime parlementaire amélioré. La situation risque d’être chaotique, car l’AKP contrôle totalement l’administration. Mais les bureaucrates tourneront leur veste…

Troisième scénario : Erdogan est élu, mais perd la majorité au Parlement.

C’est le cas de figure le plus probable, car le HDP (prokurde) devrait atteindre 12-13%, et la coalition des quatre autres partis d’opposition, 40-42%. Erdogan ne pourrait alors prolonger l’état d’urgence sans l’aval du Parlement, promulguer les lois, nommer la totalité des juges ou des membres de l’instance de régulation de l’audiovisuel, etc.

Et comme les élections présidentielle et législatives sont désormais couplées, impossible de dissoudre le Parlement sans remettre son propre mandat en jeu ! De quoi lui donner de l’urticaire…

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Les Kurdes seront-ils les faiseurs de roi ?

Oui, en cas de second tour à la présidentielle. Et le HDP sera un parti clé au Parlement dans l’éventualité où ni l’AKP ni les quatre partis de la coalition d’opposition n’auraient la majorité.

Autre facteur de risque pour Erdogan : ses opposants font une très bonne campagne…

En attendant son procès pour « soutien au terrorisme », le Kurde Selahattin Demirtas (HDP) fait, depuis sa prison, une campagne atypique et très efficace. Le discours du musulman-conservateur Temel Karamollaoglu (Saadet) fragilise les positions d’Erdogan. Meral Aksener (Iyi Parti) joue la carte d’une femme d’un certain âge, qui promet la tranquillité et la paix ; elle vise l’électorat nationaliste de centre droit qu’Erdogan a dû abandonner en s’alliant avec le MHP.

Enfin, Muharrem Ince (CHP) a la réplique percutante, de l’humour, du dynamisme. Pour la première fois Erdogan a un adversaire de sa trempe : il est sur la défensive et ne mène plus le débat.

Erdogan accepterait-il de perdre ?

On a tendance, à l’étranger, à sous-estimer l’attachement des Turcs à la légitimité des urnes. S’il perdait et contestait, il serait probablement lâché par son parti et, surtout, par ses électeurs.

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