Avigdor Lieberman
Pour consolider sa majorité menacée d’éclatement, Ehoud Olmert n’a rien trouvé de mieux que de conclure un accord avec le chef de l’extrême droite, partisan de l’expulsion massive des Arabes israéliens.
Depuis la mésaventure libanaise, Israël traverse une mauvaise passe. Tsahal a beaucoup détruit et massacré, mais elle n’a atteint aucun de ses objectifs de guerre et a perdu dangereusement au passage sa capacité de dissuasion.
La principale victime est le Premier ministre Ehoud Olmert. Au cours de cette guerre de trente-trois jours, il a montré l’étendue de son incompétence. Maintenant, sa majorité bat de l’aile, et il n’est pas sûr de faire passer son budget au Parlement à la fin de l’année. Ayant dû renoncer à son programme politique (évacuation unilatérale des colonies), il n’a pas d’autre ambition que de durer. Il n’a rien trouvé de mieux que de rechercher le concours d’Avigdor Lieberman, le leader d’Israël Beitenou (« Israël, notre maison »).
Plutôt que de « stabiliser la majorité », ce champion de l’extrême droite raciste devrait la secouer davantage avant de la faire sauter. Tout l’atteste : son itinéraire, ses idées et projets, ses moyens, ses ambitions, Lieberman est un personnage hors normes. Son retour fracassant sur le devant de la scène illustre le désarroi qui s’empare de la société israélienne. Un tel médecin ne soigne pas le mal, il l’aggrave à coup sûr et risque même de tuer le malade.
L’accord entre Olmert, chef de Kadima, et Lieberman a été conclu le 23 octobre. Le leader d’Israël Beitenou entre au gouvernement. Il est vice-Premier ministre. Il n’a rien d’un ministre sans portefeuille. Il dirigera un département, créé pour lui, des Affaires stratégiques, il siégera au Conseil national de sécurité et ses prérogatives et moyens sont minutieusement précisés dans le texte de l’accord. En contrepartie, il apporte à la coalition ses 11 députés, lui permettant de disposer désormais de 78 sièges (sur les 120 que compte la Knesset).
Quarante-huit ans, marié, trois enfants, résidant dans une colonie de Cisjordanie, Lieberman est un Israélien de fraîche date. Originaire de l’ex-république soviétique de Moldavie, il a émigré à l’âge de 20 ans. Dynamique, massif, baraqué, il poursuit des études de sciences politiques à l’université de Jérusalem et fait volontiers le coup de poing avec les étudiants arabes. Pour boucler ses fins de mois, il exerce ses talents comme videur dans une boîte de nuit.
Sa rencontre, en 1987, avec Benyamin Netanyahou va sceller le destin des deux hommes. Bibi, ambassadeur à l’ONU, se cherche encore, et Ivett (sobriquet de Lieberman) se persuade qu’il peut lui apporter l’audace et l’expérience qui lui seront nécessaires. Désormais, les deux font la paire. Homme à tout faire du futur Premier ministre, il joue un rôle essentiel dans la conquête du Likoud en 1993, puis du pouvoir aux élections de 1996.
Arrivé de Moldavie voilà à peine dix-huit ans, Lieberman est au faîte de sa puissance et n’est pas loin de diriger l’État juif. Directeur de cabinet du Premier ministre, il occupe un bureau tout proche du sien. Il est le seul à avoir accès à lui à tout moment et ne se prive pas de court-circuiter les membres du gouvernement. Barbe soigneusement taillée, ce qui lui donne fâcheusement le look Hamas, fumant le cigare, arborant son accent russe, avide de pouvoir, méfiant, intraitable, il impose son style de « cosaque ».
Celui qu’on surnomme Raspoutine est sans conteste l’homme fort de l’ère Netanyahou. Il tient tête à Sharon, le ministre des Infrastructures, et réussit à rogner ses prérogatives. C’est lui, par exemple, qui fixe la liste des colonies bénéficiant des faveurs fiscales. Mêlé à des scandales, il doit s’éloigner de Netanyahou. En 1999, il fonde son propre parti, Israël Beitenou. Élu à la Knesset, il fait un bout de chemin avec Ariel Sharon, qui lui offre un portefeuille. Mais il n’est pas question pour ce partisan de la colonisation intensive d’évacuer Gaza, et il quitte le gouvernement en mai 2004.
