Pékin ville ouverte

De la Cité interdite à la ville « occidentale » en passant par les hutongs, la capitale de la Chine est à l’image du pays : immense, contrastée et en perpétuelle mutation. Visite guidée.

Publié le 30 octobre 2006 Lecture : 9 minutes.

Pékin, début octobre, au petit matin. Un épais brouillard enveloppe toute la ville. Comme pour en rendre la découverte plus difficile Premiers pas en Asie, premières impressions. Une cité immense, moderne, propre, un peu à la new-yorkaise avec ses grandes avenues parfaitement perpendiculaires. Et des millions de voitures collées les unes aux autres, coincées dans d’interminables embouteillages.
Débarquer à Pékin, c’est souvent arriver avec une multitude de préjugés en tête : on s’imagine serrés comme des sardines, ne pouvant se mouvoir au milieu de grappes humaines uniformes et d’une noria de bicyclettes d’un autre âge. On se prépare à un autre monde, en perpétuelle effervescence. Un monde tout de même fermé, sous contrôle étroit du Parti communiste chinois (PCC). On se doute que les échelles sont différentes, que l’immensité est ici la norme. Rien à voir avec la vieille Europe ou l’Afrique. Mais on a beau s’être documenté, on est loin du compte ! Difficile de trouver les mots pour décrire ce que l’on voit. Oui, Pékin est une ville gigantesque : 13 millions d’habitants, selon le dernier recensement. En fait, près de 16 millions de personnes y vivent. Et pour se faire une idée de cette démesure, il suffit d’égrener les chiffres. La principale artère de la ville, Jianguo Menwai, qui la traverse en son milieu, fait plus de 40 kilomètres ! La place Tiananmen ? 44 hectares, la plus vaste de la planète. La Cité interdite ? 72 hectares Un espace tel que, finalement, on ne se marche pas les uns sur les autres. Premier cliché à revoir.
Moderne, Pékin l’est assurément. Les rois du BTP africain et de ces fameux « éléphants blancs », édifices construits sur le continent répondant aux noms évocateurs de Palais du peuple ou de Stade de l’amitié, sont passés à autre chose : immeubles ultramodernes, enchevêtrements d’acier et de verre tutoyant le ciel. En comparaison, Manhattan n’est qu’un petit village. Mais c’est surtout la nuit que l’on peut prendre la pleine mesure de Pékin. Si les édifices publics ne sont illuminés que jusqu’à 22 heures – économies d’énergie obligent -, le reste de la capitale baigne dans les lasers et les lumières multicolores. Du jaune ici, du vert plus loin, un rayon bleu par là. À l’angle de Dong Sanhuan et de Jianguo Menwai, les Beijing Twin Towers, deux immenses gratte-ciel parcourus de haut en bas d’un rayon bleu, toute la nuit durant.
Nous sommes dans le nouveau Pékin, le plus récent du moins, la ville ne cessant jamais sa métamorphose. Ce quartier constellé de tours géantes, sauf dans la partie qui abrite les ambassades, accueille une population au diapason : expatriés, yuppies chinois, jeunesse dorée et branchée. La publicité y est omniprésente. Produits de luxe, grandes marques, beautés chinoises au look très occidental. Pas une grande enseigne étrangère qui ne soit représentée : de McDonald’s à Pizza Hut, en passant par Prada, Versace, Chanel Depuis le célèbre slogan de Deng Xiaoping « devenir riche est glorieux », prononcé en 1984, nombre de Chinois se sont engouffrés dans cette première brèche idéologique. Liberté économique, oui ; démocratie, pas encore Comme vont le démontrer les événements tragiques de Tiananmen, en 1989. Mais ce n’est que partie remise : la relance des réformes économiques en 1992 consomme la rupture définitive avec la période maoïste et consacre le règne de l’argent. Le marché immobilier se libéralise et s’envole. D’insolentes fortunes s’étalent au grand jour. Au pays du communisme, le « capitalisme » est désormais roi Le premier millionnaire en dollars apparaît en 1992. Une étude d’un cabinet de consultants étrangers en dénombre plus de 250 000 en 2004. Une (très) faible proportion de la population totale – 1,3 milliard d’habitants -, mais un chiffre hallucinant dans l’absolu. Les parcours de golf poussent comme des champignons, les clubs privés aussi. Il faut plus de deux mains pour compter les palaces cinq étoiles. À côté de Wangfujin, les Champs-Élysées de Pékin, l’avenue Montaigne et ses boutiques de luxe font pâle figure. Le mode de vie occidental devient un must. Le monde de la nuit n’est pas en reste.
