Du malheur d’être musulman

Plusieurs dizaines de bagagistes privés de leur badge d’accès aux zones « sensibles » de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Entre obsession sécuritaire et suspicion religieuse.

Publié le 30 octobre 2006 Lecture : 4 minutes.

Ils sont 70 selon leur syndicat, 43 selon la police. Tous bagagistes à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, ils se sont vu retirer leur badge d’accès aux zones « sensibles ». Autrement dit, à leur lieu de travail. Leur point commun : tous sont musulmans. La préfecture de Seine-Saint-Denis, qui délivre ou, le cas échéant, retire ce précieux sésame, explique sa décision par le « danger significatif » que ces employés feraient peser sur la sécurité aéroportuaire.
Selon l’administration, la décision a été prise à l’issue d’une « longue et minutieuse enquête » menée par l’Unité centrale de lutte antiterroriste (Uclat). Le sous-préfet Jacques Lebrot est catégorique : « Quelqu’un qui va passer des vacances plusieurs fois au Pakistan, cela nous interpelle. » À l’en croire, plusieurs bagagistes auraient même séjourné dans des camps d’entraînement d’al-Qaïda. L’affaire est présentée comme tellement sérieuse qu’on imaginerait volontiers que les services de Jean-Louis Bruguière, le juge d’instruction spécialisé dans la lutte antiterroriste, croulent sous les nouveaux dossiers.
Apparemment, il n’en est rien. On ne signale ni descente musclée du Raid dans les quartiers difficiles de Seine-Saint-Denis où résident les bagagistes. Ni démantèlement d’un quelconque réseau terroriste. Il s’agit d’une simple décision administrative. Justifiant l’attitude de ses services, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, président de l’UMP et favori de la prochaine présidentielle, invoque des impératifs de sécurité : « Il n’y a aucun délit de sale gueule, mais des éléments précis qui nous appelaient à [] interdire l’entrée [aux bagagistes]. Je ne peux accepter que des gens qui ont une pratique radicale travaillent sur une plate-forme aéroportuaire. Peut-être s’est-on trompé. Qu’ils fassent valoir leurs droits devant les tribunaux. » Reste à savoir ce qu’on entend par « pratique radicale ». Et par « longue et minutieuse enquête ».
Sept des bagagistes contraints au chômage technique ont porté plainte contre X pour discrimination devant le tribunal de Bobigny. Pour Me Éric Moutet, avocat de l’un des plaignants, « la décision du préfet doit être fondée sur des éléments objectifs ». Est-ce vraiment le cas ? Il semble qu’on ne reproche aux bagagistes qu’une pratique somme toute « basique » de l’islam : les cinq prières quotidiennes, une fréquentation assidue de la mosquée, un pèlerinage à La Mecque (obligatoire pour tout musulman) ou encore le port de la barbe. « Aucun de mes clients n’a passé ses vacances au Pakistan », jure Me Moutet.
L’histoire de Karim, bagagiste à Roissy depuis neuf ans, est édifiante. Il y a quelques mois, il a reçu une drôle de lettre de la préfecture l’accusant d’avoir, sur son lieu de travail, « une attitude pouvant mettre en cause la sûreté de l’État ». Pas moins. Invité à s’expliquer, il prend rendez-vous à la préfecture, où il est reçu par trois personnes. L’une d’elles n’y va pas par quatre chemins : « Parlons religion. » Karim répond qu’il est musulman pratiquant, qu’il s’est rendu en Arabie saoudite pour le pèlerinage et à Dubaï pour faire des emplettes, qu’il porte une barbe comme le Prophète de l’islam et qu’il récuse la lecture salafiste et violente du Coran. Une semaine plus tard, Karim reçoit, par courrier, la sentence de la préfecture. Ses réponses ne sont pas « de nature à apporter la preuve d’un comportement insusceptible [sic] de porter atteinte à la sûreté aéroportuaire ». Sous cette formule maladroitement alambiquée se cache une aberration juridique : la remise en cause du principe de la présomption d’innocence. Karim est mis en demeure de prouver qu’il ne constitue pas une menace pour la sûreté de l’État.
La lettre reçue par Karim date d’avril 2006. Quelques jours auparavant, un livre de Philippe de Villiers intitulé Les Mosquées de Roissy était sorti en librairie. Le grand rival de Jean-Marie Le Pen à l’extrême droite de l’échiquier politique français y dénonçait sur un ton apocalyptique la menace représentée par les musulmans « prédisposés à se transformer en kamikazes ». Existe-t-il un lien entre cette publication et les déboires des bagagistes ? La préfecture jure ses grands dieux qu’il n’en est rien, mais la coïncidence est malgré tout troublante.
Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a eu accès à certains dossiers. Pour juger les bagagistes « insusceptibles » de rassurer l’administration, celle-ci se serait appuyée sur des éléments pour le moins légers. L’un se serait vu retirer son badge parce que l’un de ses oncles, soupçonné d’appartenance à un groupe terroriste, a été expulsé de France quelques mois auparavant. Un autre parce qu’il se serait converti à l’islam, un troisième parce qu’il accomplit des génuflexions cinq fois par jour. Si ce n’est pas de l’islamophobie, cela y ressemble quand même beaucoup.
À la suite de la plainte des bagagistes, l’administration est tenue de transmettre au tribunal les « éléments à charge » dont elle dispose. Une semaine après le lancement de la procédure en référé, le 19 octobre, les avocats des plaignants les attendaient toujours.

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