La guerre du kif

Longtemps accusées de mollesse dans la lutte contre les barons de la drogue du nord du pays, les autorités sont, cette fois, résolument passées à l’offensive.

Publié le 30 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

Les alter ego marocains de Don Corleone et de Pablo Escobar présentent avec leurs modèles une différence notable : ils parlent. Début octobre, deux baronnets du cartel de Tétouan, Ahmed Chouli et Mustapha Couiyah, sont arrêtés. Presque aussitôt, ils se mettent à table sans trop se faire prier devant un juge d’instruction de Casablanca. Sommés d’expliquer comment ils étaient parvenus à écouler pendant des années des quantités astronomiques de chira (haschisch) vers l’Espagne sans attirer l’attention des forces de l’ordre, les deux hommes balancent aussitôt le nom de leur contact : un certain capitaine Karim Saadi, des Forces auxiliaires de Tétouan.
Interpellé à son tour, cet officier appartenant au 35e Groupement du Makhzen mobile se montre tout aussi prolixe. Au juge médusé, il livre l’identité de ses complices et de ses patrons : un commandant, un colonel et un colonel-major, Boubker el-Mounzil, inspecteur général des Forces auxiliaires pour tout le nord du Maroc ! En tout, vingt-six gradés appartenant pour l’essentiel aux FA, mais aussi à la gendarmerie royale et à la douane, qui, tous, ont couvert les activités de la mafia tétouanaise en échange d’argent, d’appartements clés en main, de voitures et de cadeaux divers.
Au même moment, ou presque, un autre caïd du Rif, Noureddine Ben Azzouz « al-Hiati », est arrêté après neuf années de cavale entre le Maroc et l’Espagne. Qui va-t-il faire tomber ? Ses proches jurent qu’il n’ira pas seul en prison. De Larache à Al-Hoceima, en passant par Tanger, tout le royaume du kif retient son souffle.
La véritable guerre que la police marocaine a engagée au début de cette année contre les cartels de la drogue dans le Nord, après des décennies d’impunité, a pris l’allure d’un feuilleton à mi-chemin entre Miami Vice et Les Ripoux. L’épisode le plus spectaculaire a eu lieu il y a moins de deux mois. Début septembre, en effet, Mounir Erramach et Mohamed Taïeb Ahmed « el-Ouazzani », deux figures de la Cosa Nostra du Rif incarcérés l’un à la prison de Salé, le second à celle de Kénitra, où ils purgent de lourdes peines, transmettent à la DST un tuyau identique – et capital. Selon leurs informations, le vrai parrain du Nord n’est autre que Mohamed el-Kharraz (47 ans), qui réside, sous haute protection, dans son bourg natal de Ksar Sghrir, non loin de Tanger.
El-Kharraz, alias Cherif Bin Louidane, est loin d’être un inconnu pour les stups marocains. Ce quasi-analphabète, gardien de chèvres puis contrebandier à l’âge de 16 ans avant de prospérer dans le trafic de cannabis, a déjà été arrêté en 1996, condamné, puis aussitôt libéré. Considéré dans sa région comme un bienfaiteur – il finance des mosquées, offre des maisons aux paysans, sponsorise des équipes de foot -, il possède une trentaine d’ateliers de fabrication de barrettes de haschich et autant de vedettes quadrimoteurs ultrarapides équipées de GPS qui traversent nuitamment le détroit de Gibraltar en direction des criques espagnoles et portugaises. Personnage discret, El-Kharraz, qui donne aussi dans l’immigration clandestine et le trafic de médicaments, sait d’instinct que les protections s’achètent. Officiellement recherché au Maroc et en Espagne, il arrose les fonctionnaires des deux côtés du détroit et va jusqu’à offrir à la police tangéroise la rénovation complète, avec marbre et caméras en prime, du siège de la Sûreté nationale et d’une demi-douzaine de commissariats. En échange, les yeux se ferment et les galonnés défilent dans le salon de sa villa du bord de mer.
Le 25 août dernier, El-Kharraz est arrêté à la terrasse d’un café en compagnie de ses gardes du corps par une compagnie de gendarmerie. Cuisiné, lui aussi passe à table. Treize responsables régionaux de la DGSN, de la DST, de la Gendarmerie et des Forces auxiliaires tombent dans les filets des enquêteurs, ainsi qu’Abdelaziz Izzou, ancien patron de la police de Tanger et actuel directeur de la sécurité des palais royaux. Un scandale national éclate, qui vaudra au général Hamidou Laanigri, le directeur général de la Sûreté marocaine, d’être brutalement limogé le 13 septembre – et qui démontre au passage que l’assainissement des forces de l’ordre opérant dans le nord du royaume est vraiment devenu une priorité.
