Pourquoi Washington doit changer de cap

Quel que soit le vainqueur de l’élection présidentielle américaine du 2 novembre, la Maison Blanche devra impérativement reconsidérer sa politique étrangère. Et cesser de jeter de l’huile sur le feu.

Publié le 30 août 2004 Lecture : 6 minutes.

Les erreurs de l’administration américaine actuelle, en particulier au Moyen-Orient, sont à couper le souffle. Elles ont créé dans le monde entier un désordre qui met gravement en danger la sécurité des États-Unis et de ses principaux alliés. Le Premier ministre britannique Tony Blair porte une lourde responsabilité dans cet état de choses, car au lieu de freiner George W. Bush – comme il aurait pu le faire sur les problèmes clés de l’Irak et de la Palestine -, il s’est embarqué aveuglément dans son sillage, en entérinant les folies américaines.
Le résultat est une révolte généralisée des militants islamistes, dont beaucoup sont prêts à sacrifier leur vie, comme on l’a vu lors de plusieurs actions terroristes. Les attentats du 11 septembre 2001 contre les États-Unis sont de loin les plus spectaculaires, mais beaucoup de gouvernements sont eux aussi menacés. Il ne fait pas de doute que la révolte islamiste contre l’arrogance et la brutalité de l’Occident couvait depuis très longtemps – peut-être depuis le découpage de l’Asie arabe par le Royaume-Uni et la France après la Première Guerre mondiale et l’encouragement donné à la colonisation sioniste de la Palestine -, mais la politique menée ces trois ou quatre dernières années par l’administration Bush et le gouvernement Sharon a jeté de l’huile sur le feu.
La guerre menée par l’Amérique en Irak et la manière dont elle a accepté la destruction de la société palestinienne par Israël ont soulevé une colère et des protestations sans précédent dans un grand nombre de pays. Dans le monde arabo-islamique, les États-Unis et leur allié israélien sont aujourd’hui considérés comme la source de tous les maux.
Bien que le Moyen-Orient soit loin des États-Unis, les Américains prennent enfin conscience de la grave détérioration de l’image de leur pays dans une région vitale, dont ils dépendent pour leur approvisionnement énergétique. Selon le Pew Research Center, la politique étrangère a remplacé l’emploi et l’assurance maladie comme préoccupations premières des Américains. Un sondage réalisé au début du mois d’août a fait apparaître le basculement de l’opinion le plus frappant depuis la guerre du Vietnam : 46 % des personnes interrogées estiment aujourd’hui que la politique étrangère est le problème numéro un, alors que 26 % seulement accordent la priorité à l’économie.
À mesure que s’accumulent les dépenses et que se gonflent les pertes, le soutien apporté à la guerre en Irak s’effrite. « Pourquoi sommes-nous ici ? » demandaient des GI’s dans un récent reportage du New York Times. « Pourquoi nous détestent-ils ? » est devenu une antienne aux États-Unis.
Cette prise de conscience des dangers du monde extérieur pourrait avoir un impact considérable sur l’élection présidentielle et probablement favoriser le candidat démocrate John Kerry. Lorsque celui-ci a plaidé pour une politique plus « sensée » dans la guerre contre le terrorisme, le vice-président Dick Cheney a ricané : « Une guerre « sensée » ne détruira pas les sales bonshommes qui ont tué trois mille Américains », a-t-il lancé. Mais ce sont précisément les « durs » comme Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld qui ont plongé l’Amérique dans le bourbier où elle est aujourd’hui.
Oublions pour un instant les raisons fallacieuses pour lesquelles a été entreprise la guerre en Irak, les défaillances du renseignement, le manque de préparation de l’après-guerre, l’anéantissement de l’État irakien, le massacre des civils à Fallouja, Nadjaf et ailleurs, les destructions matérielles gratuites, l’utilisation d’armes lourdes contre des zones habitées, les tortures sadiques de prisonniers. Tout cela peut s’expliquer par des défauts d’exécution, par les bavures d’une superpuissance enivrée par un budget militaire hypertrophié et abusivement convaincue que des problèmes politiques compliqués peuvent être réglés par l’usage d’une force écrasante.
Mais les événements ont montré que les moyens militaires à eux seuls sont incapables de venir à bout d’une organisation clandestine « apatride » comme el-Qaïda, ou une insurrection nationaliste comme celle que les États-Unis affrontent en Irak. Aucune stratégie efficace contre ces deux types de conflit n’a été élaborée aux États-Unis. La doctrine Bush de la guerre préventive – qui prône l’intervention armée de préférence à l’endiguement et cherche à imposer unilatéralement la volonté de l’Amérique – fait litière de la légalité internationale. Elle a aliéné certains des principaux alliés européens de l’Amérique et provoqué une crise des relations transatlantiques qui ne s’apaisera pas avant des années. Elle a scandalisé le monde musulman.
