Pleurer pour le monde

Marquée par l’exil et l’errance, l’oeuvre de l’écrivain tunisien Tahar Bekri s’enrichit d’un nouveau recueil parcouru par une inquiétude lancinante.

Publié le 31 août 2004 Lecture : 3 minutes.

Il a une voix douce, calme. Un murmure. Il faut tendre l’oreille pour entendre Tahar Bekri. Ce Tunisien né en 1953 à Gabès, dans le sud du pays, a voué sa vie à la poésie. « J’ai très tôt opté pour ce genre littéraire, confie-t-il. J’ai perdu ma mère alors que j’avais à peine 10 ans. Le monde avait un goût d’orange amère pour moi. » Sur les feuilles de papier qu’il noircit, le jeune Tahar exprime sa douleur et sa tristesse, avant de connaître un début d’adolescence qui forcera ses choix. À la suite de manifestations estudiantines, il est arrêté et jeté en prison au début des années 1970. Cette autre épreuve l’enracine dans ses convictions. Il sait déjà ce qu’il peut apporter à l’humanité : la parole-épine, le refus du silence. Très à l’étroit en Tunisie, il choisit le large une fois sorti des geôles. Il pose ses valises à Paris en 1976.
Dans ses nuits froides et déchirées, Le Laboureur du soleil (titre de son deuxième recueil) sort ce qu’il avait dans les tripes : « Le Chant du roi », « Le Coeur rompu aux océans »… Entre deux vers, il se penche sur l’oeuvre romanesque de Malek Haddad qui prolonge ses vues et interrogations. Plus rien ne retient la langue décidée à se faire entendre. En français, mais aussi en arabe. C’est dans cette langue très intime que le poète écrira Poèmes à Selma. Il ne s’agit pas, comme on pourrait s’y attendre, d’une évocation des soirées sobres du quartier d’enfance, mais d’un mariage des lieux et des cultures à partir du prénom Selma, qui dort autant sur les rives arabes qu’au bord des fjords scandinaves. Au-delà, Selma pose la question de savoir s’il y a un Nord pour un homme du Sud. Selma est en effet nourri des paysages de la Scandinavie.
Dans ses Songes impatients, le poète brûle « ses inconnues saisons » et dément la mémoire torpillée. Disons qu’il impose des repères. « Être poète, ou écrivain, dit Tahar Bekri, c’est refuser l’oubli. Faire de chaque jour une date. Mais surtout déjouer les pièges des clivages : être au-dessus des entités politiques, religieuses et même linguistiques. L’appartenance à un pays, une langue, ne doit pas être synonyme d’enfermement. »
Après des années de combats et d’oeuvres ponctuées de révoltes (La Quête de la lumière, Les Chevaux de la nuit, Les Chapelets d’attache, Les Songes impatients), Tahar Bekri, critique, essayiste et maître de conférences à l’université Paris-X-Nanterre, sans rien renier de sa liberté, s’ouvre davantage au dialogue. Admirateur de Dante, du Québécois Gaston Miron, d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor, de Boubacar Boris Diop, de Tierno Monénembo, Tahar Bekri ne cède toutefois pas à une écriture de l’urgence. Sa plume s’enracine dans le temps, féconde les terres et les esprits. L’Horizon incendié (2002) dit les injustices, de Gorée à Kigali, en passant par Alger, Gabès et Bagdad. Des vers qui dénoncent, dans une emphase dépouillée, l’indicible cruauté de l’homme.
Son dernier recueil, La Brûlante Rumeur de la mer, est parcouru par une inquiétude lancinante. Le poète se demande s’il pourra renaître « Comme les feuilles mortes/À l’arrière-saison. » Il prie pour que refroidissent les « cendres/Des mimosas en pleurs ». Dans son tourment, il partage le deuil de ceux qui ont un jour perdu un proche, une âme soeur, au nom de la raison du plus fort. Sa voix se fend alors d’un cri d’indignation : « Les palmeraies tombent à ciel ouvert/radeaux interdits aux pleurs des mères/Par les adorateurs de cimetières/Au nom des bannières de l’or noir. » Et s’il est une chose qui l’afflige, c’est de voir son continent devenir une « Terre orpheline pour enterrer tous les morts ». L’enfant de Gabès se laisse aller vers « les falaises qui arrêtent ses continents aux confins des appels redoutables ». Avec une pirogue toujours prête à pêcher/repêcher la part d’humain qui dort en nous. n

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