C’est dans l’opposition qu’il donne la mesure de ses outrances. Pour lui, toute entente, tout compromis ou arrangement avec les Palestiniens est impossible. Son postulat ne concerne pas que les Palestiniens des territoires occupés mais aussi les Arabes israéliens, citoyens à part entière de l’État fondé en 1948. Il préconise donc une séparation absolue entre Juifs et Arabes, de manière à avoir des États « ethniquement homogènes ». Comment y parvenir ? En procédant à un transfert massif des populations, doublé d’une annexion. Les villages et villes arabes situés aujourd’hui en Israël seront rattachés à la Cisjordanie, tandis que, parallèlement, les colonies juives de ces territoires seront définitivement intégrées à l’État juif. Les drames et les souffrances qu’implique un tel nettoyage ethnique qui touche plus d’un million d’âmes n’ébranlent pas Lieberman. « Dans cette région, déclare-t-il, les peuples se comportent comme les races animales : les faibles attendent que le fort s’affaiblisse pour le dévorer. »
En attendant d’appliquer son programme raciste, il multiplie les provocations. Invoquant le tribunal de Nuremberg qui a condamné à mort les criminels nazis, il demande à la Knesset de prononcer « l’exécution » des députés arabes. Leur crime ? Avoir pris des contacts avec le Hezbollah ou le Hamas.
Tel est le personnage sur lequel table Olmert pour consolider sa majorité. Formellement, sa nomination doit encore être approuvée par la Knesset, et les dissensions se sont fait jour à ce sujet parmi les travaillistes. Leur chef, Amir Peretz, ministre de la Défense, a toutes les raisons de s’inquiéter. Le département des « Affaires stratégiques », censé organiser la mobilisation contre la « menace nucléaire iranienne », va par la force des choses déborder sur son propre ministère. Des conflits d’attribution en perspective. À vue de nez, « le Marocain » plutôt paumé ne semble pas faire le poids face au « cosaque » sûr de lui-même et dominateur. Mais les travaillistes vont sans doute demeurer « un partenaire majeur » et éviter de déclencher une crise gouvernementale. Ils partagent avec Kadima leurs craintes des élections anticipées pour cause d’impopularité croissante depuis le Liban.
Lieberman pense lui aussi aux élections, avec des chances plus substantielles qu’il espère développer à partir de sa nouvelle position stratégique. Son parti est bien implanté au sein de la communauté russe, qui compte plus d’un million de personnes. Il table sur le concours d’un autre « Russe », le fameux Arkadi Gaidamak, « un homme original et créatif ». Il l’invite à fonder un parti, « car nous manquons de personnalités sérieuses en politique ». Ayant maille à partir avec la justice israélienne (et française), le milliardaire s’est acquis une immense popularité en se payant une équipe de football. Pendant la guerre du Liban, il a érigé à proximité de Tel-Aviv un village de tentes pour accueillir les réfugiés du Nord fuyant les roquettes du Hezbollah. On prête à Lieberman et à Gaidamak l’intention de se présenter séparément aux futures élections et de mettre en commun leurs gains respectifs. On les crédite chacun de 15 à 20 sièges
Ces péripéties et perspectives sont prises au sérieux en Israël. Dans l’éditorial du quotidien Haaretz du 24 octobre, on lit : « Le choix de l’homme le plus irresponsable et manquant le plus de retenue pour occuper le poste de ministre des Affaires stratégiques constitue en lui-même une menace stratégique. L’absence de modération de Lieberman et ses déclarations intempestives, comparables seulement à celles du président iranien, risquent de provoquer un désastre dans toute la région. »
De son côté, le politologue Zeev Sternhell, spécialiste du fascisme européen, tient Lieberman « pour le plus dangereux politicien de notre histoire ». Il représente « un cocktail de nationalisme, d’autoritarisme et de mentalité dictatoriale ». De plus, contrairement à des personnages de même acabit, « lui n’est pas marginalisé ». « Je ne peux oublier, ajoute Sternhell, que Mussolini est arrivé au pouvoir avec seulement trente députés. »
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