Petit détour par Shisha Hai. Créé par des artistes, ce quartier qui borde les berges de lacs artificiels a des allures de Quartier latin. Ses bars et ses restaurants ne désemplissent pas. Et il y en a pour tous les goûts : ambiance latino, rock, techno ou jazz. Beaucoup y sombrent facilement dans l’alcool bon marché, on se trémousse sur les rythmes venus des quatre coins de la planète. Et voir des dizaines de couples de Chinois enchaîner les pas de salsa avec autant d’aisance a quelque chose de surréaliste. Mais, après tout, les Chinois sont passés maîtres dans l’art de reproduire vite et bien
On trouve de tout à Pékin. La raison en est simple et son « mode opératoire » éprouvé : on fait venir les meilleurs spécialistes étrangers à prix d’or, on leur adjoint un employé chinois, qui apprend à ses côtés le know how. Le tour est joué, les techniques assimilées. Gastronomie, design, finances, hôtellerie, décoration, sport : rien n’y coupe. La capacité de travail des Chinois et leur soif inextinguible d’apprendre font le reste. Il est vrai que les syndicats n’existent pas, que la discipline est totale et la main-d’uvre quasi infinie La perspective d’accueillir les jeux Olympiques de 2008 n’a fait qu’accélérer le processus ; tous les projecteurs du monde seront braqués sur le pays à cette occasion. Il faut donc être fin prêt, irréprochable. Cinq nouvelles lignes de métro, par exemple, sont en construction. Elles seront prêtes dans moins d’un an.
Pékin by night : la véritable manière de découvrir la capitale, selon les connaisseurs. À Chaoyang, les discothèques les plus courues se livrent aux regards des passants. La plus à la mode ? Le Suzy Wong, avec son immense bar de plus de quinze mètres de long autour duquel se pressent la jet-set locale et quelques expatriés. De magnifiques Chinoises, lunettes Chanel sur la tête et petit sac Prada en bandoulière, court vêtues, perchées sur des bottes à talons de dix centimètres, se dandinent sur des airs diffusés par des DJ londoniens réputés. Non, vraiment, on ne s’attend pas à tout cela en débarquant à Pékin À quelques mètres, une boîte gay, où l’on danse sur de vieux tubes disco américains. Ailleurs, un petit palais des mille et une nuits, où des danseuses du ventre chinoises se déhanchent sur une musique orientale remixée. Un haut lieu de la nuit – ironiquement baptisé Touch Mahal – tenu par un homosexuel chinois qui ne fait pas mystère de ses penchants.
La fascination exercée par toutes les modes et influences extérieures sur les Chinois, du moins sur ceux qui peuvent se le permettre, va croissant. Comme si le pays se réveillait d’un long sommeil et découvrait le monde. Une nouvelle Révolution culturelle est en marche. La jeunesse, qui, si elle respecte le personnage que fut Mao, ne s’y identifie plus guère, regarde ailleurs. Là où on l’y autorise. La presse politique n’existe pas. Parcourir un kiosque à journaux, c’est égrener les publications étiquetées « loisirs » : mode, décoration, people, sport, business à la rigueur. Elle, Marie-Claire, Men’s Health, Forbes Toutes ont leur édition chinoise. Une publication étrangère devant obligatoirement avoir l’agrément du PCC, difficile de se mettre du politique sous la dent. Voire impossible.
Car il ne faut pas s’y tromper, le PCC a sur le pays une emprise inégalée ailleurs dans le monde, surtout à cette échelle, et demeure le maître absolu de tous les destins. Il décide de ce qui est bon ou non pour la Chine, lâche du lest ici, serre la vis là. Mais il a eu l’intelligence de créer ce système à deux têtes : l’une, politique, entièrement sous contrôle ; l’autre, économique, libérale. Même s’il vaut mieux entretenir de bonnes relations avec le Parti pour faire fortune Un système dont pourraient s’inspirer certains pays africains. De l’art de desserrer l’étreinte pour préserver l’essentiel, en somme.