La première cause de l’échec américain est le refus de l’administration de reconnaître que les racines contemporaines du terrorisme islamiste doivent être recherchées dans la politique des États-Unis. Bien que le monde entier considère que le terrorisme est essentiellement une réponse à la politique de Washington, les principaux dirigeants américains – et en particulier les néoconservateurs « amis d’Israël » – rejettent obstinément l’existence d’un tel lien. Pour eux, l’hostilité à l’égard des États-Unis a pour origine des sociétés musulmanes arriérées, des « États en faillite » et une religion intrinsèquement violente. Elle n’a rien à voir avec les guerres américaines ou l’occupation israélienne. Il faut faire davantage d’efforts, prétendent-ils, pour expliquer les valeurs américaines à l’opinion musulmane.
La Commission qui a enquêté sur les attentats du 11 septembre 2001 a recommandé que le gouvernement américain consacre des « crédits beaucoup plus importants » au financement des émissions destinées aux musulmans ; à la relance des programmes d’échanges et des bourses d’études ; à la lutte contre l’analphabétisme élevé du Moyen-Orient ; au développement économique et au commerce – bref, à tout faire, sauf modifier la politique américaine !
Non seulement cette démarche est fondamentalement erronée, mais elle donne aux États-Unis un alibi pour ne pas s’attaquer aux « racines du terrorisme », à savoir la colère, le désespoir et le profond sentiment de révolte qui incitent des hommes et des femmes à rendre coup pour coup à leurs bourreaux, même au prix de leur vie. Ainsi, au lieu d’arrêter la construction du mur de la honte israélien et l’expansion des colonies – ce qu’ils sont les seuls à pouvoir obtenir -, les États-Unis font exactement l’inverse.
La guerre en Irak a été manifestement une terrible erreur qui continue d’empoisonner toute la région. Le dilemme américain – auquel le prochain président devra faire face – est que les États-Unis ne peuvent ni évacuer l’Irak, ni y rester. Les deux éventualités présentent les plus grands dangers. D’ici là, les batailles de Nadjaf et d’ailleurs risquent de faire se dresser la totalité de la population chiite contre les États-Unis, avec des répercussions qui iront bien au-delà de l’Irak. La guerre en Irak a été la touche finale de treize années de sanctions punitives qui ont fait exploser la société irakienne et mis le pays à genoux. Les historiens de demain pourraient très bien conclure que si les États-Unis – et les voisins de l’Irak sur le Golfe s’étaient comportés plus intelligemment avec Saddam Hussein après la guerre Iran-Irak, ce dernier n’aurait pas envahi le Koweït en 1990, et tout le cycle de violences et de destructions aurait pu être évité. Ayant fait échec aux ayatollahs pendant une guerre acharnée de huit ans, Saddam voulait être reconnu par les Américains comme leur interlocuteur numéro un dans le Golfe. Une diplomatie habile aurait pu l’amadouer et peut-être même en faire un homme d’État responsable. Le renverser n’était pas de l’intérêt des États-Unis, et certainement pas du Royaume-Uni. Mais Israël et d’autres le considéraient comme une menace qu’il fallait écarter.
Les États-Unis sont peut-être sur le point de commettre une erreur comparable en Iran. Beaucoup d’Iraniens, y compris de hautes personnalités du camp conservateur, sont tout à fait disposés à entamer un vrai dialogue avec l’Amérique. Mais, au lieu de se rapprocher de l’Iran – le seul pays, avec la Syrie, qui pourrait aider à stabiliser la situation en Irak -, les États-Unis l’accusent d’« intervenir » en Irak et le menacent de sanctions, ou de pire s’il ne renonce pas à ses ambitions nucléaires. Comme pour l’Irak, Israël semble dresser les États-Unis contre l’Iran. L’État hébreu, qui tient à conserver le monopole régional des armes nucléaires, a même laissé entendre qu’il pourrait s’en prendre aux usines iraniennes, de la même manière qu’il a détruit le réacteur nucléaire de l’Irak en 1981. Il est étonnant que les États-Unis n’aient pas mis publiquement les Israéliens en garde contre une telle folie.
L’Amérique a été bien mal servie par ses deux principaux alliés : le Royaume-Uni n’a pas assez cherché à peser sur la politique américaine, et Israël s’y est beaucoup trop employé.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires