Les jours où la France a perdu le pays d’Houphouët

Du 4 au 9 novembre 2004, Abidjan a sombré dans le chaos. Récit de ces journées sanglantes, étayé par un rapport d’Amnesty International.

Publié le 30 octobre 2006 Lecture : 8 minutes.

Les troupes de Licorne et l’Onuci restent sans réaction lorsque, le 4 novembre 2004 au matin, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) lancent une première attaque de chasseurs-bombardiers Sukhoï contre les positions des ex-rebelles à Bouaké et à Korhogo, dans le nord du pays. Et quand, dans le même temps, à Abidjan, des éléments estampillés « Jeunes patriotes » pillent le siège du Rassemblement des républicains (RDR) et du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Mais quand, quarante-huit heures plus tard, ces mêmes avions refont un passage pour bombarder le camp français de Bouaké, causant la mort de neuf soldats et d’un civil américain, les représailles sont immédiates : la quasi-totalité de la flotte aérienne ivoirienne est détruite au sol.
Pour une partie de la population de la zone sous contrôle gouvernemental, c’est une agression sans fondement. Tout le monde ignore encore qu’il y a des morts à Bouaké. Des manifestants s’en prennent aux ressortissants et aux biens français à Abidjan. « Vers 15 heures, les premières exactions ont suivi les spots télévisés appelant à descendre dans la rue. Tout avait été enregistré à l’avance, l’opération était planifiée », estime un des responsables de Licorne. Le lycée Mermoz, principal établissement français de la ville, le collège Blaise-Pascal, l’école primaire Jacques-Prévert et l’école Eau-Vive de Cocody sont saccagés. Les agresseurs choisissent soigneusement leurs cibles. Ainsi un Blanc est arrêté à bord de sa voiture : c’est un Anglais, on le laisse repartir.
Les forces de l’ordre assistent, impassibles, à ces destructions. Des témoins racontent même qu’elles y ont contribué. « Douze magasins sont pillés en quelques heures. Après le départ des vandales, les militaires se sont également servis dans les arrière-boutiques et d’autres magasins où des stocks étaient entreposés. » Certains Français sont attaqués à leur domicile. Une Ivoirienne, mariée à l’un d’eux, raconte comment elle a été contrainte de se réfugier, avec sa fille, dans la Panic Room [pièce blindée conçue comme un abri] de la maison. Lorsqu’elle a pu sortir, tout était ravagé, appareil vidéo, téléviseur, réfrigérateur avaient disparu.
Des viols sont également commis. Le général Henri Poncet, commandant en chef de Licorne, le confirme à la presse, mais Amnesty n’a pu rencontrer aucune victime ou témoin. Le parquet de Paris a officiellement enregistré trois plaintes pour viol et pour tentative de viol et de meurtre sur une même personne. Les autorités ivoiriennes reconnaîtront la réalité des actes de pillage, mais, selon un conseiller du ministère ivoirien de la Défense, « l’évasion massive des prisonniers – près de 4 000 – de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), le 2 novembre, a été un facteur aggravant ».
C’est aussi le 6 novembre à 15 heures que Licorne lance une opération pour prendre le contrôle de l’aéroport d’Abidjan. Il va lui falloir douze heures pour parvenir à ses fins. « Si les militaires ivoiriens l’avaient fait avant nous, ils auraient pu empêcher l’évacuation de nos ressortissants », explique-t-on à l’ambassade de France. Cette action provoque un appel à la mobilisation, lancé à la radio et à la télévision, par des « Jeunes patriotes ». Des milliers de personnes convergent alors vers les deux ponts qui relient le centre-ville à l’aéroport. Il semble que certaines aient bénéficié de facilités de transport, car un témoin affirme que « des autobus déposaient des manifestants », mais les enquêteurs n’ont pu vérifier qui avait organisé ces transferts.
La situation se dégrade très vite. Pour contenir la foule, les soldats ont dressé un premier barrage de conteneurs et de barbelés sur la route de l’aéroport, rapidement submergé. Un deuxième est constitué d’autres conteneurs et de blindés. Des mines protègent le 43e Bataillon d’infanterie de marine (Bima) d’un éventuel encerclement. Des hélicoptères survolent ce qui va devenir un véritable champ de bataille. « Des Français tiraient directement sur les manifestants et [] lançaient des grenades offensives. [] Ils tiraient à balles réelles. Beaucoup de manifestants ont été touchés. » Plusieurs témoins confirment. Les heurts vont se poursuivre jusqu’au 7 novembre au matin.
En février 2005, les représentants de Licorne et l’ambassade de France nieront tout recours excessif à la force. Pour eux, les tirs d’hélicoptères visaient à impressionner et à permettre aux soldats de tenir les deux ponts menant à l’aéroport et au Bima. Le gouvernement français a légitimé la décision d’utiliser la force par le fait que les manifestants étaient armés de kalachnikovs, de fusils à pompe et de pistolets. La ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, explique : « Pour éviter qu’il y ait des heurts directs entre une foule qui chercherait à reprendre l’aéroport et donc à empêcher les évacuations et les militaires, [] nous avons décidé de mener des opérations de dissuasion sur les ponts. [] Comme c’est toujours le cas avec les militaires français, les hélicoptères ont fait des tirs de sommation, puis des tirs de dissuasion et, enfin, des tirs sur les véhicules qui étaient devant les manifestants, pour les arrêter. »
