Les nouveaux pieds-noirs

Deux ans après les événements de novembre 2004, que sont devenus les rapatriés français d’Abidjan et comment vivent ceux qui y sont restés ? Enquête.

Publié le 30 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

Ils se prénomment Jacques, Éliane, Serge, Sylvie ou Dimitri. Ils font partie des 8 300 Français exfiltrés de Côte d’Ivoire, début novembre 2004, lors des affrontements qui ont embrasé tout Abidjan. Deux ans après ces événements traumatisants, que sont-ils devenus ? Passé le choc psychologique des menaces, des passages à tabac, des pillages, mais aussi des viols, près de deux mille d’entre eux sont retournés dans la capitale économique ivoirienne pour reprendre leurs activités ou, plus simplement, le cours de leur vie : des binationaux, des couples mixtes, mais aussi des expatriés travaillant pour le compte de grands groupes qui ont maintenu leur présence dans le pays. Pour une partie d’entre eux, le quotidien oscille entre insécurité et amertume envers ceux qui sont partis. « Nous en avons assez que l’on se focalise sur les rapatriés, déplore cette gérante d’un commerce situé au Plateau, le quartier des affaires de la ville. Ils ont fait leur choix. Nous, nous avons décidé de rester et nous courons chaque jour des risques. La situation peut basculer du jour au lendemain. »
Évitant consciencieusement de cautionner cette querelle entre Français, certains ont décidé de revivre normalement après ce « choc vite oublié ». Figure incontournable du milieu des affaires, Michel Tizon est de ceux-là. Président de la Chambre de commerce et d’industrie française en Côte d’Ivoire (CCIFCI), qui compte plus de 250 entreprises, il est installé depuis trente et un ans en Côte d’Ivoire et tient à tempérer l’appréhension de ses compatriotes. « Ce pays est en crise, ce qui signifie que nous ne sommes pas sur la Côte d’Azur. Même si nous n’avons guère de visibilité, nous pouvons travailler dans des conditions acceptables. D’autres capitales africaines restent plus dangereuses. »
Parmi les rapatriés, certains songent pourtant plus ou moins à revenir, mais se heurtent à un obstacle aussi rédhibitoire qu’inattendu : la scolarisation des enfants. Jadis élevés, les effectifs de la coopération française ont, en effet, été réduits au minimum. Les enseignants et les personnels techniques manquent, ce qui empêche la réouverture de plusieurs écoles françaises homologuées. D’une douzaine à Abidjan avant le début de la crise, en septembre 2002, leur nombre est tombé à trois. Des établissements qui croulent actuellement sous le nombre d’élèves et qui « ne peuvent en inscrire de nouveaux », souligne la représentation de l’Union des Français de l’étranger en Côte d’Ivoire (UFE-CI).
De fait, la communauté française a considérablement diminué et n’est pas près de retrouver son lustre d’antan. De 16 000 immatriculations en 2004, on n’en compte plus que 9 900 aujourd’hui, dont une majorité d’hommes seuls. Des dizaines de familles et de couples de petits artisans ayant tout perdu après le saccage de leur commerce forment le gros des Français voulant oublier un temps leur épopée africaine. Les plus chanceux ont été recueillis par des amis ou des connaissances, d’autres se sont retrouvés isolés. Ils ont bénéficié des mêmes dispositions que le décret du 26 décembre 1961 relatif à l’accueil et à la réinsertion des Français d’Algérie.
Une aide financière exceptionnelle de 750 euros a été accordée aux célibataires et 1 500 euros pour les couples. Se sont ajoutés 250 euros par enfant. Une aide versée une seule fois et qui a été perçue tardivement, entre mars et juin 2005. Un droit d’une année à la couverture médicale universelle (CMU) et au revenu minimum d’insertion (RMI) leur a également été ouvert. Pour encourager l’investissement, une subvention de reclassement a été parallèlement créée. Elle correspondait dans un premier temps à 10 % de l’investissement réalisé. Un montant porté à 30 %, le 25 novembre 2005, pour un plafond maximum de 40 000 euros. Ces soutiens s’avèrent toutefois insuffisants et ne permettent réellement pas de relancer une activité. « Faute de garanties, les banques sont réticentes à soutenir nos dossiers », souligne François Marty, ancien boulanger.
Depuis deux ans, beaucoup ont cependant retrouvé un travail « parfois malgré un âge avancé ». Mais le sentiment d’abandon est toujours bien perceptible. Déboutés par la justice française faute de preuves pour arrêter les responsables des pillages et des destructions (sur 250 plaintes déposées auprès du tribunal de grande instance de Paris, seules 20 ont été retenues, dont trois pour viol), ils se sont regroupés au sein d’associations dont les plus visibles, l’Association des entreprises sinistrées de Côte d’Ivoire (Aesci) et l’Association des rapatriés de Côte d’Ivoire (Arci), continuent de faire pression sur les autorités françaises pour obtenir une indemnisation.