Incontrôlables, les barons marocains du cannabis savent aussi bien corrompre les agents d’autorité que s’accommoder en toute discrétion des filières de contrebande et des réseaux islamistes. Le fait que plusieurs terroristes du groupe de Madrid, responsable du sanglant attentat de la gare d’Atocha, en mars 2004, étaient originaires de Larache avait inquiété, tout comme les projets récurrents des groupes salafistes radicaux de créer des maquis dans le Rif. Désormais, les enquêteurs considèrent comme une certitude l’existence d’une connexion informelle entre les cartels et les djihadistes. Des liens qui se jouent des frontières avec une grande aisance.
Grand baron de la drogue opérant dans l’Oranais, l’Algérien Ahmed Zendjabil, récemment arrêté, convoyait le cannabis marocain vers la Tunisie et la Libye – d’où il était réexpédié en Italie, en Grèce et en Israël – ainsi que vers Alicante et Marseille. En contacts étroits avec la mafia du Rif auprès de laquelle il s’approvisionnait, Zendjabil finançait à l’occasion les islamistes armés de la région, ainsi que les militaires chargés de les traquer. On n’est jamais trop prudent
Longtemps mis à l’index par les agences spécialisées de l’ONU et par l’Union européenne pour son laxisme en la matière, l’État marocain semble donc s’être pour de bon lancé dans la bagarre. Avec un souci louable de transparence, l’Agence de développement du Nord joue la carte de la vérité des chiffres : oui, la culture du cannabis fait vivre les deux tiers de la population rurale du Rif ; oui, 80 % du haschisch vendu en Europe provient du Maroc (les trois principaux pays consommateurs sont l’Espagne, le Royaume-Uni et la France) ; oui, les recettes globales dégagées par ce trafic flirtent avec les 10 milliards d’euros par an. Reste que, pour la première fois, la production marocaine de cannabis brut est repassée en 2004 sous la barre des 100 0000 t. Une baisse de 10 % qui paraît s’être accentuée depuis.
Fauchages massifs et destruction des plantations au lance-flammes : c’est dans la province côtière de Larache qu’a porté l’essentiel des efforts, afin d’empêcher que les plantations ne progressent vers le Sud. L’objectif est clair. Il s’agit dans un premier temps de contenir la culture du cannabis dans le massif rifain (essentiellement les régions de Chefchaouen, Tétouan, Kétama, Taounate et Al-Hoceima) en l’éradiquant partout alentour. Puis de s’attaquer aux bastions des hautes vallées du Rif profond, là où se concentre 65 % de la production et où le cannabis, cultivé parfois depuis le XVIe siècle, est plus qu’un mode de survie : un mode de vie*.
Quand on sait que la résine issue de cette plante psychotrope rapporte aux paysans qui la produisent cent fois plus que le blé, on imagine l’ampleur des résistances locales. L’aide à la reconversion proposée par l’État passe par la création de coopératives, le développement des cultures de rente fortement rémunératrices (asperges, cumin, safran, amandes, olives, etc.) et la promotion du tourisme.
« Il ne s’agit là que de mesures d’accompagnement, reconnaît-on à Rabat. Si l’on veut vraiment résoudre le problème, c’est un véritable plan Marshall qu’il faut pour le Nord. Sans une aide massive de l’Union européenne, c’est-à-dire des pays de consommation, nous n’y arriverons pas. »
En attendant, c’est aux caïds du kif (et du Rif) que Mohammed VI a décidé de mener une guerre sans merci, même s’il a sans doute conscience qu’à l’instar des fleurs de cannabis, les cartels ont une fâcheuse tendance à renaître après avoir été décapités. Le but visé par cette politique d’impunité zéro est double : donner un coup d’arrêt définitif à la criminalisation accélérée de l’appareil sécuritaire dans le Nord ; et démontrer aux pays européens que le Maroc est devenu un partenaire fiable et sérieux dans la lutte contre la drogue – en espérant convaincre ceux qui en ont longtemps douté.

*Le Maroc a produit en 2004 – derniers chiffres complets disponibles – 98 000 t de cannabis brut (ou kif), d’où ont été extraites 2 760 t de résine de cannabis (appelée aussi haschisch, ou chira) commercialisables. Le chiffre d’affaires global du trafic de résine de cannabis d’origine marocaine est évalué pour cette même année 2004 à 10,8 milliards d’euros. (Sources : APDN-Maroc et ONUDC).

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