Autre changement : l’émergence, en quinze ans, d’une classe moyenne. Au cours de cette période, le revenu des citadins a été multiplié par sept. Universitaires, secrétaires, ingénieurs, comptables, employés de banques, cadres supérieurs Pour qui connaît la Chine d’il y a vingt ans, la métamorphose est évidente. Selon le Bureau des statistiques, 75 millions de personnes disposent d’un revenu mensuel par ménage compris entre 900 et 4 000 euros. Ils pourraient être 170 millions à l’horizon 2010. Cette classe moyenne bouleverse l’économie du pays. Le marché automobile chinois est devenu le troisième de la planète, derrière les États-Unis et le Japon, devant l’Allemagne et la France. Près de 5 millions de voitures ont été vendues à des particuliers depuis 2000, contre 1 million entre 1995 et 1999. Depuis 1999, 30 millions de personnes ont eu recours à un emprunt bancaire pour acheter un logement. Un tiers des ménages urbains possède un ordinateur, contre 2,6 % en 1997. Enfin, près de 30 millions de Chinois se sont rendus à l’étranger en touristes, une progression de 20 % par an depuis le début de 2000. Cette classe moyenne fait l’objet de toutes les attentions. Les autorités ont instauré, en 1999, les deux semaines de congés payés, en plus de la période du nouvel an chinois. L’une à l’occasion de la fête nationale du 1er octobre, l’autre pour le 1er mai. Une véritable industrie du tourisme intérieur s’est alors créée : pas moins de 60 millions de Chinois profitent de ces golden weeks (« semaines en or ») pour découvrir leur pays.
Mais Pékin n’est pas que calme, luxe et volupté. Direction les hutongs, ces vieux quartiers aux ruelles étroites. À l’ombre des tours, ils continuent de vivre, d’abriter nombre de boutiques traditionnelles et des centaines de milliers de familles. Point commun avec les quartiers plus « tendance » : la propreté des rues. Les habitations ont beau être en ruine, même les plus petites artères sont impeccables. Car désormais, cracher par terre ou jeter des détritus est passible d’une amende. Autre cliché qui s’envole
Ici un poêle à charbon, là des toilettes publiques, plus loin des échoppes où l’on peut déguster des brochettes de moineaux ou de larves d’insectes. Dans les hutongs comme ailleurs en Chine, les langues étrangères ne sont pas monnaie courante : difficile d’avoir des échanges avec les habitants. Vivent ici nouveaux et anciens pauvres, étudiants, mais aussi ceux qui se sont extirpés de leur condition pour rejoindre la classe moyenne. Mais pour les puristes, c’est dans ces quartiers « oubliés » par les grands chantiers et la modernité que réside l’âme de Pékin.
Saisir la Chine est d’autant plus difficile qu’elle évolue à la vitesse grand V. Comme il nous est presque impossible d’envisager ce que peut représenter réellement une population de plus de 1,3 milliard d’habitants. Ce sont là des échelles qui nous sont inaccessibles. Tout y est plus vaste, plus grand, plus rapide. En bien comme en mal. Car derrière ces évolutions se cachent de profonds malaises. Le gouffre entre la campagne et la ville s’accroît, les inégalités se creusent. Car le monde rural, exclu de ce nouveau grand bond en avant, reste en marge du progrès. La classe ouvrière, estimée à 250 millions de personnes – les bras de l’« atelier du monde » -, profite un peu plus de la phénoménale croissance chinoise. Mais ses conditions de vie demeurent extrêmement difficiles. Combien de temps encore les ouvriers les accepteront-ils ? Enfin, l’environnement, largement mis à mal par cette révolution industrielle. Et lui, combien de temps résistera-t-il ?
Ainsi va la Chine du IIIe millénaire. Pays fascinant, théâtre d’une révolution permanente, au sens littéral. Un des rares pays à être en passe de retrouver le statut de grande puissance mondiale qui fut le sien jadis. Un pays qui (re)découvre progressivement le reste de la planète. Un pays qui change à la vitesse de la lumière. Avec tous les risques que cela comporte.

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