Le 7 novembre au soir, la situation s’apaise après l’intervention de Gbagbo à la télévision. Mais les « patriotes » restent très mobilisés et veillent au pied de la présidence et de la RTI. La tension est relancée le 8 novembre à l’aube, lorsqu’une colonne de chars français venus de Bouaké se retrouve devant la résidence du chef de l’État. Selon un haut gradé de Licorne, la colonne s’est égarée : « À un carrefour, au lieu de continuer tout droit en direction de l’hôtel Ivoire et de bifurquer au carrefour suivant, notre guide a tourné trop tôt à gauche, et nous nous sommes malencontreusement retrouvés devant la résidence présidentielle. » Aux yeux des Abidjanais, qui s’affrontent depuis deux jours avec les soldats français, une telle erreur est impossible. Des membres des forces de sécurité ivoiriennes et des « Jeunes patriotes » demandent alors à la population de venir physiquement défendre la présidence.
À moins d’un kilomètre de la présidence et de la RTI, la tension se concentre autour de l’hôtel Ivoire, lieu de rassemblement des ressortissants étrangers. Depuis la veille, une trentaine de Français et de Libanais ont été évacués par hélicoptère. La colonne de chars « égarée » devant chez Gbagbo y stationne, ainsi que trois cents soldats. Des barbelés sont posés devant l’entrée. Une foule de manifestants s’y retrouve bientôt, venue protester contre ce qu’ils considèrent comme une occupation coloniale de leur pays. Une partie de l’hôtel est réquisitionnée par l’armée.
Une alerte a lieu à 11 heures, quand des manifestants armés de machettes pénètrent dans l’enceinte de l’hôtel. La direction parvient à les convaincre de quitter les lieux moyennant quelques victuailles et 2 500 F CFA. Pour essayer de calmer la tension, les généraux Henri Poncet et Mathias Doué apparaissent conjointement à la télévision et appellent les manifestants à rentrer chez eux. Poncet précise qu’il n’est « absolument pas question de renverser le président Laurent Gbagbo ».
Le lendemain, 9 novembre, la force Licorne reçoit un ultimatum lui intimant de quitter l’hôtel avant 15 heures. Une alternative est envisagée : un déplacement vers le Golf hôtel. Il est d’abord question d’attendre la nuit, mais, peu avant l’heure limite, des responsables de la gendarmerie proposent d’assurer la sortie des troupes françaises en s’interposant entre elles et la foule. Mais les corps habillés peinent à contenir les plus excités. Le commandant de la gendarmerie en vient à se plaindre ouvertement de l’attitude des dirigeants politiques proches du président Gbagbo, à qui la foule obéit au lieu de l’écouter, lui.
Un haut gradé de Licorne a, lui aussi, l’impression que les manifestants obéissent à des consignes : « La foule faisait ce qu’on lui disait de faire, ce n’était pas une foule spontanée. » Il remarque aussi un changement : il y a moins d’enfants et d’adolescents, davantage de jeunes hommes, plus déterminés. Les manifestants s’énervent, font des gestes obscènes, provoquent les soldats. « Des femmes se sont déshabillées devant nous et nous ont insultés », indique un responsable de Licorne. À un employé qui tente de les calmer en leur proposant de quoi manger, l’un d’eux répond : « Moi, je veux manger du Blanc. Tu le grilles et tu me l’envoies. » Les responsables militaires français indiquent alors clairement à leurs homologues de la gendarmerie qu’ils ne possèdent pas d’armes non létales en nombre suffisant et que, en cas de confrontation, ils seront obligés d’en utiliser d’autres.
La tension atteint son paroxysme entre 15 heures et 16 heures et va aboutir aux tirs à balles réelles. Pourquoi ? Les versions divergent. Les forces Licorne affirment que les gendarmes ont permis aux manifestants d’enlever les barbelés qui délimitaient le périmètre de sécurité. Les premiers se sont enhardis pour avancer jusqu’aux blindés. Lorsque les gendarmes se sont repliés vers la réception de l’hôtel, un homme est alors monté sur un des chars avec une arme automatique. Les Français ont réagi par un tir d’intimidation.
L’un des responsables explique : « Nous avons tiré en l’air à balles réelles et avons lancé sur la foule des munitions non létales, notamment des grenades offensives ou de désencerclement. À notre connaissance, cinq ou six personnes ont été touchées, y compris un gendarme ivoirien qui a été blessé. Un médecin militaire français a tenté de le soigner, mais il est mort très vite de ses blessures. Les manifestants se sont alors dispersés, et nous avons pu quitter les lieux. »
La version de la gendarmerie ivoirienne est différente : « Les Français menaçaient régulièrement de tirer, il y a eu deux à trois menaces. Au bout d’un moment, ils ont donné l’ordre de tirer. Nous leur avons demandé de soulever le canon de leurs armes. Certains l’ont fait et ont tiré en l’air, d’autres tiraient sur la foule, un gendarme a été touché, un autre a été mortellement blessé. »
Pour les Français, ces événements sont le résultat d’une provocation orchestrée par certains milieux proches du pouvoir. Faux, rétorquent ces derniers, qui accusent les soldats de Licorne d’avoir tiré à balles réelles sur des « manifestants aux mains nues » qui, en aucun cas, ne constituaient une menace. Les gendarmes insistent sur le fait qu’ils ont tout fait pour calmer la foule, mais qu’ils n’avaient ni l’autorité ni les effectifs nécessaires. Selon plusieurs témoins, les Français, excédés, paniqués, débordés, ont tiré dans la précipitation, voire la panique. Et certains snipers ont également dû tirer depuis les fenêtres de l’hôtel Ivoire, car des douilles ont été découvertes dans deux chambres du sixième étage, un fait nié par la force Licorne.
Ces affrontements, qualifiés par Amnesty de « plus graves et plus sanglants depuis l’indépendance du pays en 1960 », ont fait, selon la ministre française de la Défense, « une vingtaine » de tués et, d’après son collègue ivoirien de la Santé, 57 morts et 2 226 blessés. Dont près de 90 % ont été victimes de dégâts collatéraux, piétinés, blessés par armes blanches ou de chasse.

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