Quelqu’un a vu l’opposition ?

« Officiel » ou « dissident », aucun adversaire du régime n’a la moindre chance de contester la réélection du président Ben Ali, dans deux mois. Ni même de faire entendre sa voix.

Publié le 30 août 2004 Lecture : 7 minutes.

Faut-il y voir un signe du peu d’intérêt que portent désormais les autorités françaises à la question démocratique en Tunisie ? En visite à Tunis les 18 et 19 juillet, Michel Barnier, le ministre français des Affaires étrangères, s’est abstenu d’évoquer le sujet des élections présidentielle et législatives du 24 octobre. Il est vrai que le scrutin ne passionne pas les foules. La campagne est molle, pour ne pas dire émolliente, et son issue ne fait aucun doute. Qui pourrait empêcher le président Zine el-Abidine Ben Ali, aux commandes du pays depuis novembre 1987, d’obtenir un quatrième mandat de cinq ans ? Sûrement pas l’opposition qui, comme à son habitude, se présente en ordre dispersé. Depuis plus d’une décennie, celle-ci est en effet scindée en deux grandes tendances, l’« officielle » et la « dissidente », chacune subdivisée en une multitude de chapelles.
L’opposition officielle, la seule à être représentée au Parlement, où 20 % des sièges lui sont automatiquement réservés, quel que soit le score de ses candidats aux législatives, regroupe quatre formations : le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), le Parti de l’unité populaire (PUP), l’Union démocratique unioniste (UDU) et le Parti social libéral (PSL). Elles servent de faire-valoir au régime, qu’elles soutiennent aveuglément, et se disputent faveurs et privilèges. Ismaïl Boulahia, le patron du MDS, a annoncé le 20 août qu’il ne serait pas candidat à la présidentielle d’octobre et a appelé ses partisans à voter Ben Ali « pour parachever l’édification démocratique et pluraliste de la Tunisie ». Mohamed Bouchiha, qui dirige pour sa part le PUP, a démenti s’être désisté lui aussi en faveur de Ben Ali et affirme que sa formation participera à la campagne, mais n’a pas encore explicitement déclaré sa candidature. Mystère, donc… En revanche, l’inclassable Mounir Béji, président du très original et très fantomatique PSL, voudrait bien « y aller », mais les observateurs doutent qu’il soit effectivement présent sur la ligne de départ.
L’opposition officielle comptant pratiquement pour du beurre, qu’en est-il de l’opposition « dissidente » ? Cette galaxie se compose aujourd’hui de trois formations légales : le Parti démocratique progressiste (PDP), le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), et le mouvement Ettajdid, héritier du Parti communiste tunisien, longtemps classé dans l’opposition « officielle » mais qui, depuis deux ans, a pris quelques distances avec le pouvoir.
Fondé en 1983 par l’avocat modéré Néjib Chebbi, le PDP, qui, jusqu’en 2001, s’appelait le Rassemblement socialiste progressiste (RSP), se revendique de la gauche arabe, même s’il est en réalité beaucoup plus ouvert. Légal depuis la seconde moitié des années 1980, il a longtemps servi de « pont » entre opposition officielle et dissidence.
De tendance sociale-démocrate, le FDTL est le dernier-né des partis d’opposition. Il a été fondé en 1994 par Mustapha Ben Jaâfar, un éminent professeur de médecine aujourd’hui à la retraite qui fut membre du bureau politique du MDS de 1978 à 1991 avant d’en claquer la porte. Le FDTL a attendu huit ans sa légalisation.
Mais la dissidence compte également, outre les islamistes du mouvement (interdit) Ennahda, deux autres formations non reconnues : le Parti ouvrier communiste tunisien (POCT, extrême gauche) et le Congrès pour la République (CPR), que préside Moncef Marzouki. Brillant médecin et intellectuel humaniste (il s’exprime aussi aisément en arabe qu’en français), ce dernier est un opposant radical, venu à la politique sur le tard après avoir fait ses classes au sein du mouvement associatif. Il a été président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) entre 1989 et 1994 et, dans ce cadre, a été le premier à dénoncer la dérive sécuritaire du régime. En 1994, il a annoncé sa candidature à la présidentielle, mais a été empêché de participer à la consultation – il n’en avait d’ailleurs légalement pas le droit. Devenu un paria, il a fini, de guerre lasse, par s’exiler en France, il y a deux ans. C’est depuis Paris qu’il dirige son parti, le CPR, qui milite pour un changement de République. Mais même dans son propre camp, l’intransigeant Marzouki compte autant d’ennemis que d’amis.
La dissidence tunisienne regroupe enfin diverses personnalités de la société civile, des avocats notamment, et un ancien ministre de Ben Ali, l’universitaire libéral Mohamed Charfi. À l’époque où il était titulaire du portefeuille de l’Éducation, ce partisan intransigeant de la laïcité fut à l’origine du « nettoyage » des manuels scolaires de toute référence à l’intégrisme religieux. Débarqué du gouvernement en 1994, cet ancien président de la Ligue des droits de l’homme s’est muré dans le silence avant de passer à la dissidence ouverte, en mars 2002.
Les dissidents rêvent d’alternance, appellent à une authentique démocratisation, mais pèsent en réalité très peu, faute à la fois de militants et de relais médiatiques. Leur influence ne déborde guère des cercles de l’intelligentsia. Présentés comme des radicaux et des irresponsables par leurs adversaires, ils ont de surcroît les plus grandes difficultés à s’unir. Il est vrai que, taillée sur mesure pour le chef de l’État et ses opposants officiels, la loi électorale ne leur facilite pas les choses.
Pour être autorisé à briguer les suffrages des électeurs lors de la présidentielle, il faut en effet être dirigeant ou membre du bureau politique d’un parti représenté au Parlement depuis au moins cinq ans. Seul Mohamed Ali Halouani, le candidat d’Ettajdid, est dans ce cas. Philosophe de formation, cet ancien doyen de la faculté de Sfax est sans nul doute honnête, mais il est très peu connu du grand public. En revanche, ni Néjib Chebbi (PDP) ni Mustapha Ben Jaâfar (FDTL) ne peuvent être candidats.
Espérant fédérer la dissidence, un groupe de personnalités indépendantes a lancé un appel à une candidature unique de l’opposition. Baptisée « initiative démocratique », la pétition qu’ils ont fait circuler a rencontré un réel succès auprès de l’intelligentsia avant que certains des signataires ne finissent par se rétracter. Car ni le PDP ni le FDTL n’ont accepté de se ranger sous la bannière de Halouani. L’opposition ira au combat en ordre dispersé. Le PDP soutiendra son chef et candidat « impossible », Néjib Chebbi, tandis que le Forum, en accord avec le POCT et le CPR, boycottera la consultation, comme les islamistes d’Ennahda…
« Pour nous, il était difficile de cautionner « l’initiative » et d’entériner notre marginalisation du fait d’une loi électorale inique, explique Chebbi. Et tout aussi difficile de laisser Ettajdid représenter seul l’opposition. Ce n’est pas un problème de personnes, mais ce parti n’a jamais voté contre un texte gouvernemental au Parlement. Jusqu’en 2001, il a joué le jeu du pouvoir à 100 %. Depuis, il a un pied dans la majorité et l’autre dans l’opposition.. Nous allons faire une campagne de témoignage jusqu’au 23 septembre, date de la clôture officielle des dépôts de candidature, et ensuite seulement, si, comme on peut l’imaginer, je ne suis pas retenu, nous en tirerons les conséquences et appellerons au boycottage. Cette action permettra au moins de défendre nos idées, et c’est à notre avis plus efficace que de dénoncer de l’extérieur le verrouillage du système en appelant d’office au boycottage. » Chebbi descendra donc dans l’arène sans illusions ni enthousiasme excessif. « La situation a beaucoup évolué depuis 1999, commente un confrère tunisien. Cette fois, le coeur n’y est plus. L’espoir d’arracher ne serait-ce que quelques concessions au régime a disparu en même temps que la pression internationale qui s’était manifestée avant le 11 septembre 2001. »
Le constat est largement partagé par la société civile. Après 1999, celle-ci avait pourtant commencé à se réveiller. Les grèves de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik et de l’avocate Radhia Nasraoui avaient suscité certains espoirs. Les élections à la Ligue des droits de l’homme et à l’ordre des avocats, aussi. « Nous sommes un peu KO debout, commente l’avocate Bochra Bel Hadj Hmida. Le référendum constitutionnel de mai 2002, qui a permis à Ben Ali de solliciter un quatrième mandat présidentiel, a cassé l’élan. L’opposition s’était mobilisée pour faire échec à ce projet, mais le gouvernement est resté intraitable. Et le référendum a tourné au plébiscite. »
Ceux qui espéraient une ouverture politique, même limitée, dans les mois suivant le référendum, en ont été pour leurs frais. Les critères de candidature à la présidentielle n’ont pas été assouplis, les détenus islamistes restent en prison, et l’information est toujours aussi étroitement contrôlée. Pour le RCD, le parti au pouvoir, la campagne électorale s’annonce comme une promenade de santé.
Dans l’opposition, les plus désabusés – ou les plus aigris – n’ont pas de mots assez durs pour railler la passivité de leurs concitoyens, des « veaux » qui mangent à leur faim, consomment à crédit et s’en contentent. D’autres, peut-être plus lucides, s’interrogent sur les rendez-vous manqués entre la dissidence et « le peuple ». « Nous devons faire notre examen de conscience, estime Bochra Bel Hadj Hmida. Au cours des quinze dernières années, la Tunisie est le seul pays arabe à avoir régressé sur le plan des libertés. La responsabilité de l’État est évidemment en cause, mais celle de l’opposition également. La faute, peut-être, à un manque de combativité des cercles de sympathisants, et, sûrement, à un discours souvent trop abstrait, trop exclusivement « droits-de-l’hommiste », trop éloigné des attentes de la majorité silencieuse, qui, du coup, refuse de s’impliquer. L’opposition souffre aussi d’une fâcheuse tendance à faire l’impasse sur les grandes questions économiques et sociales : l’emploi, le chômage des jeunes diplômés, la crise annoncée du secteur textile… « Réclamer l’ouverture et la démocratisation ne suffit pas, estime Néjib Chebbi. Il va falloir nous transformer en une véritable force de proposition – et nous y travaillons. » Vaste programme !

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