« Les grands groupes ont pu tirer leur épingle du jeu. Mais les petites entreprises ont été sacrifiées sur l’autel de la politique française en Afrique, soupire le président de l’Aesci, Marc Balzer, ancien propriétaire d’un hôtel dans la ville balnéaire de Sassandra, à l’ouest d’Abidjan, aujourd’hui agent commercial. Un mois seulement après notre arrivée en France, on nous a demandé de trouver un argument juridique pour motiver nos plaintes. Ce n’est pas sérieux ! L’État français n’en a plus rien à faire de nous. Il n’est même pas intervenu auprès des compagnies d’assurances pour que nous soyons indemnisés un minimum. »
Un timide espoir est né lorsqu’une vingtaine de membres de ces associations ont pu rencontrer Charles Konan Banny, en avril 2006, lors de sa visite en France. Le Premier ministre ivoirien s’était alors engagé à traiter ce dossier en priorité en chargeant l’ambassadeur à Paris, Hyacinthe Marcel Kouassi, d’en assurer le suivi. Plus de six mois après : « Nous en sommes au point zéro. Rien n’a évolué. À ce jeu-là, nous attendrons encore en 2010 », souligne Jean-Luc Delaunay, le président de l’Arci, ancien producteur et exportateur de fleurs exotiques, lequel, avec sa femme, est devenu gérant itinérant d’une enseigne de commerces de proximité.
Dans une lettre qu’ils lui ont adressée le 28 novembre 2005, ces Français « lâchés », selon leur propre terme, ont une nouvelle fois demandé à Jacques Chirac « de respecter ses engagements » pour leur permettre de « reconstruire leur vie », tout en condamnant ouvertement sa politique : « Pourquoi les forces Licorne et de l’Onuci, présentes lors des faits à l’aéroport de Yamoussoukro, ont-elles laissé, les 4, 5 et 6 novembre 2004, décoller les deux avions ivoiriens SU-25 chargés de bombes, attaquer, puis revenir se poser sur le même aéroport trois jours d’affilée sans intervenir ? Pourquoi, suite au bombardement du 6 novembre, êtes-vous intervenu aussi brutalement sans avoir tenu compte de l’obligation de mettre en sécurité les ressortissants français, donc de nous protéger, avant d’anéantir l’aviation militaire ivoirienne ? » À ce jour, pas de réponse.
Pour la centaine de chefs d’entreprise ayant quitté le pays, l’indemnisation est le préalable à un éventuel retour. « Quel investisseur prendrait le risque de revenir sachant que la perte de son outil de production n’a même pas été compensée financièrement ? » s’interroge Jean-Louis Billon, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire (CCI-CI), qui a mis un point d’honneur à faire avancer ce dossier pour redonner l’espoir, mais aussi redynamiser une économie atone. Les dégâts des journées de novembre 2004 sont estimés à près de 60 milliards de F CFA (91,4 millions d’euros). Au total, 550 entreprises, dont une centaine de PME-PMI françaises, ont été frappées. Depuis le début de la crise ivoirienne, ce sont 10 000 emplois directs et 100 000 indirects qui ont été perdus pour l’économie ivoirienne, selon la CCI-CI. Quant aux indemnisations, aucune ligne budgétaire ne figure à la loi de finances 2006, votée avec plusieurs mois de retard.
Daniel Eynard est le parfait héraut de ces Français installés en Côte d’Ivoire dans les années 1970 pour y monter un projet. Dans son cas : une usine de produits chocolatiers et plusieurs commerces situés dans le quartier huppé de Cocody. Il y a deux ans, ses magasins ont été entièrement pillés « jusqu’aux prises électriques ». Après un bref séjour à Abidjan pour constater les dégâts et les pertes, il a décidé d’attendre. « Le climat n’est pas propice. Les autorités ivoiriennes ne nous apportent aucune garantie. » Son usine est actuellement fermée. Même son de cloche pour cette ancienne coiffeuse hébergée chez son frère en banlieue parisienne. « Je ne ferai le voyage en sens inverse que lorsque des fonds seront débloqués par la communauté internationale pour relancer l’économie. »
Nul ne saurait dire aujourd’hui si l’inclination africaine du règlement de la crise ivoirienne, notamment par le biais de l’Union africaine (UA) ou de la Cedeao, fera de la communauté française une cible moins privilégiée en cas de nouvelle explosion.
En janvier dernier, ces expatriés avaient été relativement épargnés par les affrontements dirigés avant tout contre les forces de l’Onuci. « L’expérience a montré que la violence pouvait survenir à tout moment, sans le moindre préavis, et prendre par surprise les ressortissants français qui en ont été victimes à plusieurs reprises », peut-on toujours lire sur le site de l’ambassade de France à Abidjan, qui tient un bulletin hebdomadaire de sécurité.

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